CET HOMME A TOUT COMPRIS

Quelques années ont passé maintenant, depuis que les expériences d'Ico et Shadow of the Colossus, ainsi que les promesses de The Last Guardian, m'eurent été offertes. Et comme j'aime le faire souvent, je les revis avec un nouveau regard, cette fois plus analytique. Je me pose alors ces questions : pourquoi ces jeux me font autant d'effet ? En quoi sont-ils géniaux ? Et sont-ils d'une telle grandeur artistique, au point qu'aujourd'hui encore, ils demeureraient en avance sur leur temps ?
Fumito Ueda est un créateur qui ne laisse rien au hasard, voilà la première pensée qui me vient. S'il peut légitimement prétendre être passé maître ès game design, c'est précisément parce que le moindre élément de ses œuvres, qu'il s'agisse d'un effet technique, d'une mécanique de gameplay, ou d'un choix de design, existe avant tout pour émouvoir le joueur. Ses jeux n'établissent en fait aucune frontière entre ce que nous entendrions habituellement être la forme (l'histoire, la direction artistique...), et le fond (le gameplay). Dans un Ueda, il n'y a qu'un tout uni, homogène, une sorte d'émulsion qui se nourrit de l'art musical, pictural, et narratif, tout comme des phénomènes propres au média que sont l'intelligence artificielle ou l'animation procédurale, pour ainsi pousser la force de l'interactivité dans ses derniers retranchements, et faire du jeu vidéo non seulement un art à part entière, mais un art plus riche que tous les autres.
Maintenant que j'y pense, je suis persuadé qu'au temps de la conception d'Ico, malgré son inexpérience, Fumito Ueda savait déjà très bien où il voulait aller. Car finalement, entre cette époque et aujourd'hui, sa vision du média n'a jamais vraiment changé. Son crédo a toujours été d'exploiter chaque os du squelette d'un jeu, pour en tirer une seule et même émotion, qui en ressortirait d'autant plus intense. Autrement dit, c'est la vision qu'il impose en tant que directeur, qui guide les idées des différents corps de métier lors d'un développement.
Bref, selon moi, cet homme a bel et bien su trouver les clés pour atteindre l'idéal vidéoludique. Car au fil de ses œuvres, tout le laisse penser :

Le concept

Proposer un concept édifiant. Innover, stimuler la sensibilité du joueur dont il peut être le plus fier, et transmettre un message. C'est de là que part l'essence d'un jeu Ueda, et c'est ce qui lui donne une légitimité dans l'absolu, une utilité en ce bas monde, en somme. Protéger une fille en la guidant par la main, surmonter les forces de la nature pour retrouver son amour, tisser un lien d'amitié avec une créature, ainsi sont les concepts que propose Ueda, tous d'une naïveté admirable. Bien sûr, le mot "naïf" peut bien sembler péjoratif aux yeux de certains, mais je suis intimement convaincu que parfois, les beautés les plus simples et les plus authentiques sont les plus touchantes. Aller droit au but, dire ce qu'on a à dire, sans s'occuper du fait que cela puisse paraître "hype", "bobo", ou "trop de bons sentiments", c'est aussi ça la poésie.

 

Les thématiques

Traiter de thématiques profondes, pour faire réfléchir le joueur et ne pas le laisser à l'état intellectuellement larvaire, pendant qu'il joue. Cela est essentiel pour que toute discussion des joueurs, ayant lieu autour d'un titre, soit pérenne et captivante. Certes, les thématiques dont traite une œuvre ne sont pas toujours explicites, mais justement, seule une telle subtilité peut permettre d'y dénicher plusieurs couches de lecture, et ainsi émerveiller même les plus passionnés via des révélations, bon nombre d'années après qu'ils y aient joué. Mais il s'agit avant tout de lancer des sujets qui parfois, poussent le joueur à se remettre en question au sein de sa propre vie.
En l'occurrence, Ico traite de l'entraide, et ce de façon pleinement optimiste. Lorsque l'on y joue, on comprend vite que le soutien est le maître mot pour parvenir à s'en sortir. Et tout en passant ces quelques moments privilégiés aux côtés de Yorda, on se fait de plus en plus à l'idée qu'à deux, n'importe quel obstacle peut être franchi dans une vie. Tout comme dans Le Roi et L'Oiseau de Paul Grimaud dont Ueda s'est inspiré, le héros ne fait pas que sauver la princesse de son château, mais il doit s'enfuir lui aussi à ses côtés. Etant au départ piégé dans le même cadre d'incarcération qu'elle, il finit petit à petit par s'inquiéter davantage du sort de sa dulcinée, qu'au sien. La princesse lui en est alors redevable, et un lien fort se noue entre les deux protagonistes.

