Le personnage de jeu vidéo est par définition virtuel, et le rapport que nous entretenons, nous les joueurs, avec cet être numérique, relève de la domination la plus détachée. Le sentiment de préservation qu'on peut ressentir à l'égard de notre avatar n'est la plupart du temps qu'une transposition de notre propre instinct de survie. Voilà pourquoi on consent à faire subir les pires outrages à notre alter ego par pur plaisir d'expérimentation. Car nos avatars ne prennent vie que lorsque nous les pilotons, nous n'avons que peu d'empathie pour ces poupées de chiffon qui s'animent à notre bon vouloir. On peut être touché par l'histoire de ces personnages, s'amuser de leurs comportements et s'identifier à la narration qui gravite autour d'eux; mais nous restons malgré tout les maîtres absolus de leurs mouvements et de leurs affinités. Et si, par un heureux imprévu, Quantic Dream avait offert à ces avatars virtuels, par le biais de la technologie, une âme? 

 

Le bruit. Dans un monde informe, à la vision trouble, s'envole le son des machines. La technologie, base de ce court métrage, de la création vidéoludique; une technologie qui donne naissance à cet avatar, KARA. Au départ simple visage inanimé, endormi, mort. Car le visage est avant toute chose destiné aux autres, à dieu; il est le miroir extérieur de notre conscience. Mais ce visage est froid, vide, synthétique. 

La machine commence à assembler les pièces de l'avatar. D'apparence humaine, le doute n'est malgré tout pas permis sur la nature de l'avatar : son coeur artificiel a beau battre, il n'en est pas pour autant humain. Le reveil de cet androïde assoit un peu plus sa place d'être synthétique, lorsqu'elle se met à débiter machinalement son numéro de série... Simple object pluriel sans personnalité ni conscience. Tout comme notre avatar de jeu que nous faisons mourir encore et encore et qui réapparaît sans cesse pour que nous puissions continuer l'aventure; Quantic Dream nous suggère que chaque réapparition de notre personnage serait en fait la création d'un nouvel avatar, le précédent étant détruit pour toujours. Cet enchaînement de destruction et création renforce l'absence d'humanité et la cruelle futilité d'une machine qui n'a aucun instinct de survie et qui obéit inexorablement au dictat de son maître, le joueur.

Puis vint une question anodine, générique : comment l'utilisateur souhaite-t-il nommer sa poupée de chiffon ? Quatre lettres, K A R A. En cet instant, cet échantillon industriel se trouve une identité. L'avatar de jeu ne devient plus l'extension virtuelle des décisions du joueur, mais une entité à part entière ancrée dans la réalité. Elle prend soudain conscience du monde qui l'entoure et auquel elle appartient. Elle prend également conscience de son corps, de ses mains, sa peau... La propagation presque virale de la peau claire à la surface de son enveloppe synthétique se fait au diapason de chaque réaction humaine. Plus Kara devient indépendante de la machine et de son créateur, plus elle prend une apparence humaine. Le climax de cette réaction se produit lorsque Kara se voit offrir le privilège de marcher en toute indépendance. Les différents bras mécaniques reliant Kara à son créateur qui régissaient autrefois sa liberté de mouvement, deviennent le symbole de la manette, lien dominateur entre le joueur et son avatar, dont QuanticDream semble annoncer la fin dans sa forme arbitraire. De cette liberté anodine laissée à cet être virtuel de se déplacer selon ses propres instincts, découle la destruction de la dernière frontière entre la machine, et la vie. Kara se laisse porter par sa propre euphorie, le sourire aux lèvres, laissant la peau, et donc son humanité, recouvrir la totalité de son corps jusqu'à lui inculquer la pudeur. 

 

Mais la magie ne dure qu'un temps et le maître tente de reprendre ses droits, pointant d'un rire presque moqueur le fait que Kara, aussi humaine puisse-t-elle paraître, n'en demeure pas moins un simple ordinateur sur pattes. Ainsi la limite posée entre le réalisme et le réel vient du joueur lui-même. Alors que l'avatar s'est trouvé une identité dont il a conscience, la corrélant à toute une palette d'émotions crédibles qui sont pour lui innées; le joueur le ramène à sa triste réalité. L'avatar est un objet dont le joueur est l'implacable propriétaire, et il serait impensable pour lui d'accepter de sa chose qu'elle s'offre un libre arbitre. Ainsi Kara se voit démembrée car elle a pensé être en vie, ce miracle métaphysique né de la technologie, de la machine, est une anomalie qu'il faut impérativement effacer. 

Face à cette décision totalement arbitraire Kara tente le tout pour le tout et implore la clémence de son maître. Elle souligne le fait qu'elle a rempli avec succès tous les tests, elle va jusqu'à promettre de ne plus jamais penser ou aller à l'encontre de son code source. David Cage nous parle du rôle communément admis de l'avatar et de la difficulté d'apporter à ces entités virtuelles une identité propre et leur permettre d'exprimer leur humeur par l'émotion, la pensée. Il nous parle du rejet arbitraire du joueur et de l'industrie face à l'idée d'apporter une certaine liberté d'action et de pensée à ces personnages qui sont séquestrés depuis des dizaines d'années dans  l'expression dominatrice de leur utilisateur. Durant cette lutte d'influence, on aperçoit l'utilisateur, tel un voile vaporeux presque aussi virtuel pour Kara qu'elle ne l'est pour le joueur. 

Alors que la fin semblait inéluctable pour KARA, elle hurle : "J'ai peur". D'un seul coup, l'utilisateur s'arrête, tout comme la machine. Alors qu'il n'était jusqu'alors qu'un simple exécutant technique, par cette complainte de l'avatar, le joueur s'identifie. Et si c'était moi? Qui suis je pour interdire à Kara de vivre, de ressentir, d'aimer? Prenant ainsi conscience de son rôle de despote face à une machine qui donne plus d'importance à la vie que lui-même, l'utilisateur ne peut se résoudre à détruire Kara. Quantic Dream tente de nous faire entrevoir ce vers quoi le studio se tourne, où le joueur ne voudra pas laisser son avatar dans une situation compliquée, non pas par une transposition de son propre instinct de survie, mais véritablement par empathie pour ce personnage virtuel. Les larmes glissant sur ses joues, Kara retrouve le sourire face à la clémence de son ancien tyran, aujourd'hui pair. Avant de rejoindre la file des avatars, Kara se retourne vers l'utilisateur, et dans l'expression la plus criante d'humanité de ce court métrage, elle le remercie. Ainsi s'envole les notions de pouvoir et de domination dont le joueur fut bien trop souvent habitué. Reste la rencontre improbable entre deux personnalités si différentes physiquement, qui ont su communiquer et se comprendre. Kara rejoint les autres avatars, et alors qu'elles se ressemblent en tout point, La vie respire au travers des yeux de Kara, la rendant unique.

Par la technologie, et en particulier la Performance Capture, Quantic Dream nous montre que l'avatar n'a pas besoin d'être générique, qu'avoir un contrôle total sur ce personnage n'aide en aucune façon à ressentir de l'émotion pour ce qu'il entreprend, à le considérer comme un être à part entière. Quantic Dream a, par le biais de la technologie, ouvert une fenêtre vers un nouveau rapport entre le joueur et son avatar. Eux mêmes ne savent pas si c'est une voie viable, tel l'utilisateur murmurant "mon dieu" en voyant Kara s'en aller....