C'est en début de semaine que le glas est tombé : Microsoft annule Scalebound. Annoncé à l'E3 2014, le titre figurait pourtant parmi les titres les plus ambitieux et séduisants du catalogue du constructeur américain, qui se payait pour l'occasion les services de Platinum Games mais aussi et surtout le créateur Hideki Kamiya, à qui on doit notamment Devil May Cry, Okami ou encore Bayonetta.

Ce dernier justement, semblait particulièrement enthousiaste à l'idée de mener à bien ce projet, qu'il décrivait alors comme le jeu dont il a "toujours rêvé". S'il fallait d'abord se contenter d'un premier trailer en CGI qui en définissait mal les contours, le jeu est finalement revenu l'année suivante à la Gamescom 2015 avec une première vidéo de gameplay qui nous en disait plus sur le concept : un jeu d'Action teinté d'élements de RPG en monde ouvert et dans lequel le jeune héros (Drew) est accompagné d'un immense dragon qui peut servir d'allié au combat ou de moyen de transport. On grappillera plus tard davantage d'informations, et l'équipe évoque une carte gigantesque, la possibilité de visiter des villages remplis de PNG, de personnaliser son dragon et même de le commander, le tout jouable seul ou jusqu'à 4 en coopération, chacun accompagné de son dragon. Les idées semblent bien là, sans qu'on ait pourtant la concrétisation en vidéo, peut être les prémices d'un développement plus compliquée qu'il n'y parait. Suffisamment en tout cas pour pousser Microsoft à confirmer hier l'annulation du jeu, sans donner davantage d'informations concernant la nature des événements qui ont propulsé le titre dans son cercueil.

Il n'en fallait pas plus pour que le web et les forums s'enflamment, offrant l'opportunité aux détracteurs de tirer à boulets rouges sur Microsoft, qui ne s'est toujours pas relevé de la déconvenue de l'E3 2013. Seulement voilà, ce qu'il y a de génial et inquiétant avec internet, c'est que n'importe qui peut s'exprimer tout en gardant l'anonymat (jusqu'à une certaine mesure), et ça donne lieu à des interventions qui entretiennent la haine et la désinformation autour de la firme de Redmond, avec une violence parfois étourdissante.

Quelques minutes seulement après la confirmation de l'annulation du jeu, on a pu lire ici et là que Microsoft avait littéralement persécuté Platinum Games, au point de précipiter Hideki Kamiya en dépression. Pourtant, aujourd'hui même, l’intéressé est intervenu sur les réseaux sociaux pour démentir les rumeurs sur son état de santé. De la même manière, de nombreux joueurs fustigent Microsoft d'avoir "fait perdre son temps" au créateur japonais, ou lui reproche de ne pas avoir assumé le développement jusqu'à son terme ... sans jamais remettre en question une seule seconde l'implication de Platinum Games ou tout simplement la viabilité du projet.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que l'annulation d'un jeu est une affaire sérieuse qui entraîne avec elle des emplois, des plans/stratégies mais aussi de l'argent. Ça ne se décide évidemment pas sur un coup de tête, encore moins quand on parle d'un projet de cet ampleur. Si Microsoft ne comptait probablement pas en vendre des millions, ils avaient avec Scalebound l'assurance de proposer un produit qui dénote du reste de son catalogue et qui profite de surcroît de la popularité (grandissante) de Platinum Games, particulièrement du côté des "core gamers". Cette affaire est donc devenue malgré elle le symbole des perturbations que traverse le constructeur ces dernières années. Mais il faut cependant avoir suffisamment de recul pour comprendre à quel moment l'annulation d'un jeu devient une optique inévitable, ce moment précis où deux choix s'offrent à l'éditeur :

  • poursuivre le développement visiblement chaotique d'un jeu, ingérer toujours plus d'argent voire même confier la tâche à une nouvelle équipe, et rendre tant bien que mal l'ensemble jouable, quitte à subir les foudres de la presse et des joueurs.
  • arrêter les frais, admettre que le chantier n'avance pas et réalouer l'argent mais aussi les moyens (humains, technologique...) sur d'autres projets plus sains.

 

Le problème en fait, c'est qu'on parle ici de Microsoft, qui traîne déjà quelques casseroles du même genre sur cette génération. D'abord avec le reboot de Phantom Dust, annoncé lui aussi en 2014 avant d'être court-circuité l'année suivante, forçant le studio en charge du projet à mettre la clé sous la porte. On apprendra alors que l'équipe ne parvenait pas à remplir les exigences (de plus en plus conséquentes) de Microsoft avec le budget initialement fixé de 5 millions de dollars. 