 Le Roi et L'Oiseau

Parallèlement, Ico fait aussi l'éloge de la nature, en affirmant que de par son inoffensivité et sa beauté, elle est capable de changer les esprits, comme elle peut transformer n'importe quelle prison en un vrai paradis. En effet, ce message est clairement véhiculé à travers les personnages de Yorda et Ico, qui tout au long de l'aventure, ne semblent presque à aucun moment réellement dévastés par leur situation. Le décor dans lequel ils évoluent est accueillant, fleuri, rayonnant, et finalement, ils prennent tout leur temps pour avancer, font même des pauses pour se changer les idées. Cette poésie, elle se manifeste avant tout au niveau du son, qui fait la part belle aux bruits naturels de la faune en présence dans la forteresse, quand ce n'est pas le souffle du vent ou le remous des vagues en contrebas. Parfois, ce n'est même que le silence qui donne forme à l'ambiance du titre, histoire d'inviter le joueur à simplement lâcher sa manette un moment, pour ainsi s'imprégner un petit peu plus de cette sensation pure et jouissive qui se fait si rare dans le monde burné du jeu vidéo : le calme, la sérénité. En cela, Ico est une oeuvre où le contemplatif a une place non négligeable, j'en conviens.

Du côté de Shadow of the Colossus, le propos est beaucoup plus sombre et pessimiste, tout en étant sensé. A travers les exploits de Wanda qui vainc un à un les colosses, le défi, l'ambition suprême et le dépassement de soi, auxquels seule la puissance de son amour pour Mono lui permet d'accéder, on devine à quel point l'amour peut accomplir des merveilles. A la manière d'Ulysse dans L'Odyssée d'Homère, Wanda soulève littéralement des montagnes et brave les pires dangers, dans l'espoir de retrouver un jour sa bien-aimée. Shadow of the Colossus traite donc de la recherche du bonheur, quête propre à tout être, c'est évident.

 
Le géant (L'Odyssée)

Le rapport à l'ennemi est également une thématique brillamment abordée dans Shadow of the Colossus, tout comme dans Ico. Dans les deux œuvres, la manière dont est amenée la menace de l'ennemi est assez identique, car tout en étant d'une présence envahissante et harcelante, elle ne se manifeste concrètement que très peu. En effet, dans Shadow of the Colossus, durant les chevauchées dans les plaines, qui sont sans conteste les passages les plus longs, aucun ennemi n'est en présence mais paradoxalement, l'aura des colosses se fait plus que jamais omniprésente, puisque c'est là que le joueur les pense, les imagine. Dans Ico, on se préoccupe tout autant des ombres, même lorsqu'il n'y en a aucune aux alentours, puisqu'on sait pertinemment que si par malheur on s'éloigne un peu trop de Yorda, elle se fait capturer, créant le Game Over.

En outre, d'un certain point de vue, Shadow of the Colossus pose la problématique de l'ennemi sous un autre angle. Effectivement, la façon dont la mort des colosses est mise en scène, ainsi que leur souffrance presque palpable qu'ils éprouvent lorsqu'on les blesse, tout cela contribue à nous faire avoir pitié d'eux, et à nous dire : "sont-ils vraiment des ennemis, finalement ?". S'instaure alors chez le joueur un sentiment d'injustice face à cette loi de la nature impitoyable, injustice à laquelle il ne peut remédier, puisque contraint d'accomplir son "devoir" de gamer, à savoir remplir les objectifs qui lui sont imposés.
Le scénario du jeu, bien évidemment averti de ce malaise, nous confirme d'ailleurs que notre héros Wanda n'est lui-même plus conscient de la frontière entre le Bien et le Mal, quand lors du final, les ténèbres s'emparent de lui, le transformant en démon, celui-là même qu'il combattait comme ennemi (dans Ico, le final est également de même nature, puisque le héros combat des ombres qui ont sa silhouette). L'amour rend aveugle voire fou, cela est en fin de compte un des messages que transmet Shadow of the Colossus. Dans le cas de Wanda, son amour fut d'une telle vigueur qu'il l'aura mené à une solitude et un éloignement...

