Novembre 1986. Je parcours les rues tranquilles de
Yokosuka sous le grésillement des fils électriques, l'apparence paisible du
quotidien prenant souvent le dessus sur le drame qui m'a mené ici. Ces lieux étrangers
vont rapidement devenir très familiers. Ici, je peux passer mes journées à
suivre les passants, je peux converser avec les commerçants et les regarder
baisser les stores de leurs échoppes une fois le soir venu, je peux faire une
halte devant un autel le temps d'une prière, je peux me laisser aller à la
contemplation et imaginer que je suis réellement au Japon. Ryo Hazuki est mon véhicule.
Il possède ce je-ne-sais-quoi de détachement, d'incarnation inachevée, qui me
permet de me mettre à sa place.

Pourtant, le jeu vidéo me rattrape souvent en me
mettant face à ses artifices. Le décor paraît réel, mais les actions sont schématiques,
simplifiées, je ne suis pas dupe. Dans ces moments-là, Shenmue me tire
un sourire. Ça fait partie de son charme. La façon dont le jeu fixe
ses limites virtuelles à des évènements banals est amusante, absurde même. Par
exemple : j'achète un café au lait dans un distributeur de boissons. Impossible
d'emporter la canette avec moi pour la boire dans la rue, en marchant. Un
script se déclenche : planté là comme une andouille, Ryo boit le café d'une traite et balance la canette à la
poubelle. Je retente l'expérience, même chose. Mon personnage n'est pas libre
de boire où il veut, quand il veut. Le jeu me rappelle que cet évènement est un
pur symbole, il m'empêche de m'immerger entièrement dans ce monde simulé comme
s'il était tout à fait authentique. Impossible alors de ressentir le goût de la
boisson. Le café reste fade.

 Les distributeurs dans la rue, une sous-culture
japonaise

Septembre 2009. Mon premier voyage au Japon, pour de
vrai cette fois. L'une des choses qui me frappe d'emblée, c'est la ressemblance
avec les lieux et l'ambiance de Shenmue. Je suis tout particulièrement émerveillé
par l'abondance de distributeurs de boissons. En regardant de plus près, je
remarque qu'à côté de chaque machine se trouve une petite poubelle remplie de
canettes vides. J'observe les passants : ils achètent leur boisson, la boivent
d'une traite et jettent la canette à la poubelle. Mince alors, ils font
exactement comme Ryo Hazuki ! Au Japon, les conventions sociales incitent à la
discrétion quant à la consommation de nourriture en public. On ne mange pas /
boit pas dans la rue en marchant ; on s'arrête, on s'isole et on fait ça sur
place. Ce que je prenais pour un défaut de réalité du jeu vidéo se trouve être
un détail culturel de la vie quotidienne nippone ! Tout au long de mon séjour
au Japon, les souvenirs de Shenmue prendront forme autour de moi, le
plus souvent de manière stupéfiante. Au point où je me demande si je n'en suis
pas effectivement à mon deuxième voyage au pays du soleil levant. Lorsqu'à mon
tour j'achète mon café au lait Boss, le geste me ramène à cette première expérience
virtuelle dans les rues de Yokosuka. Un retour au Japon, bien au-delà d'une
impression de déjà vu, comme une sensation de déjà connu.

Le soin du détail apporté par Yu Suzuki aboutit, dans Shenmue,à une connaissance affective des lieux qui transcende les limites du jeu
vidéo. On peut appeler « fadeur » la tentation permanente qu'a Ryo de
laisser tomber sa quête de vengeance pour se consacrer à des futilités et
verser dans le mode mineur. Contrairement à ce qu'on connaît dans beaucoup de
RPG (l'un des premiers noms du projet Shenmue était Virtua Fighter
RPG
, comme pour souligner l'idée d'ampleur qui le motivait), ici l'aventure
mineure n'est pas une quête annexe, elle n'est pas vraiment facultative, elle
constitue la composante essentielle de l'expérience. Ryo ressent le besoin de
se rattacher à toutes ces petites choses qui construisent l'environnement
quotidien, faute de mieux. À Yokosuka, comme plus tard à Hong Kong, il
vagabonde, observe les gens, collectionne des objets qui lui rappelleront qu'il
a vécu temporairement dans ces endroits. Car malgré une dimension d'exploration
approfondie et à un ancrage dans une géographie précise, chaque chapitre de Shenmues'achève sur un départ. À travers sa quête initiatique, Ryo se place dans une
fuite en avant : tout nouveau lieu connu, toute nouvelle personne rencontrée,
est éphémère. Il faudra, à chaque fois, faire de nouveaux adieux.

Derniers instants à Yokosuka : Ryo, le dos tourné au passé

Ainsi, Ryo ne peut espérer s'attacher. Il feint le détachement,
mais le recours permanent aux distractions matérielles trahit son désir de
rester dans ces lieux un peu plus longtemps. Flâner dans les salles d'arcade,
acheter des confiseries dans les boutiques, jouer à de médiocres jeux d'argent
dans la rue, comme pour s'imprégner davantage des ambiances locales. Quelques
jouets en plastique lui rappelleront l'ambiance de Yokosuka, il est comme un
gamin qui s'accroche à des futilités. Dans ses rêves, les souvenirs l'assaillent.
À Hong Kong, ce sont à nouveau des objets qui initient les quelques flash-back
qui lui rappellent le Japon, tout comme dans le premier Shenmue un bol
de radis lui évoquait des souvenirs de son père. Conscient qu'au temps de la découverte
succède invariablement le temps des adieux, le jeune homme ne peut laisser échapper
trop de signes d'affection envers les personnes qu'il rencontre et qui l'aident.
Cependant, quand vient le temps des souvenirs, il sait précisément l'importance
qu'a pu avoir chaque ami, chaque quartier, chaque geste de soutien dans son
aventure. Pour preuve : lorsque enfin il rencontre la mystérieuse Shenhua, il ne lui parle que
de ça - Nozomi, Ine-San, Tom, Mark, parmi
eux d'autres gens qui ont dû faire leurs adieux, le dojo, sa maison, sa ville,
bref, tout ce qui a compté pour lui. Tout ce qu'il / qu'on a connu. Et l'éventualité
d'avoir perdu tout cela à jamais ne fait que renforcer sa mélancolie. Dès lors,
à lui - personnage virtuel - comme à moi - joueur -
une question cruciale se pose : reverra-t-on un jour le Japon ?

 

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