Autre annulation, celle de Fable Legends, un spin-off free to play qui a tout de même englouti 75 millions de dollars avant de rendre son dernier souffle, sans jamais sortir de sa phase beta fermée déjà peu engageante. Tout comme Phantom Dust, l'annulation entraînera dans son sillon la fermeture surprenante et malheureuse du studio Lionhead, considéré jusqu'ici comme l'un des piliers de l'écosystème Microsoft Studios, et si ce nom ne vous dit rien, sachez que c'est à cette structure qu'on doit notamment Black & White mais surtout la prolifique série des Fable, dont la trilogie pèse à elle seule plus de 12 millions d'unités écoulées.

L'annulation de Scalebound s'ajoute donc à la liste, et la nouvelle tombe plutôt mal en ce début d'année 2017 où le calendrier first party du constructeur peine à convaincre, puisque à l'heure où j'écris ces lignes, on attend "seulement" Halo Wars 2, Sea of Thieves, State of Decay 2, Crackdown 3 ainsi qu'une poignée de jeux indépendants (Cuphead, Below, Ashen...), sans oublier Forza Motorsport 7 qui sera - sauf surprise - annoncé dans les prochains mois. Une perspective plutôt maigre face à la ribambelle de jeux qui atterriront sur PS4 cette même année, alors que la machine assume (enfin) son statut de leader incontesté. Le timing ne joue donc pas en faveur de la marque verte, qui doit absolument repartir d'un bon pied avec le reveal de la Scorpio à l'E3 2017 (ou avant), un show qui s'accompagnera probablement de quelques jeux comme l'a d'ores et déjà sous entendu Phil Spencer quelques mois auparavant.

Pourtant, l'annulation d'un jeu n'est pas une exclusivité Microsoft, et encore récemment, on regrettait la disparition de Silent Hills. Plus loin, on se souvient de This is Vegas, Getaway sur PS3 ou le plus obscure Eight Days, sans oublier Deep Down sur PS4, toujours en vie mais d'un mutisme hallucinant (et inquiétant) depuis son annonce en 2013.

Alors pourquoi s'acharner de la sorte sur Microsoft ? Eh bien parce que la firme de Redmond joue le rôle de cible idéale qui cristallise les mécontentements et les moqueries d'une frange des joueurs depuis 2013 et son revers face à Sony à l'E3, avec au coeur de la discorde une incompréhension à faire rougir de honte Plaute. Mais l'acharnement est tel que certains médias ou journalistes remmettent légitimement en question la vision et la réflexion parfois biaisée(s) des joueurs vis à vis du constructeur américain, là où laisse plus facilement couler du côté de Sony ou Nintendo, et pas seulement en France (historiquement rattachée à la PlayStation). On peut en effet voir sur les célèbres forums de NeoGAF que Microsoft est poussé au centre des débats houleux, où les intervenants n'hésitent pas à (re)dégainer les faux pas du constructeur (époque Xbox 360 comprise), tout en occultant les réussites. On peut par exemple lire que "Microsoft est incapable de tenir des gros projets", alors même que la firme est à l'origine de certaines des plus grosses franchises de l'industrie. D'autres s'emportent et prédisent littéralement la "mort de Microsoft pour l'année prochaine". Shinobi602 y va lui aussi de son petit billet qui propulse le débat encore plus loin en regrettant "l'orientation multijoueur" de la marque (pourtant amorcée depuis plus de 10 ans maintenant). Ce manque de mesure peut surprendre, agacer, mais c'est le reflet d'une génération, celle du tout connecté et des réseaux sociaux. C'est aussi la conséquence d'une surconsommation de l'information, avec la multiplication des sites et sources permise par le web. Le joueur se renseigne de plus en plus, mais paradoxalement de moins en moins bien, et n'a plus l'instinct de pousser la réflexion plus loin, et s'arrêtent parfois aux dires du premier venu sur les forums.

Quoi qu'il en soit, il y a peu de chances qu'on sache un jour les causes exactes de l'annulation de Scalebound, ni même les responsabilités de chacun dans cet échec. Hideki Kamiya rebondira très certainement avec un autre projet, et Microsoft s'atèlera à (re)conquérir les joueurs avec en ligne de mire un E3 2017 qui pourrait marquer un tournant décisif. Mais cette affaire restera comme une épine plantée dans le coeur de certains joueurs, avec la douloureuse sensation d'une idylle fauchée trop tôt.