Quant à The Last Guardian, l'amitié entre le petit garçon et Trico est en soi un combat pour le respect des animaux. Un message fort respectable, qui a déjà pu être véhiculé d'une autre manière dans Mon Voisin Totoro de Miyazaki, par exemple. L'Œuvre de Ueda, en tant qu'étude poétique sur le comportement animal, nous invite à être davantage à l'écoute et dans une démarche de compréhension, envers ces êtres qui ne sont finalement pas si différents de nous. La thématique de la communication est d'ailleurs le fer de lance de The Last Guardian, puisque tout comme dans Ico, il nous faut dépasser la barrière de la langue pour interagir avec son compagnon, et ainsi communiquer via des alertes visuelles, sonores, ou même à l'aide d'un contact tactile et physique...

Mon Voisin Totoro 


La narration

Dans un Ueda, la mise en scène, qu'elle soit ingame ou assurée par le biais de cinématiques, donne un ton à la narration. Lent, posé, presque minimaliste, le rythme profère au récit un certain existentialisme, et ainsi, laisse le temps aux sentiments des personnages comme du joueur, de se développer. Proche du sensuel pour Ico alors que foncièrement tragique pour Shadow of the Colossus, la narration demeure malgré tout sobre, épurée, et quasiment dénuée de dialogue. Dans un Ueda, seul ce qui se déroule à l'écran est en soi une forme de story telling, au même titre que les musiques, qui marquent les moments les plus poignants, et guident les émotions du joueur avec maestria.
L'OST d'Ico, composée par Michiru Oshima (Full Metal Alchemist entre autre), traduit à merveille la douceur de l'expérience, douceur qui peut parfois dissimuler une intensité sentimentale apte à faire verser une larme à quiconque. En témoigne le thème chanté "You Were There" :

Castle in the Mist :

L'OST de Shadow of the Colossus, composée par Kow Otani, est elle beaucoup plus symphonique, cinématographique et grandiloquente, à l'image des exploits que l'on accompli dans le jeu :
The Opened Way :

Those Who Remain :

 

La patte graphique

Mine de rien, avoir une patte visuelle, ça compte ! Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les graphismes d'un jeu, dans le sens artistique comme technique, sont primordiaux si l'on veut donner une identité à son œuvre, et donner de l'ampleur à l'histoire que l'on raconte. J'irais même jusqu'à dire que le visuel ne se limite pas qu'à l'aspect formel, mais participe, en donnant du relief et un esthétisme attirant au monde dans lequel on est projeté, au désir d'exploration du joueur. Il permet de donner vie au monde virtuel, tout en invitant à l'imagination.
Cela, la Team ICO l'a bien compris, et c'est pourquoi, toujours dans cette même optique de donner au joueur les outils pour qu'il se crée lui-même son imaginaire et sa propre expérience, ils ont su exploiter toute performance ou artifice graphique, toute image en mouvement ou non représentée dans leurs jeux pour créer un monde qui paraisse onirique, surprenant, inconnu, superbe, et dans lequel on ait réellement envie de se plonger.
En seulement deux jeux et quelques trailers, il est tout de même impressionnant de constater qu'une patte graphique unique, homogène et reconnaissable parmi des centaines d'autres prend vie. Très imprégnés des arts de l'image que sont la photo, le dessin et la peinture, les décors des jeux Ueda sont de vraies représentations panoramiques, qui dépeignent à la perfection l'innocence de la nature. Représentations qui, dans le cas de Shadow of the Colossus qui est un monde ouvert, prennent une tout autre ampleur en étant d'un gigantisme renversant.

Côtés effets technique, la Team ICO est connue pour être experte en bloom (effet reproduisant les contrastes floutés entre le sombre et le lumineux) et en éclairage HDR (High Dynamic Range : effet qui simule l'aveuglement par une lumière). Mais avec The Last Guardian, de toutes nouvelles techniques sont au programme.

La patte d'un jeu Ueda, si elle est aussi particulière, c'est aussi parce qu'elle trouve son inspiration dans des cultures aussi variées que riches en trouvailles esthétiques. Tout d'abord, la couleur ocre que l'on discerne dans la plupart des décors intérieurs de Shadow of the Colossus tout comme d'Ico et des images de The Last Guardian, vont de pair avec l'architecture et la décoration, tous clairement influencés par la culture et l'esthétisme Inca. Le design et le nom d'Ico aussi, au passage.

 Représentation d'une statue Inca

Le character design de Shadow of the Colossus quant à lui, est davantage redevable à l'influence des légendes grecques. Wanda, pourvu d'une carrure de guerrier, d'un visage probe, lisse, grave, d'yeux bleus et de cheveux mi-longs tenus par un bandeau, est sans conteste le fils spirituel d'Ulysse comme il est le plus souvent représenté. Mono, aux cheveux longs, noirs, et vêtue d'une robe blanche sobre, peut également faire figure de Pénélope d'ailleurs.

