Depuis qu'il avait découvert ses pouvoirs, Fabrice Pont était devenu incontrôlable. Il faut dire aussi que son pouvoir à lui était dévastateur, et avec son caractère violent, cela aboutissait à un cocktail qui ne manquait jamais de faire mal à la tête... de ses victimes plus particulièrement. Car Fabrice avait le pouvoir d'augmenter la taille de chacun de ses membres à volonté. Délinquant déjà au moment où il avait développé cette capacité, il avait franchi le pas et était devenu un super-vilain, qui avait choisi pour nom de scène Rocco. La finesse, c'était pas son truc...

     Voie de faits, violences, tentatives de meurtre...il avait le pouvoir de rallonger ses membres et son casier judiciaire. Ce jour-là il se sentait particulièrement en forme et quand il avait croisé par hasard ce fourgon blindé qui roulait dans les rues grises de la Capitale, il n'avait pas résisté à l'envie de se défouler tout en se remplissant les poches. Il avait sprinté, attendu au milieu de la rue, et, ayant tendu ses mains en avant, leur avait fait prendre une taille qui lui permettait de bloquer le passage. C'est à peine si le choc du camion l'avait secoué quand il s'était écrasé contre les paumes de ses mains.

   Sa tenue noire, taillée dans un matériau très élastique lui permettait de conserver une parodie d'anonymat, mais tout le monde savait que quand Rocco allongeait un membre, il fallait s'attendre à ce que ça fasse mal. Il portait un masque qui ne révélait que son menton carré. D'une main, il souleva le camion et de l'autre, il l'ouvrit comme une boîte de conserve et le retourna pour en verser le contenu, convoyeurs et fonds. L'un des convoyeurs se releva et fit feu de son fusil, mais cela ne fit rien à Rocco qui arrêtait les balles de ses mains géantes. Il riposta ensuite, en giflant le pauvre homme qui s'envola comme un fétu de paille. Le deuxième s'empara de son fusil mitrailleur et tira aussi. Rocco rendit à ses mains une taille normale, esquiva les coups de feu, puis fit un saut géant, s'aidant de sa capacité pour allonger ses jambes. Puis, au moment d'atterrir, il quintupla la taille de ses pieds et s'abattit sur sa victime.

 

     Les journalistes affluèrent. Ils étaient friands de ce genre d'événement. C'était le moyen d'avoir un sujet brûlant sous la dent et des images sensationnelles. Et puis, les Super avaient le sens du spectacle. Fabrice/Rocco fut heureux de voir débarquer les journalistes, chaque caméra pointée sur lui était un encouragement de plus qui le transportait de bonheur. Pour la frime, il décida donc de dévaster un peu la rue à coup de poings. Et une façade éventrée, un trou béant en plein milieu de la chaussée. Et ça twittait, les photos faisaient le tour du web, les journaux télévisés faisaient leur beurre. Une fois satisfait, Rocco se prépara à décamper.

Un truc pourtant le heurta à toute vitesse. Il avait fini contre un mur. Il secoua la tête et se retrouva face à LUI ! Les journalistes et les badauds l'acclamèrent tous. Il avait choisi de se faire appeler Kratos. 1m95 de puissance, le sourire brillant, le visage serein et confiant. Il était connu pour être l'un des super-héros les plus puissants du monde. Un bandeau troué sur ses yeux lui garantissait son anonymat. Chevelure au brushing impeccable, regard de braise, il était l'idole des femmes qui voyaient en lui l'homme idéal. Super force, super vitesse, capable de voler...il était presque comme Superman, à la seule différence que Kratos n'avait pas de kryptonite.

     « Tu peux agrandir tes fesses ? Ce sera plus simple pour moi de les botter ! claironna Kratos.

— Tiens voilà un clown qui veut tester du Rocco !

— Approche donc mon poussin, je vais agrandir ta douleur ! »

 

     Le combat n'avait pas duré longtemps, et pourtant, les caméras présentes avaient eu de quoi se garantir des vues pour les années à venir. Le quartier avait changé de visage, de même que le pauvre Fabrice Pont qui ne fit pas le poids contre Kratos. Celui-ci fut aussitôt après le combat interrogé par les nombreux journalistes, désireux de recueillir ses déclarations, alors que la police embarquait Rocco vers une cellule dans laquelle il pourrait méditer sur ses actes.

     « Kratos avez-vous un message à faire passer aux jeunes qui vous suivent ?

