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C'est un article qui m'a été proposé par un lecteur du blog (merci à lui). Il s'agit d'un long article. Le récit est passionné et bien écrit. On sent vraiment le joueur qui a aimé le jeu. C'est un article de fond, qui parle d'un grand jeu vidéo. Il aurait été injuste de ne pas le publier et d'en faire partager le contenu au plus grand nombre ;).
Il est tellement difficile de dire à quel point on aime...
Shadow of the Colossus
Ombre légendaire
Une page blanche face à un monument.
Comment écrire, décrire, retranscrire ce que j'ai au fond de moi face à
une telle oeuvre.
Juchée si haut, si loin à la cime de toute une passion.
Epreuve difficile. Adversaire démesuré. Les mots sont dérisoires et
pourtant, ils peuvent être salvateurs. Mais la peur d'être trop faible
pour parvenir à gravir cette montagne sacrée me hante. Me bouleverse.
Non, je n'y arriverai pas. Je le sais. C'est une évidence.
Je dois me faire une raison. Un des sommets de l'Art Vidéoludique, cela
ne s'escalade pas.
Cela se contemple. Cela s'admire.
Il est inaccessible, au loin. Et tout près, en moi.
Je vais me contenter de dire, d'écrire pourquoi, en quoi je le trouve si
Beau.
En me gardant bien de l'arpenter, ce sommet.
Cette ombre colossale qui me submerge tout entier, corps et âme.
Sans hésiter
Je me prénomme Wanda. Mon aimée n'est plus. Emportée, sacrifiée à cause
d'une malédiction qui se cache insidieusement en elle.
Comme toujours, l'injustice ne prévient pas. Elle frappe, et laisse, là,
impuissant.
Je le refuse.
Cette mort, inévitable, sa mort à elle, je la refuse.
L'épée que je porte a un pouvoir. Elle peut me servir à rendre son âme à
Mono, sans qui je deviens vide de sens. Sans qui je n'existe pas.
Alors, si une alternative divine existe, je dois en avoir le coeur net.
Après des jours et des nuits de périple, nous parvenons enfin aux portes
des Terres Oubliées.
Mon fidèle Agro a chevauché sans geindre ni faillir. Portant sur son dos
un fardeau qui n'est pourtant pas le sien. Nous continuons et avançons,
pas après pas, vers cette citadelle qui se dessine au loin.
Et ce pont immense m'éloigne petit à petit d'un passé que je veux
oublier. Me rapprochant d'un futur que je veux lui offrir, à elle. Mono.
L'intérieur de la citadelle est froid. Froid comme les imposantes idoles
alignées de part et d'autre de l'allée. Froid comme la pierre de
l'autel sur lequel je dépose mon amour. Froid, comme sa peau.
Par quel miracle vais-je pouvoir revoir un jour son sourire ?
Des ombres s'approchent. Formes humaines noires et belliqueuses. Je sors
mon épée, et à sa vue, ils disparaissent en un souvenir évanescent.
Descend alors des cieux cette voix inhumaine, fruit d'une entité
complexe, mi-homme mi-femme, mi-dieu mi-démon : Dormin.
Bien que je ne sois qu'un simple mortel, cette épée me vaut une « faveur
». Il/Elle me propose un pacte. En ces lieux interdits vivent seize
colosses. Si je veux rendre son âme à Mono, il me faudra les occire et
ainsi détruire les statues dont ils sont l'incarnation.
Mais il me met en garde : cela ne se fera pas sans risque, et le prix à
payer pour ressusciter ma douce pourrait être lourd, très lourd. Suis-je
prêt à le payer, ce prix ?
Ma vie contre la sienne.
Ou ma vie sans elle ?
Ma réponse fut immédiate.
« Ce n'est pas grave ».
Je viens avec toi
Après une introduction poignante, Shadow of the Colossus nous confronte
rapidement avec notre premier ennemi. La solitude.
Cette solitude de Wanda, qui ne nous touchait pas intimement lorsque
l'on assistait impuissant à son arrivée sur ces Terres Oubliées, elle
nous foudroie sitôt le pouvoir rendu au joueur.
Nous sommes seuls, effroyablement seuls.
Pas un son, pas un mouvement. Une vaste plaine à perte de vue. Prise de
conscience suffocante de la démesure de notre quête.
Le poids du silence est brisé par notre monture dont l'écho des pas
résonne contre les murs : Agro. Un allié, un ami même. A
l'image de cette intimité, de cette tendresse réciproque entre Ashitaka
et Yakkuru dans Princesse Mononoke, l'amitié entre un homme et
un animal dépeinte par Hayao Miyazaki se retrouve aussi dans l'oeuvre de
Fumito Ueda. Et là encore, la dévotion d'Agro envers son maitre est
totale.
Une simple touche de la manette et Wanda appelle son cheval, ou le
siffle suivant la distance qui les sépare. Un autre bouton, lorsque
l'épée magique ou l'arc sont rangés, permet de caresser l'animal.