 Statue d'Ulysse

Du côté du design des colosses, Ueda s'est selon moi davantage nourri de l'art traditionnel d'Afrique noire. Leur masque, leurs yeux et leur parure, ressemblent en tous points aux sculptures faites main venues de la terre d'origine.

Masque Africain

The Last Guardian lui, prend une toute autre direction en s'inspirant des traditions vestimentaires indiennes pour le petit garçon.

 Gandhi !

 
Trico en revanche, si l'on excepte la vague ressemblance à Falcor de L'Histoire Sans Fin de Michael Ende, est assez unique en son genre. Ce croisement plus que surprenant entre un chat et un aigle, seul Ueda aura pu l'imaginer et le dessiner avec autant de majesté...

L'Histoire sans Fin (Le film)

 

Le monde

Créer un monde vivant et crédible, pour ne pas briser la fameuse "suspension consentie d'incrédulité" du joueur, cela est un principe auquel Ueda et son équipe prêtent tout particulièrement attention. Et ce à juste titre, car pour que les émotions recherchées dans les différentes expériences aient un minimum d'impact, il ne faut pas que le joueur sorte du "trip", autrement dit, qu'il se rende compte de façon trop abrupte qu'il est bel et bien face à un jeu vidéo, et rien de plus. Ainsi, pour rendre leur monde immersif, les jeux de Ueda exploitent les plus intelligents des artifices, allant du HUD le plus discret possible (quoi de plus absurde et anti "suspension of disbelief" que des messages informatifs en plein milieu de l'écran ?), jusqu'aux arcanes du level design, de l'intelligence artificielle et de l'animation.
D'une part, le level design comme il transparait dans Shadow of the Colossus, fait partie intégrante du monde du jeu, et réussit donc à avoir une certaine forme de logique. A vrai dire, les colosses eux-mêmes sont le level design ! Ce sont eux qui font office de plates-formes mouvantes, et en tant qu'éléments directement rattachés à l'histoire et à la mythologie du jeu, il parait tout à fait naturel que ce soit eux qui créent le défi, tout comme l'agencement, la structuration et le parcours dicté de nos mouvements.

Pour The Last Guardian, Ueda avoue désirer un level design "naturel", et qui fasse corps avec le décor. Ceci en vue encore une fois, de ne pas troubler le joueur, et d'éviter qu'il se dise : "je vais là, parce que le game designer l'a pensé ainsi". Non, le joueur doit toujours être dans un état d'esprit vierge de toute conscience du level design, et seule son imagination doit être captivée, pour qu'il puisse croire au monde dans lequel il se plonge.

D'autre part, c'est au niveau de l'intelligence artificielle, notamment déterminante dans Ico et The Last Guardian, que la cohérence du monde se joue. Car au travers des réactions plausibles de Yorda ou de Trico, le joueur peut alors se convaincre qu'il interagit réellement avec des êtres doués d'intelligence, des êtres animés et vivants, ce qui peut alors permettre à l'émotion narrative de se déployer. L'intelligence artificielle est d'autant plus remarquable dans ces deux œuvres, lorsque les entités, en l'occurrence Yorda et Trico, prennent leur indépendance et semblent accomplir des actions logiques dans leur coin, ce en temps réel, et en adéquation avec l'environnement qui les entoure (Yorda court parfois après des oiseaux ou attire notre attention sur certaines choses, et Trico mène son petit bout de vie sans avoir besoin de nous de prime abord).

Enfin, ce sont les animations qui sont primordiales pour que l'immersion soit optimale. Il ne s'agit ni plus ni moins que d'un impératif de crédibilité visuelle qui pourtant, a encore beaucoup de chemin à faire dans le jeu vidéo, avant de prétendre être maîtrisé par la majorité des développeurs. A ce niveau là, la Team ICO nous a habitué à une qualité et une patte fantastiques qui, entre les mouvements très "Miyazakiens" de Wanda quand il cours ou saute (si je vous dis Ashitaka de Princesse Mononoké ?), les gesticulations des colosses lorsqu'ils veulent nous faire tomber de leur dos, ou encore les animations extrêmement riches et détaillées du petit garçon de The Last Guardian dont Ueda dit souvent être fier; font clairement honneur au potentiel technique des machines sur lesquelles les jeux sont crées. Mais c'est surtout le potentiel émotionnel des animations qui est exploité avec brio dans un Ueda, à l'image de la démarche très féminine, distinguée et précieuse de Yorda, du galop véhément et puissant d'Agro, ou même des habitudes désinvoltes et insouciantes de Trico (il se gratte l'oreille avec la patte arrière, soupire de temps en temps, une vraie recherche sur les mouvements du corps animal, notamment félin, en émane... A noter aussi qu'une technique d'animation très spéciale a été conçue pour le jeu, en vue d'animer séparément chacune des plumes de Trico pour le rendre plus majestueux, plus soyeux et plus vivant).