— Bien sûr ! Les enfants, croyez en vos rêves, si vous vous donnez à cent pour cent, en restant droits dans vos bottes, alors il n'y a rien que vous ne pourrez accomplir ! » Ayant délivré son discours inspirant, Kratos prit son envol, laissant là une foule qui l'acclamait.

Kratos vola jusqu'à un bâtiment luxueux du Seizième arrondissement de Paris. Il vivait dans un appartement luxueux du Trocadéro avec vue sur la Tour Eiffel, de larges baies vitrées, et sur les murs étaient encadrés des articles de journaux à sa gloire. Il retira sa tenue de licra bleue foncée et enfila une tenue plus civile. Joël Pinker vivait la belle vie, c'était ce qu'il se disait alors qu'il se dirigeait vers sa chambre. Sur le lit se prélassaient deux jeunes femmes incroyablement belles. Deux mannequins. L'une d'elles s'adressa à lui, dans un accent trahissant des origines slaves :

    « On t'a attendu, héros. Si tu as encore de l'énergie, on va t'aider à la dépenser.

— Dégagez d'ici les roulures. Je suis fatigué, répondit d'un ton sec Kratos.

— Quoi ? Mais...

— Bon vous voulez du fric c'est ça ? Prenez et décarrez, coupa le Super Héros tout en jetant négligemment deux billets violet.

— Mais ça va pas ? On n'est pas des putes !

— PRENEZ L'ARGENT ! » avait hurlé Joël. Effrayées, les deux pauvres femmes se levèrent précipitamment et partirent aussitôt, ayant à peine pris le temps de se rhabiller. L'une d'elles avait ramassé d'une main tremblante un billet. Une fois qu'elles eurent passé la porte et l'avaient claqué, l'idole des jeunes se mit à éclater de rire. Puis, il alla se servir un verre de Whisky. Son téléphone sonna, c'était Wandrille, son agent.

 

     « Hey Kratounet ! T'as géré ce combat. Mais tu crois pas que tu aurais pu intervenir plus tôt ? On a un blessé parmi les convoyeurs de fonds. Il est dans le coma là !

— Ah merde, il n'est pas mort ? Dommage...

— Woh je te suis ps là !

— Ben hier je me suis dit, imagine un peu : Kratos arrive trop tard, il ne parvient pas à sauver quelqu'un. Tu me suis ? Alors là, genre, je fais profil bas...OK ? Genre remise en question et tout. Puis au moment opportun, quand un truc grave arrivera, Bim ! Le Superhéros revient en force après introspection, les gens kiffent et les contrats pubs pleuvent !

— Je sais pas man. Tu préfères pas garder un ratio de 100% de victoires ? T'es le meilleur y a pas de doutes. Tu crois pas que c'est risqué de montrer une faiblesse ?

— Wandrille, tu penses pas comme moi, tu me déçois. Mec je t'ai pas dit le plus beau. Je me fais rare. OK ? Les gens m'attendent OK ? On crée la demande ! Lorsqu'ils en peuvent plus, je redébarque, et alors là, on lance toute la gamme de produits dérivés, et t'auras l'impression d'être devenu un super héros ! On t'appelera Couilles-en-platine-man !

— Mec t'es un génie ! Ca marche, la prochaine fois, t'y vas mollo, on laisse crever un gars ou deux, et on lance le projet Héros sur le retour. Bon je te laisse, j'ai rendez-vous avec Coca-Cola, ils veulent ta tronche sur leurs canettes de Coca Zéro. Ils vont les rebaptiser Coca Hero, je te négocie un contrat aux petits oignons. Oh et au fait, super ton speech. J'ai failli croire à tes conneries de croire en ses rêves et tout là. »

     Après que Wandrille ait raccroché, Joël se dirigea vers sa salle de bain et se regarda longuement dans le miroir. Et il aimait ce qu'il voyait. Oh oui, c'était bon d'être Joël Pinker.

 

     Oh oui c'était chiant d'être Greg Gorman se disait ce dernier, alors qu'il se retrouvait de nouveau dans la rame du métro, un journal entre les mains, en direction du groupe de soutien de Michael Perséphone. Édition Spéciale du quotidien, consacrée à Kratos, le super-héros trop classe. Greg avait le même âge, et pourtant il avait un boulot de merde et un pouvoir ridicule tandis que l'autre frimeur avait lancé une marque de fringues et avait eu une relation amoureuse avec une actrice d'Hollywood. « Y a des mecs qui ont eu de la chance à la loterie génétique. » Greg haussa les épaules. Le métro marqua l'arrêt, et il se dirigea vers la sortie, prêt pour la troisième séance avec ses camarades inutiles.

