Pour ce nouvel article, je vous livre une analyse d'un jeu qui a été l'un de mes coups de cœur ces dernières années : Eternal Sonata. Il n'est pas question ici d'écrire un test mais de mettre en avant des qualités qui font de cette création un jeu poétique. Encore une fois, pour que nous partions tous sur une base commune, une petite définition du mot «poétique» (made in Larousse bien sûr !) : «Qui est capable d'émouvoir la sensibilité, l'imagination par ses caractères originaux, son charme : Paysage poétique». Tout est dit !

Avant de débuter l'analyse, je tiens à vous prévenir que cet article est un nid à spoils, donc pour ceux qui veulent découvrir ce jeu sans se gâcher l'histoire, je vous conseille de ne pas encore le lire.

Pour les personnes qui n'y ont pas joué, un rapide test pour que vous vous fassiez une première image du jeu s'impose. Eternal Sonata est un RPG japonais (ou J-RPG) développé par tri-Crescendo, sorti en France en 2007, qui propose une histoire fictive liée à la vie du compositeur et musicien classique polonais Frédéric Chopin. Le scénario débute sur le lit de mort de l'artiste, durant ses dernières heures. Chopin est dans un état critique : il est plongé dans un comas dans lequel il rêve d'un autre monde composé de ses villes, villages, paysages et habitants. On retrouve les protagonistes du jeu, à savoir Polka, une jeu fille atteinte d'une maladie incurable et qui maîtrise la magie, Allegretto, un jeune voyou au cœur noble ou encore Frédéric Chopin lui même qui se bat avec des baguettes de chef d'orchestre. Le système de combat se veut original avec un système mêlant habilement le RPG tour par tour, l'action-RPG et le tactical-RPG. En effet, le joueur contrôle chacun leur tour les différents personnages dans une aire de combat au déplacement libre durant un temps limité. Le joueur peut alors se déplacer vers un ennemi et l'attaquer à base de combos et d'attaques spéciales. Les ennemis sont sous le même régime, excepté qu'ils changent de forme et de puissance selon qu'ils soient dans une zone d'ombre ou de lumière. Ce qui incite le joueur à réfléchir à ses actions pour ne pas subir de mauvaises surprises. Le scénario n'est pas très élaboré car il est assez prévisible et n'exploite pas suffisamment les différents personnages du jeu (exceptés les trois que je vous ai cité plus haut) et présente des événements qui sont rapprochés à ceux vécus par Frédéric Chopin. L'univers déployé est riche esthétiquement et présente des paysages enchanteurs avec des monstres maintes fois utilisés sous divers coloris, mais originaux. L'aspect technique du soft est pour moi son plus gros défaut : les modèles des personnages sont raides au possible, les bras toujours ballants. L'OST se veut très riche (signée par le grand Motoi Sakuraba) et présente quelques pièces de Chopin, jouées en début ou en fin de chapitre sous fond de diaporama, illustrant la vie du compositeur.

 

Un trailer de la version japonaise car les doublages anglais me donnent envie de vomir par les oreilles !

 

L'analyse débute (avec ses spoils !) après la vidéo ci-dessous. N'hésitez pas à jouer au jeu avant de revenir lire la suite !

 

Une des originalités du jeu, des diaporamas qui apparaissent durant l'intrigue pour nous expliquer plus en détail la vie du compositeur polonais.

 

Entre réalité et fiction

 

Tout d'abord, il semble intéressant de prendre en compte l'inspiration majeur de ce jeu : la vie de Frédéric Chopin. L'équipe de tri-Crescendo a décidé d'adapter la vie du compositeur polonais dans un J-RPG sensiblement orienté vers une expérience émotionnelle. Cette orientation se veut très originale et replace dans un contexte moderne un genre musical considéré comme «vieillot» par un grand nombre de joueurs.

Maintenant, il faut voir quelle est l'importance de cette inspiration au sein même du jeu : en quoi elle affecte le gameplay, le scénario, l'univers, les personnages et la musique ? Procédons par étapes.

