(Le principe des billets de la section « Réflexion » est de proposer une analyse d’un jeu, d’un livre ou d’un aspect plus général du monde des jeux vidéo par rapport au game design, au storytelling, etc. Créant en parallèle un jeu vidéo, cette partie est donc complémentaire de mon travail sur le projet Kafka, une vision théorique s’ajoutant à la pratique. Il ne s’agit pas d’un test.).

I) Mise en abyme, de la moquerie à l’autodérision

Une des quêtes de Fable III (vidéo en anglais ici), quête importante par son butin, en effet elle vous rapporte de nombreux boucliers (nécessaires pour ouvrir divers coffres permettant d’améliorer nos armes, nos pouvoirs, etc.). Mais quête importante également pour sa qualité, son humour et surtout son traitement de la mise en abyme.

Partant d’un principe mathématique que je ne saurais vous expliquer, la mise en abyme a rapidement envahi les domaines de création. Procédé permettant d’exercer une certaine virtuosité dans l’élaboration d’une oeuvre, comme en peinture avec Les Ménines de Vélasquez par exemple, ou pour prendre une référence plus triviale mais probablement plus populaire, le logo de La Vache qui rit. La mise en abyme n’est pas qu’une affaire de virtuosité, moyen de briller facilement pour le scénariste, le procédé offre aussi la possibilité de prendre du recul vis-à-vis de l’action pour créer un cadre plus propice à la réflexion.

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Deux exemples de mise en abyme.

La Nuit américaine de Truffaut, un film sur un film qui se fait (post-production, caprices des acteurs, décors…) ou méta-film pour utiliser un terme plus spécifique, permet au réalisateur à la fois de décortiquer tout ce processus créatif pour rendre hommage au travail collectif, sous-jacent à la réalisation d’un film, mais également démystifier, par l’exposition du réel, une oeuvre toujours un peu magique vue de l’extérieur (l’idéalisation du spectateur).

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La Nuit américaine, Truffaut

Le jeu vidéo n’est pas forcément le média le plus prolifique en la matière. On se souvient de Day of the tentacle (1) dans lequel on pouvait refaire intégralement Maniac Mansion (autrement dit l’épisode précédent de la saga). Une manière comme une autre de confirmer la légitimité de cette suite et de créer un encastrement amusant (un jeu dans un jeu pour montrer au fond que tout cela n’est qu’un jeu…justement).

Fable III nous propose, avec la mission « Le jeu », un titre aussi impersonnel que générique, manière d’englober le jeu auquel on participera dans le jeu Fable III, d’incarner le héros d’une aventure issue du cerveau de quelques adolescents un peu attardés. Seulement, rien n’est laissé au hasard.

Réduit par magie à l’échelle lilliputienne, vous allez pouvoir vous balader dans l’univers en carton de ces adolescents (ils ont réalisé une maquette grossière). D’une part, ce jeu à échelle réduite permet aux développeurs de se moquer des propres limites d’un jeu vidéo. On connaît tous les limitations des murs invisibles qui vous bloquent un chemin, les passants que l’on rencontre et qui ne réagissent pas ou peu. Bref, tous ces éléments qui trahissent la volonté d’illusion du jeu. Le factice devenant cruellement visible et ruinant toute immersion.

On retrouve ces limites dans la mission Le jeu. En déambulant dans cette maquette, les personnages rencontrés (issus d’une énième histoire de princes et princesses) apparaissent sans relief. Tels des bouts de papiers peints, ils gesticulent dans une raideur confinant au ridicule. De même pour les objets trouvés, comme l’épée qui sort du coffre, que l’on ne peut saisir. Ils sont aussi rigides que les personnages. Des éléments raillant ces limites de l’illusion que l’on retrouve dans le jeu vidéo lui-même.

Cette moquerie proposée en filigrane est également là pour railler la propre histoire du jeu et, plus largement, de la saga (voire même de l’univers heroic-fantasy), puisque cette aventure de la mission Le jeu est une nouvelle, fadasse et caricaturale, histoire de princesse prisonnière d’un roi maléfique. Un scénario qui n’est pas sans rappeler également une autre saga, mondialement connue, du jeu vidéo avec un certain plombier moustachu. La distance permise par cette mise en abyme offre un joyeux jeu de massacre généralisé. Les développeurs arrosant autant les collègues qu’eux-mêmes.

