Nan, mais attends, bonhomme... Ca fait combien de temps que je bosse ici ? Là, tu vois, c'est le moment exact, où l'euphorie de la découverte cède un peu de terrain aux premiers bugs récurrents. Généralement, la situation recquiert un rythme respiratoire plus lent et plus profond pour oxygèner un maximum le cerveau et permettre que son irrigation soit la plus saine possible pour éviter la formation les petits noeuds douloureux de la colère. Dans la pratique, les mains se crispent sur la manette, les dents se serrent et on essaie de passer la difficulté imposée par une incohérence technique le plus vite possible. Avant que la tempête ne s'abatte. Mais il ne faut pas trop exagérer non plus.

 

Je peux dire sans trop m'avancer, après quelques mois passés dans cette rédaction à multiplier les pages dans les magazines (et notamment le tiens), que nous nous connaissons. Je peux même dire que je te trouve carrément sympathique, plutôt cool. Enfin, aujourd'hui, j'emploierai plus l'imparfait, parce qu'à ce que j'ai compris, tu viens de tirer la couverture à toi. Sans remord, sans savoir de quoi il était question, tu viens de t'attribuer les mérites d'un autre. Tu es conscient que tu n'es pas l'auteur de l'interview dont il est question, non ? Tu peux essayer de relativiser en dénigrant la popularité de ton magazine, c'est très noble de la part d'un rédacteur-en-chef qui défend à ce point son oeuvre quelque part. Je ne condamne absolument pas l'intérêt de ce qui me permet de payer mes billets de train pour venir travailler. Je vais t'expliquer pourquoi je retiens le bras vengeur qui aurait tendance à projeter des accessoires à 40 €uros contre les murs très facilement. Je parlais de mes transports. Alors sache qu'en l'état, je gagne juste assez pour les financer. Bordeaux - Paris, ce n'est pas le même tarif que Brétigny-sur-Orge - Montparnasse. Les débuts ont donc été très difficiles, puisqu'étant nouveau, je devais faire mes preuves pour prétendre à davantage de travail. Ma situation géographique ne me permet pas de vivre de mes piges. Par contre, mes articles me permettent d'accéder à ce boulot pour lequel je sais que je suis fait. Alors j'ai pris mes marques. J'y suis allé progressivement jusqu'à me sentir à l'aise avec vos chartes rédactionnelles. Mais mon objectif reste tout de même, à la base, de pouvoir faire de ma passion mon métier, celui qui me permettra à la fois de m'épanouir et de gagner ma vie. Donc, dans cette optique, j'ai pris l'initiative de changer les codes de la présentation du personnage du dernier numéro pour en faire une interview. Initiative tellement appréciée par le patron de la boîte qu'il a décidé que ce deviendrait le standard qui remplacera les présentations habituelles dans les prochains tirages. Jamais, à un moment, tu ne t'ais demandé si tu ne volais pas la vedette à quelqu'un ? Je veux dire... Tu as bien un listing des articles avec les noms des rédacteurs qui s'en sont chargés sur ton ordinateur ?! Donc tu sais pertinament que le travail qui est "récompensé" n'est pas le tiens. Mais tu t'en fais quand même le garant comme si tu avais participé d'un manière ou d'une autre au résultat. Ce n'est absolument pas le cas en plus ! Tu viens tout simplement de ruiner mon investissement. Je t'apporte des idées sur un tapis et tu les reprends à ton compte. A quoi bon m'investir à l'avenir si je n'en retire rien ? Tu peux étouffer l'affaire en relativisant les choses. Juste un article. Pécher par ommission. Ok. Mais ta version des faits oublient encore une fois de me prendre en compte. Finalement, tu prends ce qui t'arrange. Quelque chose ne va pas, c'est la faute du pigiste ou du graphiste. Tout est nickel, c'est grâce à toi. C'est partout pareil. C'est vrai. Tes arguments sont navrants pour couvrir tes arrières. Mais tu restes un voleur. Oui, je me réconforte en me disant que mon idée était bien trouvée, tellement qu'elle intégre un nouveau schéma. Mais je suis surtout déçu de ne pas avoir eu la reconnaissance, ou tout du moins les félicitations de rigueur qui t'ont été attribuées. Finalement, t'es un connard et tu viens de m'enfler avec le sourire.

 

Alors il faudrait que je reste là à t'écouter m'annoncer que le boss était super content de la nouvelle formule, sans broncher et en continuant de te faire mousser avec d'autres trouvailles ? Il faudrait que je m'emploie à redorer ton blason avec mes idées, dans l'ombre, sans jamais en sortir, sans jamais en profiter ? Il faudrait que je reste impassible, laisser échapper un rire niais qui trahit juste la branlée que j'ai envie de te coller ? Il faudrait que je me retienne de t'enfoncer la tête dans l'écran que tu n'as pas daigné vérifier pour assumer une once d'honnêteté ? Il faudrait que je te précise juste que c'est moi qui ait eu l'idée avant de te pardonner de ne pas avoir su ? Et ben ouais... C'est ce que je vais faire parce que je ne veux pas me griller. C'est ce que je vais faire parce que, même si cette boîte traite les pigistes comme des mouchoirs en papier qu'on jette après usage, elle a eu le mérite de me laisser la chance de faire ce que j'aime par-dessus tout. Je vais la fermer et alimenter un bel ulcère de frustration. Putain, tu savais même pas que le format de la fiche avait changé avant d'entrer dans le bureau du grand manitou. Tous pour un et un pour sa pomme. Tout d'un coup, j'ai peur de trop comprendre ce qui se passe ici. J'espère parvenir à mes fins et trouver une meilleure situation dans un climat beaucoup plus honnête.