 

     « Je vois que tout le monde est présent ! Aujourd'hui on va faire un genre de jeu de rôle assez spécial !avait annoncé tout de go Michael.

— Un jeu de rôle ? demanda Claire.

— Est-ce que ça comprend des tenues en cuir, du latex et des fouets ? renchérit Greg d'un air détaché.

— C'est possible, rétorqua sans se laisser démonter Michael.

— Je vois pas en quoi faire un jeu de rôle pourrait nous aider, soupira Gaëlle.

— J'ai eu l'idée en regardant les infos ce matin. Vous savez Kratos contre Rocco...

— Oh mon dieu, Kratos, ce mec ! Beau, sexy et tout puissant ! C'est en le voyant que je regrette de ne pas avoir le pouvoir de retirer les vêtements au lieu de les faire apparaître, rugit Claire.

— Tch...une tête de con ce mec ouais...cracha Greg.

— Tiens, on a un jaloux par ici ! Que veux tu mon cher, tout le monde peut pas être comme lui, un vrai modèle pour l'humanité, la voix de Cédric frappa Greg au visage.

— C'est un mec qui donne de l'espoir aux jeunes. J'aime bien lire ses interview, ça a l'air d'un type sympa, observa Gilles.

— Je sais pas...je pensais que les vrais héros étaient plutôt du genre discrets. Lui on le voit partout quand même. Il a même déposé un copyright sur son nom de héros, je me trompe ? Medhi semblait être méfiant vis-à-vis du grand Kratos.

— Je suppose qu'avec les risques qu'il prend pour sauver le monde à chaque fois, il mérite bien une compensation financière, déclara simplement Gaëlle.

— Quels risques ? Le mec n'a aucune faiblesse connue. C'est comme si tu ouvrais une marque sur ton nom parce que tu as dératisé un immeuble, cracha simplement Greg.

— On dirait que Greg a un autre super-pouvoir : la jalousie ! ricana Claire.

— Bon je propose qu'on la ferme à présent et qu'on écoute ce que nous propose Michael, trancha Gaëlle.

— Merci bien. Donc je vous disais que pour vous aider à vous sentir bien, on pourrait essayer de vous trouver des alias de super héros ! Bien sûr vous devrez les choisir vous même, après une mûre réflexion. Car c'est comme ça qu'on s'appellera entre nous ! »

 

     Tout le monde se regarda avec perplexité. Des alias de super-héros ? C'était ridicule ! Ce n'étaient plus des gamins ! Greg se demanda un moment ce que pensait bien faire Michael, et il lut dans le regard de ses camarades la même perplexité que celle qui était peinte sur sa face. Quand on demanda avec de grands yeux à quoi cela pouvait bien servir de se choisir des noms ridicules de Super-Héros, Michael leur répondit avec une excitation puérile que s'ils se choisissaient un alter-ego, ils ne se sentiraient que mieux. En effet, cela leur permettrait de passer du statut de phénomènes de foire à Héros potentiels, personnes qui considèrent leur pouvoir comme un plus, et non comme un handicap honteux. Il avait convaincu les six personnes du groupe de se prêter au jeu de la réflexion, bien que Greg prenait en vérité cela par-dessus la jambe. Un quart d'heure passa, et enfin, Michael annonça qu'il fallait à présent révéler son alias.

 

     Il se tourna tout d'abord vers Greg. Et lui demanda à quel nom il était arrivé au final, répétant que le premier nom qu'il sortirait serait celui qui le définirait.

« Atchoum-man, annonça Greg d'une voix laconique, ayant préféré passer un quart d'heure à penser à des poitrines et n'ayant accordé que cinq centièmes de seconde à son nom de scène.

— Très bien, Greg, tu seras Atchoum-man à partir de maintenant. Je peux savoir pourquoi ce nom ?

— Parce que je suis un mec, et que je fais éternuer les gens, répondit dans un sourire sarcastique Greg, s'attendant à entendre les noms ridicules des autres.

— Très bien on va passer à Cédric. Comment te ferais-tu appeler si tu étais un héros ?

— Euh...Vous promettez de ne pas vous moquer ?

— Nous ne sommes pas là pour ça ! Tu peux te jeter à l'eau !

— Vas-y fais nous rire, pensa Greg.

— J'ai pensé, enfin vous savez, je suis un gars qui peut faire pousser des fruits et...enfin je pense que si je devais être un super-héros, je me ferais sûrement appeler Arcimboldo !

— Hé c'est pas mal ! C'est même super bien vu ! Claire était enthousiaste et semblait sincèrement adorer le nouveau nom de Cédric.

