*ATTENTION : cet article révèle des passages importants du film L'Antre De La Folie de John Carpenter et du jeu vidéo Bioshock.*

Quand un nouvel art voit le jour, il est difficile qu'il devienne totalement indépendant dès ses premiers clignements d'yeux. Quand on regarde les premiers films développant un scénario (Frankenstein de Searle Dawley en 1910 ouNosferatu de Murnau en 1922), ils sont tous adaptés de romans et ne prennent que très peu d'initiatives vis-à-vis de l'intrigue originale. Ce n'est qu'avec des films tels que Citizen Kane d'Orson Welles en 1941 ou autres adaptations très libres de romans (Scarface de Howard Hawks en 1932) que le cinéma semble prendre à la fois un tournant artistique et indépendant des autres arts.

Beaucoup de blabla sur le cinéma, mais qu'en est-il du jeu vidéo ? La différence avec le cinéma, c'est que le jeu vidéo n'a pas commencé son épopée vertigineuse par une vocation de divertissement : c'était au départ l'évolution électronique d'un hybride entre le jouet et le jeu de société (d'où sa réputation d'un divertissement enfantin de nos jours). La quête du score, le défi de tuer le plus de monstres possibles, voilà des buts qui ressemblent fort à des motivations de jouets. L'inspiration cinématographique n'est au final que pour donner un contexte à ces défis, et à ce que l'imaginaire individuel transforme ces carrés et lignes invraisemblables en immenses terres désolées ou autre "Espace, frontière de l'infini où voyage notre vaisseau spatial...".

=> Donc qu'en est-il de l'aspect artistique du jeu vidéo ? Est-ce un média condamné à être la quête du meilleur score ?

En réalité, c'est après quelques années que le jeu vidéo essaye de s'obtenir une aura artistique (le cinéma également, puisque ce n'était, au départ, qu'une attraction parmi tant d'autres utilisée par les frères Lumière et Thomas Edison pour se remplir les poches). Jeux d'aventure, scénarii approfondis, thèmes étudiés : Le jeu vidéo commence à se rapprocher du cinéma et ne s'en cache pas une seconde : c'est l'arrivée des cinématiques. La cinématique est cette capacité à mettre en scène une passage du jeu vidéo, ce qui permet de faire avancer le scénario du jeu. Le joueur n'a absolument aucun moyen d'interagir avec les personnages, et tout dans l'aspect plastique de la scène est fait pour se rapprocher d'un film (caméras qui bougent comme si elles étaient à l'épaule, champs/contre-champs, travelings optiques (Zoom)...). 

C'est là qu'un problème exclusif au jeu vidéo vient nous chahuter : le jeu vidéo n'aurait-il aucune personnalité ? C'est vrai, visuellement, c'est du cinéma, musicalement, ce sont des compositions, et scénaristiquement, malgré des histoires crées pour les jeux, tout laisse penser qu'il n'y a aucune différence entre un scénario de film et un scénario de jeu vidéo. Prenons l'exemple de GTA4, qui a eu les louanges de la presse pour son scénario. Certes le thème de l'immigration clandestine est approfondie, mais ce fil rouge de l'évolution du scénario se noie parmi les très nombreuses sous-intrigues totalement inintéressantes (la quête des diamants, la dispute entre les deux amis gangsters...) qui ruinent totalement le plaisir de savoir comment Niko Bellic réussit à s'intégrer dans cette société tout en étant sans arrêt rattrapé par son passé de soldat Serbe trahi par ses collègues et amis. Cela est principalement du à deux facteurs importants : 

- Un jeu vidéo se doit d'être long (pour le cas d'un GTA4, une trentaine d'heures), donc par conséquent, impossible qu'une seule et même intrigue nous tienne en haleine autant de temps. Des sous-scénarii sont donc un passage obligatoire pour garnir un peu la durée de vie du jeu, et difficile de faire des intrigues à propos de personnages qui ne concernent pas le personnage principal et qui, par conséquent, ne concernent pas le joueur.

- Approfondir un personnage, une scène ou une relation entre deux protagonistes est quelque chose de très compliqué dans un jeu vidéo. Soit, comme dans la série Metal Gear Solid, on passe nécessairement par de très nombreuses scènes cinématiques et dialogues radio (et difficile de rendre un dialogue radio de 20 minutes intéressant), soit on passe très rapidement sur ces aspects de la narration, qui sont pourtant fondamentales pour étoffer un personnage.

=> Le fun serait donc ce qui ruine totalement une narration ? Est-il possible de rendre un jeu intéressant ludiquement et narrativement ?

C'est là tout le souci du jeu vidéo : s'affranchir d'une partie de ses références cinématographiques, se donner une raison de créer une narration qui ne pourrait être dans aucun autre média. En effet, puisqu'une approche cinématographique de la narration du jeu vidéo pose problème (à part pour des jeux ovnis pas toujours maîtrisés, notamment Heavy Rain), il est nécessaire de trouver une toute nouvelle approche pour approfondir le thème de son récit. Si cela semble pratiquement impossible, tant il y a de films, romans, nouvelles et autres histoires de crées dans ce monde, le jeu vidéo peut se vanter d'avoir un atout majeur : l'Alter-Interactivité.

=> L'alter-interactivité : Qu'est-ce que c'est bien donc que ce truc là ?

