"AFFLIGE PAR LA PERTE DE SON AMOUR, CE PETIT HOMME CAVALE A SON INGRAT FATUM"

 Février 2006. J'ai en main la jaquette de Shadow of the Colossus. Le concept de l'expérience m'est encore un peu nébuleux, mais l'idée impossible et l'ambition insolente qui se dégagent de cette boîte me paraissent assurément nées d'un génie mental. Brutal, épique et onirique, la confrontation qui y est représentée est l'héritière directe de l'affrontement David contre Goliath.
C'est désormais indéniable, la patte Fumito Ueda, à ce jour, ne laisse plus personne indifférent, elle interpelle. Moi, elle m'émerveille. En une impatience peu contrôlée, j'agrippe le disque du jeu, et me plonge dans l'aventure...

La lune. On ne voyait qu'elle dans le ciel nuageux, éclairant plaines et monts de son reflet argenté. Wanda, ce jeune guerrier au visage attristé, bravait moult sentiers escarpés sur le dos de son fidèle destrier. Le corps inerte de sa défunte bien-aimée Mono était à ses côtés. Ce lourd fardeau, il le portait depuis son pays, lointain, dont il s'était éloigné de nombreuses landes.
Guidé par la promesse d'une légende ancestrale, Wanda avait voyagé jours et nuits sous les pleurs de son cœur torturé, dans l'espoir de redonner vie à sa chère et tendre. Les terres du dieu Dormin, grandes, grises et peinées lui apparaissaient enfin quand annoncé par les plaintes d'un vent mélancolique, l'aqueduc de la légende se révélait sous les sabots de son cheval Agro.
Noble, élégant et puissant, Agro était un être de confiance, mais ces terres inconnues ne lui inspiraient pourtant qu'un destin houleux pour son maître. Wanda n'était en rien effrayé par ce qui pourrait l'y attendre, et prêt à prouver sa maîtrise de l'arc et de l'épée courte au combat, il ferait tout pour sauver celle qu'il aimait.

Seize statues de colosses, forces de la nature gardiennes de ces terres, orientaient le jeune humain jusqu'à l'autel de la résurrection. Wanda avait posé pied à terre. Son habit volait au vent, sa tunique sombre et ficelée mettait en valeur son visage jeune et raffiné. Dans ses bras, il tenait fermement la dépouille de Mono, enveloppée dans un voile.
L'autel baignait dans une lumière céleste, qui éclairait paisiblement le visage éternellement endormi de la fille. Sa robe blanche et ses longs cheveux noirs ondulaient, tout comme le voile abandonné au sol. Wanda venait de déposer l'être de ses rêves et cauchemars sur la pierre froide. Son regard était empli d'une douleur si forte qu'elle en était étrange, tiraillée entre tristesse et colère.
La légende avait dit vrai. Car en réponse au geste de Wanda, la voix du dieu Dormin avait retenti du plus haut des cieux :
«Mortel...
-Es-tu Dormin ? Il m'a été dit qu'en ces terres au bout du monde, il existe un être qui peut contrôler l'âme des morts.
-On t'a dit vrai. Nous sommes ceux que l'on appelle Dormin.
-Elle a été sacrifiée. Son destin était maudit. Je t'en conjure... J'ai besoin que tu ramènes son âme...
-(Rires) Son âme ? Les âmes perdues ne peuvent revenir à la vie. N'est-ce pas là la loi des mortels ?
-...
-Mais, avec ton épée, cela n'est pas impossible.
-Vraiment ?
-Bien sûr, si tu es capable d'accomplir ce que nous te demanderons.
-Que dois-je faire ?
-Les statues qui t'ont mené jusqu'ici... Parviens à les détruire. Ton épée n'y pourra rien néanmoins.
-Alors comment dois-je m'y prendre ?
-Sur ces terres, il existe des colosses qui sont les incarnations de ces statues. Si tu terrasses ces colosses, leurs idoles tomberont.
-Je comprends.
-Mais sache que le prix que tu en paieras sera terrible.
-Cela m'est égal.
-Très bien... Lève donc ton épée, et pars accomplir ton destin...»
Wanda s'était retourné et regardait la vastitude intimidante des plaines. Sa détermination était infaillible. Il allait réaliser l'impossible, l'inconcevable, vaincre de son épée les seize colosses, un à un. Et presque excité par l'épreuve qu'il devrait surmonter, cet homme aussi fou que dévoué à son amour s'était mis en selle, galopant vers les montagnes...