 

L'interactivité

Ce qui doit être cerné avant toute chose dans un jeu, ce sont les règles. En somme, ce qui répondra aux questions "que dois-je faire pour que l'histoire progresse ?" ou "quelles actions vais-je répéter durant les dix heures à venir ?" que se pose le joueur avant d'allumer sa console. En l'occurrence, dans un jeu Ueda, l'objectif du joueur est on ne peut plus clair, puisqu'il correspond au concept-même du titre : veiller sur une fille en lui tenant la main, terrasser des colosses, et survivre aux côtés d'une créature mythologique. Mais justement, ce qui fait tout le génie de ces objectifs de jeu, c'est que même si le joueur les a facilement assimilés, il n'a pourtant encore aucune idée de la manière dont les situations à résoudre vont lui être déroulées, ni de comment il va pouvoir les résoudre. En effet, si l'on prend l'exemple de Shadow of the Colossus, il est évident qu'en voyant l'attirail extrêmement limité de Wanda (un arc et une petite épée), le joueur ne peut qu'avoir des doutes quant à sa capacité à venir à bout de titans mesurant plus de trente mètres de haut. Idem pour Ico et The Last Guardian, dans lesquels même si le principe de base est simple au début, on se demande toujours quelles interactions aura-t-on à effectuer avec notre compagnon, et ce dans quelles conditions. Ainsi, on est dans l'incapacité totale de prévoir à l'avance ce que nous réserve l'expérience, et lorsque l'on est confronté aux fameuses situations à résoudre, c'est là que toute la substance de l'interactivité entre en jeu : pour réussir, le joueur doit alors compter sur son imagination et son ingéniosité, tout en exploitant uniquement les outils de base qui lui sont alloués, à savoir les mécaniques de gameplay. Dans Shadow of the Colossus à nouveau, on apprend très tôt et précisément quelles sont nos capacités : on peut soit tirer à l'arc, soit planter son épée, soit s'accrocher à une surface adéquate. Point. Mais on est encore loin de se douter qu'il nous faudra s'agripper aux poils des colosses pour les escalader, combattre même sur des ennemis volants, stresser comme un porc face à Cedonia, le colosse sanglier, lors de son affrontement qui renvoie carrément à la légende grecque du labyrinthe du Minotaure, etc... Il s'agit donc pour le développeur, en l'occurrence Ueda, de surprendre son public, d'inventer une interactivité inattendue (c'est d'ailleurs pour cela qu'exhiber son jeu en détail et expliquer toutes ses subtilités avant sa sortie, est d'une pure bêtise...).

Le génie du détail, voilà quelque chose de plus dont la Team ICO est amplement en droit de se vanter. Car il peut arriver que la moindre petite interaction, accessoire et subtilement glissée par les développeurs, tende à donner la possibilité, ou ne serait-ce que l'illusion au joueur qu'il est libre de faire ce qu'il veut, et qu'il est en contrôle permanent de son personnage. En disant ceci, je fais notamment référence aux acrobaties cachées dont est capable Wanda dans Shadow of the Colossus. Il peut en effet siffler Agro pour monter sur lui en pleine course, se tenir debout sur lui à la Bartabas tout en tirant à l'arc, s'accrocher aux serres d'un aigle pour planer plusieurs secondes, etc... Ces petits détails, même s'ils paraissent infimes et qu'ils sont finalement dispensables, contribuent pourtant à rapprocher le joueur de son avatar, avec qui il fait alors corps, puisqu'il lui fait réaliser des actions logiques, mais presque émergentes, qui pourraient tout à fait ne pas avoir été pensées par les développeurs.

Mais pour moi, ce qu'il faut plus que tout retenir de l'œuvre de Ueda, c'est qu'elle fait de l'interactivité un transmetteur d'émotion, du game design une narration. Car à la moindre de nos actions dans Ico, dans Shadow of the Colossus, tout comme dans The Last Guardian sûrement, l'histoire nous escorte continûment, et se raconte devant nos yeux en temps réel, par le biais de l'interactivité. Cette émotion, ce sens donné au jeu vidéo, peu auront réussi à l'insuffler à leurs œuvres. Et c'est en cela que Fumito Ueda est un game designer d'exception.