Beyond Good & Evil (BGE) est un jeu bon élève. Alerte sur le monde
du jeu vidéo‚ il pioche ça et là des éléments dominants du gameplay des
consoles 128 bits (ou last gen). On le sait pourtant‚ le parfait
équilibre d'un jeu multi genre ne suffit pas à insuffler au média une
nouvelle dynamique. BGE aurait pu donc s'arrêter là et se contenter
d'être un divertissement maîtrisé. Là où l'équipe de développement
dirigée par Michel Ancel parvient à créer une nouvelle brise‚ réside
dans ce qu'on pourrait appeler l'art du faire croire.

A tout jeu d'aventure (au sens large)‚ est établi un univers. Cette
toile de fond sur laquelle le joueur agit. Ici‚ BGE propose la planète
Hillys‚ empêtrée comme une partie de la galaxie dans les raids
incessants d'extraterrestres‚ les Domz.
Au début du jeu‚ on assiste à une ouverture sur un journal télévisé‚ un message du chef des sections Alpha‚ section spéciale interplanétaire
qui aide les peuples à se défendre de la menace. On passe sur une
méditation de Jade‚ puis l'attaque. Dans les premières secondes du jeu‚
le joueur incarne Jade dans un combat sans merci. Ralentis‚ effets de
blur‚ musique composée de choeurs : tout est mis en oeuvre pour rendre
la scène d'ouverture mémorable. Et quelques secondes après‚ le premier
boss‚ la première victoire. Pas de tutorial (on apprend au fur et à
mesure)‚ situation initiale minimale‚ le joueur débarque au coeur
d'Hillys et doit prendre part au conflit. Soudain concerné‚ il ne fait
véritablement ses premiers pas que dans le Phare‚ le domicile de Jade
qu'elle partage avec le cochon Pey'j et les enfants orphelins de la
guerre. Pari gagné‚ le joueur est immergé.

Une immersion qui ne tient que par le soin extrême apporté au monde
d'Hillys. Relativement petit‚ tout s'imbrique. Et de cette imbrication
naît une cohérence‚ une unité. Preuve en est le développement tout à
fait astucieux d'une faune peuplant la planète. Servant à gagner de
l'argent en photographiant des espèces plus ou moins rares‚ la focale de l'appareil photo est aussi une focale sur Hillys. Le rapport au monde
est aux êtres vivants est esquissé‚ le rapport à la planète avec.
Hillys n'est plus un décor inerte et la sensibilisation du joueur est suscitée.

Pour exister‚ un univers doit également disposer d'un espace temps‚
d'une histoire.
Si la trame scénaristique prend racine dans un passé antérieur à la vie
de Jade‚ c'est aussi le passé proche de Jade qui donne à Hillys son
épaisseur : celui des enfants du phare (veiller à ce que la dernière
s'intègre bien)‚ des connaissances (les frères Mammago‚ le Barman Moh de l'Akuda Bar)‚ des amis (Pey'j puis Double H)‚ des employeurs (le réseau de résistance IRIS). En se baladant‚ une clique de personnages
charismatiques qui suivent leur train de vie‚ apostrophent Jade‚
arborent des cultures différentes ou des références propres à l'univers (la bible du soldat "Carlson et Peter"). Hillys ne s'explore pas tant vers l'extérieur. C'est une découverte de l'intérieur‚ ou mieux‚ par
l'intérieur.

Un passé en poche‚ Jade peut influencer son monde‚ pour le futur. Il n'attend pas‚ passif‚ d'être libéré par des fragments‚ des runes ou
autre objet bénéfique. Ici‚ le monde évolue. D'une situation politique
de base‚ celle-ci va évoluer au fur et à mesure par les actes de Jade
et de la résistance. La population manipulée prend petit à petit
conscience‚ manifeste et certains semblent adhérer à la résistance (en
connaissant un mot de passe). La progression du joueur n'est pas visible à travers un froid pourcentage de réussite mais par les affectations
palpables d'Hillys.

BGE ne s'arrête pas à l'épaisseur‚ au passé et futur de l'univers. Ce
que fait réellement BGE‚ c'est gommer ses mécaniques du jeu par la
multiplication de détails immersifs. Il bannit le terme donjon au profit de nom de bâtiments utilitaires comme fabrique de nutriles ou anciens
abattoirs.
Il dissimule l'exploration de zones par étapes en justifiant un contrôle par les sections Alpha. Le mini jeu‚ à priori à part des courses est
en réalité parfaitement intégré dans l'univers du jeu. On peut à la
fois retrouver les pilotes à l'Akuda Bar mais aussi consulter les
records de course sur le grand écran du bar‚ au lieu de passer par un
menu contextuel. Dans une des courses se cache l'entrée d'un nouveau
donjon. Il crée une psychologie des personnages non joueurs (PNJ) par
des voix françaises enregistrées (très convaincantes et drôles à
souhait) et tisse un lien émotionnel avec le joueur en minimisant le
texte in game. Ici la voix donne une âme. Pey'j et Double H dépassent
ainsi leur condition fonctionnelle de PNJ et deviennent alors de vrais
compagnons de route. Ces derniers aiguilleront‚ Jade ou signalerons des
nouveaux objets disponibles en invoquant‚ par exemple‚ un souvenir.

Pourtant‚ BGE n'est pas un jeu qui s'affranchit des codes.
La circulation de la ville ne se rend nul part‚ quasiment tous les
personnages restent à la même place‚ les donjons demeurent et
remplissent la fonction de donjon et seule Jade agit véritablement avec
son compagnon de binôme (ce dernier étant totalement dépendant‚ sans
véritable IA) et enfin‚ la progression par pallier est de mise (en clés‚ en barrières‚ en objets). BGE ne s'enfonce pas dans la prolifération des possibles‚ comme un Grand Theft Auto (du moins jusqu'à l'opus San Andreas). Et s'il crée un
semblant de vie comme la saga Shenmue‚ il n'a pas à coeur de vouloir
rendre rigoureux le comportement des habitants pour créer un semblant de crédit.

La grande force de Beyond Good and Evil est qu'il est une entreprise de séduction. Il
fait partie de ces jeux qui nous font lâcher prise. S'il demeure on ne
peut plus convaincant sur ses mécaniques de jeux‚ ce qui le distingue
réellement des autres‚ c'est la part humaine quasi-inédite pour un jeu.
En accord avec le propos en filigrane sur l'environnement‚ c'est avec
une déconcertante humilité que Michel Ancel et son équipe parviennent à rendre Hillys chaude et accueillante. Un chez-soi pour le temps d'une
partie. BGE est un jeu où l'on s'installe‚ où l'on se plaît à flâner.
Et c'est au moment où Jade doit quitter Hillys à bord de son vaisseau
spatial pour accomplir son ultime mission‚ où la planète s'éloigne petit à petit qu'on se rend compte à tel point nous sommes attachés à cet
univers devenu familier et à quel point nous sommes concernés par lui.

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