Le gameplay laisse la liberté au joueur d'explorer différentes zones, suivant un schéma narratif linéaire. Il peut ainsi discuter avec des PNJ (Personnages Non Jouables), faire des achats et des ventes dans des boutiques, découvrir des trésors de natures variées ou encore affronter moult ennemis. Rien d'exceptionnel en soi par rapport à un autre RPG. Ce qui prime dans ces phases est la constante exploration de l'univers de ce monde imaginaire, en observant les paysages et bâtiments crées et en laissant libre cours à l'intrigue, approfondissant de plus en plus les doutes existentiels qui obsèdent certains de nos héros. Les combats permettent de gagner de l'expérience et de l'argent pour améliorer les statistiques de ses personnages et leur acheter de meilleurs équipements, nous n'allons pas approfondir d'avantage là dessus.

Le scénario est l'un des points névralgiques du jeu, il est le vecteur d'une très grande part des sentiments qui animent le joueur lors de son expérience de jeu. Entre de l'empathie, comme avec cette première scène du jeu où l'on voit la pauvre Polka rejetée par les habitants de la ville de Ritardando, de l'émerveillement face aux différents paysages comme les dunes du Bruit ou le château de Baroque ou de la tristesse lorsqu'à la fin du jeu, nous devons nous battre jusqu'à la mort face à Frédéric Chopin, un personnage que l'on a vu évoluer durant une trentaine d'heures (pour les plus rapides)... Je pense que ces trois sensations résument ce que beaucoup de joueurs ont du ressentir (n'hésitez pas à commenter à ce sujet !) et puisque nous sommes dans l'ordre du ressenti personnel, je ne m'étalerai pas d'avantage sur ce sujet. Le scénario en lui-même amène une histoire, certes assez convenue, mais qui amène aux explications des différents événements de la vie de Chopin : le départ de son pays natal suite à l'échec de la révolution, sa rencontre avec Georges Sand, son dégoût de devoir être reconnu pour des musiques qu'il hait (la valse) et non pour ce qu'il admire le plus... jusqu'à l'initiative d'un ressenti fictif de ses derniers instants de vie (j'y reviendrai plus tard).

L'univers est conjointement lié au scénario et participe grandement à l'expérience émotionnelle. Outre les lieux cités plus hauts, il faut surtout remarquer une très grande variété d'environnements différents : forêts, volcans, montagnes enneigées, cimetières lugubres, grandes plaines, plages... auxquels se rajoutent des lieux d'ordre fictif comme la Tour du Xylophone ou la Tour de l'Anche double de sable.

Les personnages jouables sont au nombre de douze, ce qui se ressent sur leur profondeur : l'un des plus gros défauts du jeu. En effet, seuls Polka, Frédéric Chopin et Allegretto présentent une personnalité approfondie (malgré les clichés du J-RPG qu'il faut prendre en compte), quant aux autres, et bien... Piccolo est un personnage assez mignon qui arrive à ne pas trop tomber dans la niaiserie. Quant aux autres comme Jazz qui pue carrément le cliché du chef d'un groupe de rebelles en proie à un passé terrible, ou encore Salsa qui est juste insupportable avec ses crises de nerfs et son côté kawaï qui ferait vomir des arc-en-ciels... bref, à laisser de côté. Les noms des personnages et lieux ont tous un lien avec la musique, qu'il s'agisse de noms d'instruments ou de danses, voilà une manière simple de faire référence à la passion de Chopin !