Enfin, et il s'agit là d'une vision inédite de gameplay : nous
ne nous substituons jamais directement au contrôle d'Agro avec la
manette. Ce dernier conserve ses propres reflexes, et ses
propres réactions face à nos sollicitations.
Nous ne ferons que lui intimer des ordres par l'intermédiaire
de Wanda, qui reste notre seul avatar dans le jeu. C'est à travers lui
que l'on tire sur la bride pour lui donner une direction ou pour le
faire ralentir, ou qu'on fouette ses flancs pour l'inciter au galop.
Mais Agro ralentira tout seul lorsqu'il faudra s'aventurer sur des
passages escarpés. Il décidera si oui ou non il est capable de sauter en
contrebas en évaluant la hauteur, et prendra même l'initiative d'éviter
ou carrément de s'arrêter net devant un obstacle lui barrant la route.
Tous ces mécanismes, déroutants de prime abord, s'avèrent diablement
immersifs : notre cheval n'est pas qu'un moyen de locomotion, mais un
personnage à part entière. Vivant.
La Nature et ses protecteurs
Et c'est donc avec l'aide d'Agro que nous partons à la recherche du
premier colosse, foulant ainsi le sol de ce monde inconnu. Brandissant
l'épée magique qui reflète un rayon lumineux (réf.1)
pour nous indiquer une direction... mais certainement pas un chemin tout
tracé.
Et pour parcourir ces Terres Oubliées, il faut se sentir l'âme d'un
aventurier. Landes, déserts, forêts et clairières, rivières, oasis,
plateaux, vallées, lacs, chutes d'eau, falaises et plages. Des petits
mondes dans le monde. Paradoxalement, l'angoisse d'être écrasé par le
sentiment de solitude s'estompe un peu devant la diversité et
l'immensité de ce monde. La Nature, en emprise totale
sur les quelques constructions humaines et autres temples à l'abandon, n'est
jamais hostile. Les quelques lézards, rapaces, chauves-souris
ou rarissimes tortues que constituent la faune locale ne viendront pas
non plus entraver notre quête. Jamais. Et après quelques heures au sein
de cette terre étrangère, on aime s'y perdre et en admirer les
perspectives, en contempler les paysages, témoins vivants de la beauté
intrigante de ce monde isolé et libre.
Ces quelques moments de répit, ces silences à l'écoute des sens ne nous
retiendrons pas longtemps à l'écart de notre objectif. Les
colosses.
Gardiens de cette terre. A forme humaine ou animale. Montagne mouvante,
serpent aquatique ou volant, chien, taureau, tortue géante ou phoenix
démesuré. Ils sont une représentation organique et bien réelle des kamis
(réf.2). Veillant sur un havre naturel et garant de leur conservation,
les colosses de Shadow of the Colossus se superposent à l'image du
Dieu-Cerf(réf.3) à tête humaine imaginé par Hayao Miyazaki - encore lui.
Souvent endormis, sereins ou cachés, ils ne sont pas habités
instinctivement par la colère ou la haine.
Mais tout change lorsque leurs yeux azurs virent à l'écarlate...
Arrivé près du lac, baigné par un épais brouillard, je vois cet
oiseau au loin. Il vole bas dans ce ciel. Un ciel gris. La lenteur de
ces mouvements me donne une idée de l'envergure de ses ailes. Il se pose
sur un pic rocheux qui transperce le lac. Immobile. Je plonge dans
cette eau glacée et m'avance péniblement jusqu'à un de ces trois ilots
qui affleurent tout juste cette surface sans vague. Je me hisse. Transi.
Lui n'a pas bougé, mais regarde dans ma direction. J'ai pénétré son
domaine. Il me surveille. Je me saisi de mon arc, le bande et décoche
une flèche en direction du colosse. Elle fait mouche. D'insignifiant
insecte, je passe au rang d'agresseur.
Lentement, il déploie ses ailes et s'envole dans ma direction. Il est
grand. Quelques mètres de plus. Il est énorme. Encore quelques mètres,
les griffes acérées en avant. Un cri strident... il... il va me tuer ! Je
saute in extremis et m'accroche à ses ailes. [L'extraordinaire musique
de Kow Otani démarre]. Le vent souffle, je m'agrippe [et mon cercle
d'endurance baisse à vue d'oeil], il virevolte, j'avance péniblement vers
son point faible. Un sceau de lumière. Je me concentre et plante mon
épée. Il hurle. Se débat. Un geyser de sang noir s'échappe de sa plaie.
Je m'accroche, tant bien que mal. Me concentre et frappe, encore. Et
encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'il n'hurle plus, qu'il ne lutte plus,
et se laisse tomber dans les eaux ténébreuses de son lac. Moi avec.
« Il ne méritait pas son sort, mais je n'avais pas le choix ». Son corps
se mue en ombre et disparaît progressivement. Des volutes de fumée
maléfique s'en échappent et me transpercement alors de toutes parts. Je
m'évanouis, encore une fois.