L'éclat de son épée lui indiquait le chemin. Wanda se hâtait vers son ennemi inconnu, envahi d'une appréhension qu'il s'évertuait à ignorer du mieux qu'il pouvait. Sa chevauchée était longue, et tout du long, son esprit mouvementé le harcelait. Quelle atrocité allait-il devoir affronter ? Nul détail n'était conté dans la légende, seule sa ténacité et son courage étaient en mesure de lui apporter des réponses.
Une sombre montagne se dressait enfin face à lui. Forcé de l'escalader pour continuer, le jeune guerrier avait abandonné Agro sur la terre ferme. Agile et endurant qu'il était, arriver au sommet n'était en rien un défi pour Wanda. Mais ceci fait, c'était alors qu'il comprenait ce qu'insinuaient les paroles étrangement alarmantes du dieu Dormin. Car du haut de sa taille inestimable, un colosse, immense, le fixait de ses grands yeux jaunes.
Cet ogre géant venait de s'éveiller, et instinctivement, se ruait sur le petit homme pour protéger son territoire. Wanda ne pouvait se laisser intimider, sous peine d'y perdre la vie en l'espace d'une fraction de seconde. Esquivant de peu l'attaque de son assaillant, Wanda exploitait déjà son expérience du combat pour établir une stratégie. Le mollet du colosse était sa cible.
Sans pouvoir réagir, le géant voyait déjà sa jambe fléchir, transpercée par la lame du héros en une gerbe de sang noir. Il souffrait terriblement, et la seule force qui lui restait n'allait lui être utile que pour pousser son dernier cri. Car Wanda, grimpé sur son dos en s'accrochant à sa fourrure de bête, lui plantait sans attendre son épée dans le haut du crâne.
Le coup avait été fatal. Wanda, retombé au sol, admirait les conséquences de ses actes, non sans un certain sentiment de culpabilité. Devant lui tombait un miracle de la nature, innocent, tristement terré seul dans son antre, qui n'avait ô grand jamais provoqué quiconque. Le guerrier regrettait son geste. Il ne savait que penser et commençait à douter, quand brusquement, une douleur intense se faisait sentir dans son ventre. Evanoui sur le coup, Wanda avant absorbé l'âme du colosse...

Wanda venait de se réveiller après une longue absence. Il ne savait comment, mais il était de retour à l'autel, aux côtés de Mono, toujours inanimée. Des colombes s'étaient posées tout près d'elle, comme pour la veiller. Agro était là aussi. Wanda, caressant la joue de sa bien-aimée, pensait au bonheur qu'il aurait si il la voyait respirer à nouveau. Son but était trop proche. Bien que sa tâche fusse aussi déraisonnable que cruelle, il ne pouvait s'en détourner. Terrasser les seize colosse, tel était son prix à payer pour être heureux, et il comptait bien se débarrasser de ce fléau au plus vite...

Les terres désolées et vides de tout être étaient sa proie. Wanda les parcourait à toute allure, toujours à la recherche de nouveaux colosses à abattre. Plaines vertes, falaises, montagnes, déserts, lacs, forêts, rivières, cavernes, ruines et cratères faisaient son terrain de chasse. Le vent lui agressait agréablement le visage, il se demandait sans cesse à quoi pourrait ressembler sa prochaine bataille. Seuls le cri des aigles, le souffle, l'hennissement et le galop d'Agro ne pouvaient être ouïs. Le calme avant la tempête demeurait imperturbable, et Wanda ne pouvait que méditer en ces instants.
Sous ses ingénieuses stratégies et sa bravoure à toute épreuve, les colosses tombaient chacun leur tour. Qu'ils fussent gorille, sanglier, serpent, cheval, aigle, lézard, tortue ou taureau, tous périssaient de sa lame. Les pauvres êtres divins, malgré leur taille, ne pouvaient riposter face à la puissance de l'amour de Wanda, ce lilliputien à la force herculéenne.
A chaque victoire, sa tâche était toujours plus proche de sa complétion, mais pourtant, en un paradoxe qu'il ne pouvait expliquer, Wanda se sentait s'éloigner de Mono. Seul et rongé par les âmes des colosses qu'il absorbait, il sentait son cœur s'obscurcir, et son corps changer. Mais la pire des douleurs n'était autre que sa propre culpabilité.
Car ces créatures dont il ôtait la vie, ces êtres au corps sacré et décoré de véritables architectures faites de pierre, d'os, de fourrure et d'herbe, avaient quelque chose de remarquable dans leurs yeux. En un regard, Wanda devinait que leur âme l'implorait de les laisser en paix. S'agrippant à leurs articulations, sentant leur squelette sous ses pieds, caressant leur fourrure avant de la transpercer de sa lame, le guerrier voyaient en eux des vies, des consciences semblables à la sienne. Et cette violence qu'il leur infligeait lui était insupportable...