Avant tout, sachez que ce n'est pas un mot qui existe. C'est un mot inventé que j'ai crée pour différencier l'interactivité pure avec celle que je vais m'empresser de vous décrire. L'interactivité est le chemin simple et obligatoire par lequel on passe dans un jeu vidéo : celui qui part du joueur pour arriver jusqu'à l'écran devant nous. Un phénomène très simple de causalité qui se décrit basiquement : j'appuie sur un bouton, il se passe quelque chose à l'écran, tout simplement grâce au statut de jeu vidéo qu'à l'objet devant nous. L'alter-interactivité, c'est le chemin inverse : c'est ce que le jeu nous envoie à nous de part notre statut de joueur. Attention : je ne parle pas de la métalepse (qui consiste à ce que le PNJ parle directement au joueur et nous fasse rappelle que nous sommes en train de jouer à un jeu vidéo), phénomène brillamment expliqué dans le dernier numéro d'IG (le numéro 9).

Ce n'est pas quelque chose d'unique au jeu vidéo. Le meilleur exemple est dans le film L'Antre de la Folie de John Carpenter, où une sorte de virus qui transmet la folie passe par un livre, qui est finalement adapté en film, et qui est tout simplement le film que nous sommes en train de regarder. Cette alter-interactivité intègre le spectateur à l'intérieur même du film, qui en devient un protagoniste essentiel.

Si ce phénomène est assez peu répandu dans le cinéma, il l'est encore moins dans le jeu vidéo. Il faut réellement creuser pour en trouver la substantifique moelle et se rendre compte qu'il y a quelque chose d'unique dans le jeu vidéo impossible à retranscrire dans les autres arts. Pour mon exemple (unique, pour ne pas risquer de me perdre en route), je vais prendre l'un des jeux les mieux notés de ces dernières années : Bioshock. Ce jeu, qui a pour héros le joueur en lui même, puisqu'il n'a ni nom, ni visage, possède en effet différents niveaux de lecture. Le premier, tout à fait évident quand on joue au jeu pour la première fois, provient à la fois d'une plastique étrange, kitsch et moderne, mais surtout d'une double intrigue temporelle : la première est l'époque dans laquelle on se trouve, la seconde est celle de l'expansion de la cité de Rapture, ce qui nous donne une sorte de perpétuelle nostalgie, alors même que nous n'avons ni flashbacks, ni séquences de jeu dans cette époque, une performance à la fois troublante et jubilatoire.

Mais parlons un peu de la deuxième lecture de l'intrigue du jeu, cette même lecture qui fait la différence avec System Shock 2 (très très semblable à l'évolution de l'histoire de Bioshock), même si je ne ferai pas de comparatif entre ces deux jeux. Comme nous le savons si nous avons joué au jeu, Atlas, notre soit disant ange gardien qui nous dirige dans cette ville immense, n'est autre que le créateur de la ville (qui ne nous veut pas que du bien...) Andrew Ryan. Le très charismatique idéaliste et homme de pouvoir nous fait savoir, lors de notre rencontre avec le monsieur, que sa relation avec la notre ressemble à celle d'un maître et son esclave (nous sommes, bien entendu, l'esclave). Nous avons cru à tous ses mensonges du début à la fin, grâce à une phrase qu'il répète sans arrêt lorsqu'il nous donne un ordre "Would you kindly ?", traduit (intelligemment) en français par "Je vous prie". Cette phrase est ce qui fait basculer notre personnage dans quelque chose d'angoissant pour le joueur, on se rend immédiatement compte que le joueur et le personnage principal ne font plus qu'un : ce n'est pas le personnage qui est l'esclave : c'est nous. Nous qui avons joué à tellement de jeux où on nous donne des ordres, nous qui incarnons tellement de personnages fictifs, nous sommes tellement aveugles dans notre obéissance que n'importe quel ordre nous parait tout à fait normal d'être suivi. Ce passage, à la fois poignant scénaristiquement (un retournement de situation difficilement prévisible) et symboliquement, nous pousse à nous détester nous même : Suis-je crédule au point d'obéir à n'importe quel ordre d'un homme que je n'ai jamais vu, surtout dans un jeu où je n'ai aucun risque de faire autre chose que ce qu'on me demande ? Certes, le jeu ne nous propose aucun autre choix que de suivre cet homme, mais je doute que quiconque se soit dit au début de Bioshock "Qui c'est ce type ? Si je fais ce qu'il me dit jvais me faire buter...".

Un grand jeu donc, tant pour son enrobage que pour sa moelle. Ce n'est malheureusement pas le cas de tous les jeux du genre. Je vous propose de lire mon test d'Alpha Protocol, qui décrit à la fois pourquoi il ne rencontrera que très difficilement un public et pourquoi il est absolument indispensable à tout joueur intéressé par l'Alter-Interactivité. A vous maintenant d'analyser les grandes oeuvres du jeu vidéo pour dénicher ces fantastiques symboles d'un implicite dialogue entre un développeur et le joueur derrière son écran.

Quelques jeux (principalement récents) utilisent cette notion d'Alter-Interactivité, que ce soient Shadow Of The Colossus ou MGS 2 (partiellement), ou Monkey Island 2. C'est une pratique assez rare, mais qui, pour ma part, me rapproche tous les jours de notre média favori, et qui prouve qu'on peut faire de jolies choses uniques à travers le jeu vidéo qu'on ne peut faire nulle part ailleurs. Et quoi de plus normal pour un art en plein expansion ?