La musique qui compose ce jeu est vraiment géniale ! Signées par Motoi Sakuraba, les nombreuses pistes qui composent l'OST n'hésitent pas à tirer sur la corde sensible, octroyant un pouvoir émotionnel supplémentaire. Pour le plaisir de vos oreilles, voici deux musiques (assez tristes pour tout dire) qui m'ont vraiment marqué dans mon expérience du jeu :

 

 

 

Avec ces brèves analyses, on peut remarquer que l'expérience poétique engendrée par le jeu se porte sur la cohésion entre l'univers, le scénario et la musique en grande majorité, délaissant certains personnages uniquement présents pour les besoins du gameplay. La retranscription des grandes composantes de la vie du compositeur polonais a été efficace. Maintenant, il s'agit d'approfondir le personnage de Frédéric Chopin afin de voir si celui-ci est réellement essentiel à l'histoire.

 

Frédéric Chopin, un artiste dépassé par sa vie ?

 

Dans l'intrigue principal du jeu, on remarque facilement que le compositeur est un ami, voir un mentor pour la jeune Polka, assaillie par des doutes et des hésitations dus à son âge (14 ans) exacerbés par la présence d'une mort imminente. Pas très joyeux tout cela ! Une pauvre enfant avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, c'est triste... mais dans notre réalité, c'est Chopin qui est sur le point de mourir ! Une ambiguïté bien singulière, qui amène notre pianiste à remettre ses croyances en doute : au début du jeu, il n'hésite pas à faire remarquer que tout l'univers à notre portée n'est juste qu'un rêve, mais en constatant la détresse de sa jeune protégée et la manière avec laquelle elle vit ses épreuves, il éprouve des doutes. Est-ce que ce monde fantaisiste est un rêve ou une réalité ? Est-ce que la vie qu'il a mené en tant que compositeur est sa réalité, ou un rêve ? Ce questionnement métaphysique est merveilleusement bien illustré dans le chapitre 4 après les épreuves du bateau pirate.

Le personnage de Chopin, qui à la base est sûr de lui et de tout ce que la vie a pu lui apprendre, devient alors un personnage tourmenté, en proie aux expériences de sa réalité et celles de son rêve, n'arrivant pas à déterminer le vrai du faux. Un trouble du comportement qui se ressent à travers les environnements explorés. Les premiers lieux se veulent reposant par une nature riche et vivante : une forêt enchantée, une grande plaine verdoyante ou des collines abruptes. Puis apparaissent des lieux sinistres, d'inspiration militaire ou qui montrent de véritables signes de dangers : des cimetières, des ruines, le château de Baroque, le bateau pirate, des montagnes soufflées par le blizzard ou encore un volcan qui rentre en éruption. Vers la fin du jeu, les environnements perdent de leur représentation réelle pour devenir de plus en plus fictifs à connotation macabre, que ce soit par leurs mises en scène et/ou leurs noms : le temple d'Aria, les ruines de Coda, l'arbre du Violoncelle et mieux encore, comme l'Elégie de la Lune, les dunes du Bruit ou la Tour de l'Anche double de sable.

Plus Chopin perd l'impression de maîtriser son rêve, plus ce dernier devient instable et présente des notions de mort, celles-ci étant les plus flagrantes dans l'Elégie de la Lune, habitée par les âmes des défunts, les dunes du Bruit, véritable oxymore mêlant vie et trépas, et la Tour de l'Anche double de sable avec ses chutes de sables et ses zones de jeu d'un noir total évoquant irrémédiablement que la Faucheuse approche.

La Némésis de Chopin dans le scénario n'est pas la mort, comme ce que pourrait suggérer le scénario mais le comte Valse, abjecte représentation de toute la haine que le compositeur ressent pour cette dite musique. Jeune comte bourgeois avide de pouvoirs, il n'hésite pas à vendre de la poudre minérale, produit médicinal au premier abord, mais qui transforme ceux qui en ingèrent en trop grandes quantités en sortes de zombis. Au delà d'un style musical rejeté par Chopin, ce sont les connotations qui y étaient liées qui torturaient le compositeur : la bourgeoisie incapable d'aimer la musique pour son essence, ne comptant que sur la beauté de ses compositions pour se vanter lors de danses mondaines. Le comte Valse, que l'on affronte assez tard dans le jeu et par sa mort, montre le déclin de Chopin et non sa libération comme on pourrait le croire.