Les seize colosses avaient été tués. Le ciel s'était assombri. Le vent avait tourné, et une tempête faisait rage. Wanda était face à l'autel, dans un état de désarroi total. Les dépouilles des colosses pavaient tristement toute l'étendue des terres de Dormin, et son fidèle et seul compagnon Agro n'avait pas survécu au dernier combat. Des cornes avaient poussé sur sa tête, et sa peau, marquée par les ténèbres, lui faisait presque peur. Wanda était plus seul que jamais. Mono ne déniait pas se réveiller, et même cette promesse absolument ingrate qu'il avait faite au dieu de la légende ne lui avait pas rendu son amour.
Derrière lui, d'étranges hommes masqués le fixaient gravement. Trop bouleversé pour les reconnaître, Wanda n'avait pas réagi, tandis que l'un des hommes, visiblement le chef du groupe, prenait la parole :
«Ainsi, c'est toi qui est l'auteur de ce désastre. Non seulement tu as volé l'épée sacrée et pénétré les terres maudites, mais comme en témoignent les idoles à présent brisées, tu as en plus passé la pacte interdit ! Tu as été manipulé, et dévoré par les ténèbres... Nous devons t'éradiquer. Regardez, son corps est possédé par le démon, n'hésitez pas, abattez-le ! Libérons-le de sa souffrance, c'est mieux ainsi.»
Sur ces mots, les hommes masqués s'étaient approchés de Wanda en brandissant leurs armes. Le jeune guerrier n'était plus en état de combattre. En un instant, un carreau d'arbalète venait se loger dans sa jambe pour le mettre à terre. Puis, sans hésiter, un des hommes plantait son épée dans son ventre. Son sang était noir comme celui des colosses. Le maudit n'avait qu'eu la courte occasion de regarder une ultime fois sa bien-aimée Mono, avant de rendre l'âme définitivement.
«Pauvre homme... Désormais, plus personne ne pénètrera en ces terres. Si jamais tu vis encore... Puisses-tu trouver un jour la rédemption.», lui proférait le chef du groupe, avant de l'abandonner...

Le temps s'était adouci. Après avoir scellé à nouveau le pouvoir de Dormin à l'aide de l'épée sacrée, les hommes masqués étaient repartis vers leur pays lointain. Sur l'autel de la résurrection, Mono était toujours allongée, cheveux au vent. Ses yeux s'étaient ouverts. Elle vivait. Mono ne sut jamais quels exploits avait accompli Wanda pour la ressusciter, ni quelle souffrance il avait eu à endurer. Mais en se levant de l'autel, le symbole de l'amour qu'il avait eu pour elle lui était apparu. Un nouveau né, cornu, pleurant à chaudes larmes, avait été déposé par les dieux à l'emplacement du cadavre de Wanda. Mono avait reconnu ce bébé. Et en le prenant dans ses bras, elle s'était promise une chose : elle lui rendrait tout l'amour qu'elle lui devait...

L'oeuvre se clôt. Emu et euthanasié par la puissance du jeu, je comprends alors quel est ce petit détail qui fait de Fumito Ueda l'homme que j'admire tant. Fumito Ueda sait donner une âme à ce qu'il fait. Ico, Shadow of the Colossus et sans doute leurs futurs successeurs, ne sont pas des jeux qui doivent être considérés chacun séparément, et encore moins comparés les uns aux autres. Car ils font partie d'une même œuvre homogène, ils partagent la même âme, la même vision ambitieuse et noble du jeu vidéo. En quelque sorte, Shadow of the Colossus me convainc fortement que Ueda est bel et bien celui qui, un jour enfin, nous sortira du tunnel en nous offrant matière à revendiquer les prouesses émotionnelles dont notre média est capable.