D’ailleurs, pour rester dans l’ironie à propos des jeux vidéo, on relève aussi quelques détails se moquant cette fois non plus du factice visible mais de l’arbitraire parfois absurde des productions vidéoludiques. Les créateurs, vous observant vous débattre dans leur petite maquette, s’embrouillent à plusieurs moments. L’un demandant aux autres, pourquoi une épée dans ce coffre ? Ou, pourquoi une énigme ici ? Pourquoi cette énigme ? Cette mission semble expliquer cet arbitraire bien connu émergeant de la difficulté de produire à plusieurs. L’oeuvre collective ou les compromis dans la douleur au détriment d’une certaine lisibilité…parfois.

Plus évident, mais également moins pertinent, la mission offre quelques moments de pure drôlerie renvoyant à un humour à la Monty Python (les animaux mignons mais tueurs de Sacré Graal) où le regard est acerbe, gentiment moqueur plutôt, envers les rôlistes par la représentation de créateurs/joueurs légèrement attardés et obsessionnels.

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L’animal mignon mais tueur, humour typiquement anglais

II) L’histoire littéraire déformée

Au cours d’une mission annexe, intitulée « Sandwich jambon » (vidéo en anglais ici), on devra résoudre une querelle littéraire entre deux amoureux du théâtre. Utilisant une fois encore, de façon plus détournée, moins conventionnelle peut-on dire, la mise en abyme la mission propose un récit dans le récit ou, pour être plus précis, un jeu théâtral (incarner un comédien et faire des bouts de pièces) dans le jeu vidéo.

L’exercice ici est de pasticher les pratiques théâtrales voire les genres en les caricaturant allègrement. Du coup, pour amadouer le spectre d’un dramaturge cherchant à dissimuler une pièce (mêlant tragédie et comédie) que les querelleurs vous somment de retrouver, vous allez devoir incarner une femme éperdument amoureuse déclarant sa flamme, un soldat mourant au combat et j’en passe.

Chaque scène est emphatique à souhait comme pour ridiculiser cette emphase dans lequel le théâtre, Comédie française ou productions contemporaines à la Chéreau (regardez le jeu de Dominique Blanc dans Phèdre) dans le cas de la France, tombe trop souvent malheureusement. Mais, au-delà de cette raillerie et de ce travail, réussi, du pastiche théâtral, on admire également la réécriture fantasque de l’histoire littéraire. La vraie.

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Phèdre de Chéreau

La tragi-comédie (2), avec ou sans trait d’union, est une vieille lubie théâtrale. L’expression date du XVIème siècle mais c’est surtout au XVIIème qu’on voit des pièces « tragiques au dénouement heureux » comme les comédies de Molière ou Le Cid de Corneille. Le XIXème, par l’entremise d’Hugo, tentera via un drame plus moderne une nouvelle alliance des « contraires ».

Comme une réécriture de l’histoire littéraire donc, les développeurs nous font découvrir, à la fin de notre enquête, et après la découverte du manuscrit caché, la première tragi-comédie de l’histoire. La caricature est une fois de plus utilisée pour imaginer une histoire parallèle, tordre l’officielle à souhait. En clair, cette première tentative, se déroulant face à un public improvisé, dans une rue, est un fiasco. La faute à une écriture idiote incapable d’assimiler deux genres pour en faire un. Les deux écoles s’associent sans se conjuguer. Le comédien pro-tragédie fait son emphase habituelle tandis que le pro-comédie répond à son partenaire en lâchant une bonne grosse blague, plus ou moins, en lien avec ce qui vient d’être dit. Une réécriture étonnante et drôle.

IV) La politique, gestion et pragmatisme

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Le début de l’aventure et déjà un choix à faire

La politique a une place importante dans le dernier Fable. Tout le jeu est comme hanté par ce spectre, de l’ambition à l’action pour terminer par la gestion, le dernier né de la trilogie molynesque fait sens et surtout mouche à plusieurs reprises.

Pour commencer, après un lever gracieux dans des draps en soie, notre personnage va très rapidement passer du conflit familial (l’opposition au frère, l’aîné), à l’opposition politique pour ne pas dire à un contre-mouvement tendant vers la révolution.

Outré par le comportement de votre frère, matant un début d’insurrection aux portes du château, vous fuyez la demeure cossue de votre enfance pour vous mêler au peuple. Des communautés fragmentées et peu enjouées. Pour renverser votre tyrannique frère, il faudra réunir le maximum de personnes car comme le dit l’adage « L’union fait la force ».