L'ultime moment où le compositeur est prêt à céder à la folie, à la fin de l'aventure, constitue le twist scénaristique du jeu. Là où on s'imaginait avoir abattu le boss final, un monstre gigantesque censé représenter une menace pour le monde entier, il n'en est rien. Chopin ne peut plus supporter ses réflexions et livre un duel à mort avec ses compagnons de toujours, pour voir si oui ou non le monde dans lequel il vit est un rêve, ce qui supposerait qu'il serait invincible. Un dernier combat qui, pour le gameplay, demandait forcément une hausse de la puissance de Chopin avec des techniques spéciales redoutables, mais qui a amené en même temps une cohésion dans le discours du compositeur. Pendant le combat, on peut se demander si Chopin est vraiment invulnérable jusqu'à ce que l'on mette à terre.

 

Par miracle, une vidéo de la fin du jeu en VOSTFR, accompagnée d'un commentaire du chroniqueur à partir de la 30ème minute lors des crédits de fin.

 

S'ensuit alors la scène finale où Chopin s'écroule sur le sol, mort. Par l'intervention de Polka, son sacrifice pour sauver le monde, s'est découlé plusieurs phénomènes. D'un, Chopin ressuscite et apprend la grande vérité de cette histoire : peu importe qu'il soit dans un rêve ou dans la réalité, seules les expériences qu'induit la vie compte. Par cette prise de conscience s'ensuit la libération psychologique du musicien qui finalement décède, comme si toute cette aventure était un moyen pour lui de trouver la paix intérieure avant de mourir. Toutefois, dans ce qui semble être les derniers instants de sa vie, il prend en main son rêve pour empêcher le tragique destin de Polka.

«Une jeune fille de 14 ans doit pouvoir vivre sa vie.», la réflexion qui énonce le principe poétique du jeu : profiter de l'instant. Comme le montre cette longue scène, où réflexions philosophiques, intellectuelles et poétiques se convergent sans forcément avoir de liens au premier abord, qui révèle des principes sommaires de la vie, mais noyés par la puissance grandissante de l'être humain sur le monde, mené par ses plus noirs desseins.

 

Un parti pris simple, mais terriblement poignant

 

Ainsi, par la vie de Frédéric Chopin, Eternal Sonata nous livre une expérience poétique intense, qui part sur des bases purement contemplatives, faisant intervenir des sentiments plutôt primaires : l'ébahissement devant des paysages somptueusement travaillés, l'empathie pour des personnages qui vivent des événements forts, qu'ils soient synonymes de joie ou de peine... jusqu'au climax de la fin du jeu, qui nous livre une réflexion philosophique profonde qui nous amène à réfléchir sur les actes de l'humanité pour nous remettre en cause. Le retour à une vie simple, constituée de l'unique privilège de pouvoir répandre uniquement le bien autour de soi, sans désir de pouvoir.

Malgré des défauts propres à un jeu vidéo : un aspect technique vieux avant l'heure par des modèles 3D bien trop rigides, un système de combat qui devient lassant ou encore des personnages pas assez approfondis, Eternal Sonata fait preuve d'intelligence dans la conception de son univers et de son scénario, jouant ostensiblement de notre corde sensible pour nous faire vivre une expérience émotionnelle intense.

Malheureusement, selon moi, cette expérience est à usage unique. Refaire le jeu demande déjà du temps, mais est synonyme une nouvelle fois d'une aventure linéaire (malgré un new game + qui permet de compléter la quête annexe consistante des partitions) qui perd son impact émotionnel.

Eternal Sonata est le seul jeu issu d'une grosse production qui ait réussi à me faire vivre une expérience émotionnelle aussi intense et j'espère que cela a été de même pour vous. N'hésitez pas à faire toutes remarques, positives ou négatives sur cette analyse bien personnelle. Si vous avez joué à des jeux du même acabit que celui-ci, n'hésitez pas à en parler dans des commentaires également !

 

Vanji