Fallout 3 a ceci de particulier, qu'il place sans cesse le
joueur devant des choix moraux. Mouais... d'autres jeux le font aussi,
me direz-vous. Certes. Recommençons : Fallout 3 a ceci de
particulier, qu'il place sans cesse le joueur devant des choix moraux,
sans que jamais la ligne de démarcation entre le bien et le mal ne soit
clairement identifiable.
Là, déjà, ca a quand même un peu plus de
gueule, et ca donne envie a ceux qui ne connaissent pas encore la
franchise de s'y intéresser de plus près. Car, loin du moraliste
-presque puritain- Red Dead Redemption, qui non seulement, limite la liberté du joueur a faire le mal, mais surtout, a modifier le scénario en conséquence, Fallout 3 offre au joueur la possibilité de façonner le scénario en fonction de
ses actes, grâce a un arbre scénaristique si touffu, qu'il ferait passer celui d'Heavy Rain pour un pauvre thuya bouffé par les parasites.

Cependant les ultras me rétorqueront ceci : si l'impact sur le plan
moral des choix du joueur sont difficilement identifiables dans Fallout 3 pour ce qui relève de tout un ensemble de micro-décisions, le chemin
reste tout de même balisé par quelques décisions fondamentales (choix
d'alliances, élimination ou protection de communautés entières) a
l'impact moral clairement identifiable. C'est ainsi que globalement, le
joueur agit en connaissance de cause. Et si ce dernier est parfois
tiraillé par sa conscience au moment d'agir, il peut tout de même
entrevoir a l'avance les conséquences de ses actes. S'il souhaite agir
en écartant la vertu, et faire triompher la nécessité, il peut a
l'avance se préparer psychologiquement pour que sa conscience ne soit
pas trop rongé par le vice. Mécanisme de protection tout a fait banal.

Et... c'est dommage. Dans la vraie vie, on ne peut pas toujours
appréhender a l'avance, et de façon globale, les conséquences de ses
actes. Parfois, en croyant agir pour la vertu, nous nous mettons en
réalité au service du vice (vice... vice... mwawawawawah !). Et
vice-versa d'ailleurs. La force de The Pitt ? Brouiller les
repères moraux du joueur, pour le faire glisser ensuite du coté obscur
de la force. Personnellement, je ne suis pas ressorti indemne de cette
expérience...

Guantanamo : annexe de Pittsburgh

L'entame de The Pitt est pourtant on ne peut plus manichéenne. Un certain Wernher sollicite votre aide. Ex-esclave à The Pitt (Pittsburgh dans Fallout), en fuite, il fait appel a vous afin de libérer ses frères du joug des Raiders, et de son chef Ashur, qui contrôlent la ville. Le joueur qui a déjà terminé Fallout 3 sait en l'état qu'il pourra soutenir les esclaves et se ranger du coté
des opprimés, dans une démarche altruiste, ou bien trahir ces derniers,
en espérant un bénéfice plus important encore pour lui-même.

L'entrée dans The Pitt semble confirmer ce constat. IRL, Pittsburgh est un des berceaux de la sidérurgie mondiale. Dans le monde post-apocalyptique de Fallout (les Terres Désolées), The Pitt a finalement la même fonction, les syndicats de travailleurs en moins.
Une "élite" domine la ville, et tire les bénéfices de la sidérurgie (les produits manufacturés sont très rares dans Fallout, a
l'exception de ceux issus de la production antérieure aux frappes
nucléaires), grâce a la force de travail de ses esclaves. Ces derniers
subissent un contrôle démographique assez strict. La population des
esclaves est régulée grâce a des conditions de travail qui conduisent a
terme une grande part d'entre eux a la mort. Pire, ils sont
volontairement exposés aux radiations, et a un mal invisible qui les
transforment en mutants : les Trogs. Ceux-ci ont d'ailleurs un
rôle important dans cette régulation démographique, puisqu'ils sont
utilisés pour... tuer les esclaves qui sont devenus inutiles. Un système qui, en dehors de toute considération morale, tient le coup puisque,
dans le monde post-apocalyptique de Fallout 3, The Pitt est une place-forte économique et militaire, là ou le chaos règne dans les Terres Désolées. Enfin, il existe aussi des outils de régulation sociale, pour éviter
que les esclaves se rebellent : "jeux du cirque" ou les esclaves se
battent entre eux (diviser pour mieux régner), agents doubles chargés de tuer dans l'oeuf toute velléité de révolte...

Le joueur ressent instinctivement de l'empathie vis a vis de la condition de ces esclaves. Et quand Wernher vous ordonne de voler a Ashur un remède permettant de soigner les esclaves du mal qui les transforment en Trogs, instinctivement, vous vous sentez obligé de vous ranger a sa cause.

 
L'acierie de The Pitt : c'est un peu comme a la Kolyma, avec quelques dizaines de °C en plus...