Convaincre les différents groupes ethnico-culturels, obtenir leur aide en échange d’une promesse (protection, donation d’une terre…). Les premiers temps sont à l’action et à la tractation. Une opposition politique vivante. Rien que des combats et de l’oral, pour le dire vite de la rhétorique politicienne. Le tribun armé, le Che de l’Albion.

Seulement, après avoir réuni un maximum de sympathisants, après un renversement éclair de votre frère, vous voilà aux manettes. Et, au lieu de s’arrêter là, le jeu continue malicieusement. Cette fois-ci, fini l’action classique du TPS sans conséquences ni réflexions véritables, place à la gestion politique où économie et social se mêlent.

Le tour de force est de nous proposer de siéger, gérer et voir que nos actions précédentes, voire notre grande quête révolutionnaire (fun au premier abord, et je déteste ce terme au passage), implique aussi un lot de responsabilités. Chose rare, les conséquences de nos actes nous retombent dessus et nécessitent un traitement souvent délicat.

Les promesses faites, pour constituer une armée révolutionnaire, entraînent (si elles sont respectées) des conséquences économiques dures. Construire une école, une usine de traitement des déchets, assurer la protection promise, laisser une partie du domaine à une communauté…toutes ces actions ont un coût. Des dépenses, encore des dépenses. Seulement, la trésorerie d’un royaume n’est pas extensible. Faire des projets culturels et sociaux, c’est bien, mais ça ne rapporte rien et, pragmatisme oblige, un royaume a besoin d’argent pour soutenir une économie et assumer des tâches variées afin que son peuple ne crève pas.

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Le dernier tiers du jeu vous demandera de faire de nombreux choix politiques

Finalement, la tyrannie du frère ne l’était pas tant que ça tant on voit dans les choix proposés que ceux du précédent roi sont probablement les plus prudents et équilibrés (entre le contentement du peuple et une rentrée d’argent suffisante). Il faut donc constamment jongler entre des mesures populaires mais coûteuses (école, écologie, relance de l’économie…) et des mesures impopulaires mais nécessaires pour engranger suffisamment de monnaie afin que le royaume ne fasse pas faillite (ouvrir un bordel, augmenter les impôts…). Une vraie leçon de pragmatisme politique, ludique et intelligente.

Surtout que, s’il n’était question que d’argent on pourrait hausser les épaules en se disant, comme Louis XIV, « L’Etat, c’est moi », mais ce n’est pas aussi simple. En effet, votre royaume est sous pression, une attaque d’ennemis est imminente. Du coup, il faut faire vite. En un an, renflouer les caisses au maximum pour pouvoir mieux protéger son peuple (l’armée est une source de dépenses) en cas d’attaque. Tout d’un coup, notre jeu d’équilibre mettant en scène l’affrontement du principe de réalité prend une toute autre dimension.

Être un roi généreux, et c’est la faillite du royaume donc un peuple non protégé et trucidé par paquets (sur qui règne-t-on alors ?). Un roi sévère, engrangeant un maximum d’or et c’est un peuple qui survit dans sa globalité mais mécontent et pouvant par la suite vous déloger vous aussi du trône. Un vrai jeu d’équilibriste.

Par ce revirement, double articulation comme le dit Molyneux lui-même (3), Fable III distille une critique du politique sans virer dans la caricature. En aucun cas il ne s’agit de faire une charge, une raillerie un peu lourde, mais bien de proposer au joueur d’être aux manettes comme les gens qui le gouvernent. Et de voir ainsi toute la difficulté de l’exercice mêlant choix moraux (un bordel, mal ou bien ?), positionnements économiques (la relancer ou pas…), sociétaux (une école ou une usine) et j’en passe. Un volet critique assumé par l’auteur. Un volet critique surtout montrant toutes les limites de l’exercice politique lorsqu’il est question de choix et d’argent. Encore une fois, un positionnement ludique et intelligent.

Références :

1- La mise en abyme, par Wikipédia

2 – La tragi-comédie, par Wikipédia

3 – Interview de Peter Molyneux, par le site Chronicart

 

Lien d'origine : https://alfouxdessine.wordpress.com/2015/05/05/fable-iii-mise-en-abyme-litterature-et-politique/