— Et toi, qu'as tu choisi comme nom Claire ? demanda Michael.

— Oh c'est pas aussi travaillé. Mais j'avais pensé à Textil !

— Effectivement, au vu de tes pouvoirs, c'est logique, acquiesça Michael.

— Je me suis rappelée avoir vu dans un reportage que les nudistes appellent les gens habillés les Textiles, et puis j'aime bien comment sonne ce mot !

— Parfait au suivant, euh Gaëlle !

— Pour ma part, j'ai choisi Lumen ! Parce que ça veut dire lumière en latin, et aussi parce que c'est l'unité de mesure des flux lumineux. J'avais gardé ce terme en tête quand je faisais des recherches sur Wikipédia pour tenter de comprendre mon pouvoir.

— C'est très bien ça, Lumen, l'héroïne au regard de braise. Gilles, à ton tour.

— J'ai pas mal hésité, et j'ai simplement opté pour Tear. Déjà parce que les noms en anglais c'est plus classe, et puis Tear ça veut dire larme, mais y a aussi un coté agressif. Vous savez, to tear apart !

— Ha ha ! Je vois que tu as l'intention de faire pleurer tes ennemis, avec ou sans tes pouvoirs, impressionant Tear! Il ne reste plus que toi Medhi.

— Je me suis cassé la tête, et en fait je pense que le plus simple, c'est le mieux. Alors pour moi, ce sera le Cuistot.

— C'est vrai, c'est sobre. C'est efficace. Attention mécréants, le cuistot va vous faire passer à la casserole ! Très bien alors nous avons donc un groupe de super-héros : le Cuistot, Arcimboldo, Tear, Lumen, Textil et Atchoum-man !

— Eh j'ai changé d'avis pour mon nom ! Atchoum-man c'est naze !

— C'est trop tard hélas, Atchoum-man. Ce n'est pas qu'un simple nom que vous vous êtes donnés là ! C'est votre deuxième identité. Suivez-moi tous. »

 

     Michael mena son groupe à travers l'appartement. Il marchait à la tête tandis que les « inutiles » le suivaient en file indienne. Ils traversèrent un couloir, passèrent à coté d'une chambre fermée, puis arrivèrent dans une salle située au fond de l'appartement. Et chacun fut surpris. Dans la salle trônait une radio branchée sur les fréquences de la police. Celle-ci crachotait des instructions et des appels d'urgence. Un ordinateur avec un écran remarquablement grand, affichant une carte de Paris sur laquelle scintillaient des points de façon ponctuelle sur certaines zones attirait aussi les regards. Les souffles furent coupés, Michael jubilait.

     « Mec c'est quoi ce truc ? demanda finalement Medhi.

— Pourquoi j'ai l'impression que c'est illégal d'avoir ce truc chez soi ? renchérit Greg.

— Mes amis. Quoi de mieux pour vous prouver que vous n'êtes pas « inutiles » que de vous faire combattre le crime ?

— Comment ça ? Non il y a erreur. On n'est pas des flics, on ne peut pas juste...Claire en bégaya.

— Tu veux qu'on se fasse buter c'est ça ? Gilles avait la lèvre qui tremblait.

— Vous avez des pouvoirs fantastiques ! Et vous ne vous en rendez pas compte ! Je ne vous demande pas de le faire tous les jours, je vous demande juste de goûter une seule fois au feu de l'action ! D'être grisé ! Vous pourriez faire un truc pas trop dangereux, que vous ferez ensemble !

— Il y a déjà des super-héros ! Des mecs comme Kratos, lança Cédric.

— Peut-être que les mecs comme Kratos ont oublié le plus important, soupira Michael. N'avez-vous pas envie de savoir ce que c'est d'être un héros ? D'utiliser vos pouvoirs pour le bien ? Greg, tu l'avais dit toi-même ! Quand tu as muté, tu te voyais déjà devenir un super-héros, un mec bien ! »

 

     Pour la première fois depuis bien longtemps, Greg Gorman, qui était plongé dans un état léthargique dépressif sentit une étincelle de vie brûler en lui. Elle était légère, mais elle suffisait à griser son être, et c'était comme s'il reprenait des couleurs. Ses mains tremblaient, et il fit un effort énorme pour ne pas le montrer. Il risqua un regard vers les autres, et chacun prouvait, avec son visage tendu qu'ils hésitaient grandement. Michael les toisa tous et d'une voix solennelle il demanda :

 

« Lumen, Arcimboldo, Atchoum-man, Cuistot, Textil et Tear, allez-vous enfin vous décider à utiliser vos pouvoirs ? »