Sauf que les choses ne sont jamais aussi simples dans Fallout. Le sympathique Wernher joue un double jeu. Préoccupé par le devenir des esclaves de The Pitt, il semble aussi follement attiré par le pouvoir, et rêve de dominer la
ville, ce qui en fait au final un alter ego potentiel d'Ashur. Opposé a la tyrannie des Raiders, il opte pour des mesures encore plus radicales de ces derniers, en préconisant un génocide pur et simple des bourreaux de The Pitt. Le joueur devra d'ailleurs s'en faire l'instrument, en coupant l'alimentation électrique de la ville haute (The Pitt est hermétiquement divisée entre la ville haute, territoire des Raiders, et la ville basse, lieu de travail et de concentration des esclaves) afin de la plonger dans l'obscurité, pour que les Frogs passent a l'attaque et suppriment les Raiders. Wernher porte en lui tous les attributs d'un futur tyran, et le joueur finit
par se demander si le remède qu'il cherche a obtenir n'est pas l'un des
instruments qui pourrait lui permettre d'asseoir son autorité qui
s'annonce despotique.

Ce remède d'ailleurs, porte en lui les germes de la trahison. Pour
s'en emparer, le joueur doit organiser une révolte des esclaves (une
diversion en fait) tout en gagnant la confiance des Raiders, puis de Ashur lui même. Après moult péripéties, le joueur a enfin la possibilité d'accéder a la ville haute et au repère d'Ashur. Ce dernier lui demande de tuer Wernher, et semble en retour tenir ses engagements a votre encontre. Wernher vous demande de voler le remède, ce qui veut dire trahir la confiance d'Ashur, sans aucune assurance de ne pas être trahit ensuite a votre tour. La
frontière morale entre le bien et le mal n'est pas encore définitivement brouillée, puisque le joueur a toujours la possibilité d'opter pour le
moindre mal, à défaut de faire le bien. Ashur ou Wernher, selon sa propre sensibilité. Voire... lui-même, en doublant tous les
protagonistes/antagonistes de l'aventure. En effet, qui ne serait pas
attiré par le règne sur une ville entière, tout en ayant la possibilité
de faire disparaitre au passage les principaux prétendants au trône ?

"La liberté, c'est l'esclavage" (Orwell - 1984)

Le remède est la clef de l'histoire. Le remède est aussi le
révélateur des intentions de chacun. Le remède est enfin source de
confusion pour votre conscience, puisque celui-ci n'est autre qu'un...
bébé. Le remède, c'est la fille adoptive d'Ashur, qui porte en elle le médicament qui permettrait de soigner les habitants de The Pitt. Et ce "bébé-médicament", qui n'en est pas moins un être innocent, balloté entre deux visions du futur de The Pitt, et deux personnages en quête de pouvoir, a son avenir entre vos mains.

Choisirez-vous d'enlever ce bébé a ses parents, d'accomplir cet acte déchirant et non moins ignoble, afin que les esclaves puissent enfin
gagner leur liberté, quitte a vous faire l'instrument de la quête
effrénée de pouvoir de Wernher ? Dans cette hypothèse, le joueur en serait aussi réduit a accepter la manipulation de Wernher, car dès le début, il connaissait la véritable nature de ce remède. Et
il s'était bien gardé de vous en faire part, pour ne pas risquer de
remettre en cause votre motivation a le servir. Au contraire,
opterez-vous pour le camp de Ashur, en lui laissant le bébé, et en matant la révolte des esclaves ? Inenvisageable au début du jeu, cette collaboration avec Ashur aurait bien des avantages : conforter la puissance de The Pitt, qui a au moins le mérite d'être relativement prospère, là ou d'autres communautés des Terres Désolés, plus justes et "démocratiques", n'en connaissent pas moins l'insécurité et le dénuement le plus total ; assurer a la fille d'Ashur un avenir doré, dans la mesure ou elle sera assurée de vivre dans une
tour d'ivoire, en sécurité, là ou les esclaves n'ont que l'inhospitalité des Terres Désolées a lui offrir, ainsi qu'un statut simplement utilitaire (remède, médicament...) ; collaborer avec un Ashur certes despotique, mais qui au moins, ne vous a jamais trahi. Bien évidemment, se ranger du coté d'Ashur, c'est aussi abandonner ses idéaux du début de l'aventure, en renonçant a soutenir la quête de liberté des esclaves, promis a une mort certaine.

Sacrifier un bébé au nom de la justice, ou bien lui assurer un avenir en frappant toute une ville du sceau de l'injustice ? Vous exposer ici mon choix n'aurait aucune importance. Les réponses a
toutes ces questions appartiennent a chacun. Vous exposer les
conséquences de ces différents choix aurait en revanche un véritable
intérêt, mais je préfère laisser chacun vivre cette expérience par
lui-même, d'autant plus que les conséquences de ces choix ne peuvent
s'interpréter qu'a la lumière des motivations qui les ont entrainés.
Motivations qui, une fois encore, sont propres a chacun. La seule chose
que je souhaitais en fait démontrer, c'est que Fallout, au delà de ses très nombreuses imperfections, a le mérite de bousculer la
conscience des joueurs, et de le placer devant des choix moraux parfois
éprouvants, pourvu qu'il soit correctement immergé dans le jeu pour
nourrir un sentiment d'empathie vis a vis des protagonistes de
l'aventure. Et si Fallout 3 s'inscrivait encore dans un schéma un peu trop manichéen pour convaincre pleinement le joueur de l'importance de ses choix, The Pitt pousse un peu plus loin l'expérience en brouillant la frontière entre
la moralité et l'immoralité, et en rendant le joueur aveugle afin que
succèdent a ses louables intentions, des conséquences suffisamment
néfastes pour que le joueur ait quelques difficultés a les assumer
pleinement. Un petit pas vers la maturité du média jeu vidéo...