On viole leur domaine. On les réveille. On les agresse. Puis on les tue.
Pourquoi ?
Pour nous. Pour elle. Pour moi.
Une quête égoïste, combattre une injustice personnelle
et en provoquer seize autres. Cruel dilemme. Chaque
rencontre est belle, unique, incroyable. Chaque géant a sa personnalité.
Sa vie propre, aux animations crédibles. Chaque mort est triste,
désolante, écoeurante. Emouvante.
C'est un sentiment unique. Une réflexion unique.
Une réponse à la question « jusqu'où serions-nous prêt à aller pour
sauver l'être aimé ? ».
Jusqu'au bout, même quitte à donner la mort à nos ennemis ?
Mais ces colosses ne sont pas nos ennemis, l'agresseur : c'est nous.
Jusqu'au bout, même quitte à risquer sa propre mort ?
Car chaque colosse déchu nous maudit un peu plus. La peau de Wanda
devient translucide, et ses cheveux perdent petit à petit leur teinte
orangée.
...Faisons-nous fausse route ?
Pour chaque colosse terrassé, sa statue réduite en miette témoigne à
tout jamais de notre acte.
...Faisons-nous fausse route ?
Pour chaque kami détruit, une nouvelle colombe, symbole
universel de paix, vient se poser au pied de l'autel, encore une signe
fort qui nous culpabilise.
Nous n'avons pas le choix.
La détermination dont fait preuve Wanda n'est jamais
remise en doute dans l'histoire que veut nous conter Fumito Ueda. Ses
pensées ne sont pas explicitement exprimées par le fil narratif... mais le
joueur n'est pas Wanda, et ces questionnements, cette peine,
aucun doute possible : nous les vivons à sa place.
Epique, mon coeur
Pour en terminer avec l'immersion dans ce monument du Jeu Vidéo, il est
impossible de ne pas évoquer la bande originale orchestrée par Kow
Otani. Au sortir des sons diffus de l'environnement sauvage,
une douce et mélancolique mélodie nous accompagne, nous invite calmement
dans l'antre du colosse. Dans son univers. On est alors pénétré par la
sérénité d'un lieu sacré. Le calme avant la tempête.
Mais dès qu'on parvient par divers subterfuges à s'agripper au titan, la
musique s'emballe, hymne à l'effort et au dépassement de soi.
Cordes déchainées, colosse qui se débat, percussions assommantes, Wanda
qui ne se retient que d'une main, cuivres étourdissants, yeux rouges de
colère et vents de fureurs pour une lutte symphonique.
C'est lors de cette parfaite symbiose entre la formidable bande son et
notre ascension que l'on découvre alors la vraie signification du mot épique.
La tension monte, l'adrénaline afflue, jusqu'au summum de la volonté,
la montée crescendo du courage, et note après note on gravit les
quelques marches du pur héroïsme jusqu'à l'estocade ultime, et
définitive. Grandiose.
Second jeu de Fumito Ueda, Shadow of the Colossus confirme l'immense génie créatif d'un homme qui a su imposer son univers, sa vision du Jeu Vidéo [et des valeurs de la vie, tout court]. Epuré, onirique, magique, inoubliable, ce chef d'oeuvre nous offre en prime une filiation narrative avec son prédécesseur Ico - qui ne sera découverte qu'à la toute fin, et sujette à plusieurs interprétations. Démesuré, avec ses colossales ambitions d'un vaste monde ouvert protégé par de surdimensionnés autochtones, on ne peut que regretter qu'il fasse tant souffrir une PS2 poussée dans ses dernières limites, parfois même à l'agonie, pour rendre grâce à l'imaginaire d'Ueda. Mais qu'importe, l'expérience est tellement inédite et mémorable que l'on ne retient que l'essentiel : Shadow of the Colossus est mythique. Et chaque année, depuis 2006, la légende (re)devient réalité lorsque je prends les commandes de Wanda, chevauchant ce cher Agro, pour de nouveau partir à la conquête des colosses.
(réf.1) rayon lumineux : pour qui, comme moi, aime
l'oeuvre de Miyazaki, on peut y trouver ici une référence à la pierre
volante portée par Shiita, qui indique le chemin vers Laputa dans « Le
Château dans le Ciel » (1986). Ou encore la bague donnée par Hauru à
Sophie qui pointe au loin le Château dans « Le Château Ambulant »
(2004).
(réf.2) kamis : Divinités ou esprits shintoïstes que
l'on peut retrouver notamment dans des éléments naturels considérés
comme sacrés. Arbres, rivières, animaux, montagnes, rochers, etc. Pour
les japonais, le mont Fuji est un kami.
(réf.3) Dieu-Cerf : Dieu suprême de la forêt dans «
Princesse Mononoke » (1997). Il est l'objet d'une chasse effrénée pour
que l'espace naturel qu'il protège soit abandonné à l'Homme et sa soif
de pouvoir... qui passe par une « inévitable » déforestation.
Article publié également sur mon recueil personnel ici : http://gamersfeeling.wordpress.com/
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