Vous le savez, j'aime associer des concepts qui a première vu n'ont aucun rapport avec le jeu vidéo, à des franchises vidéoludiques qui me tiennent à coeur, pour en soulever des points insolites et les partager avec vous. C'est disons une manie que je trouve amusante et qui permet de voir les jeux vidéo sous un angle différent en mettant de côté ses aspects techniques largement décortiqués par les spécialistes pour se concentrer l'espace de quelques lignes sur ses perspectives autres que la stricte rationalité du gameplay. En somme je vous propose de prendre le contrepied parfait de l'analyse stricte du cahier des charges pour abandonner la pratique et a l'inverse pointer des idées originales qui peuvent me traverser pendant mes différentes parties et d'en révéler les points clés.

Ici l'idée qui m'aura frappé l'esprit telle la pomme tombant sur la tête de Newton est que Shin Megami Tensei : Strange Journey est esthétiquement un jeu qui se situe parfaitement dans la droite ligne du courant artistique et littéraire le plus éclatant du 19ème siècle : Le Romantisme.

Shin Megami Tensei : Strange Journey que j'abrégerais dorénavant en SJ, est l'avant dernier épisode canon de la saga SMT, franchise assez obscure en France mais beaucoup plus connue pour ses séries de spins-off Devil Survivor et surtout Persona dont le cinquième épisode a ébranlé les fans de JRPG du monde entier grâce à un trailer d'une étincelante fraicheur en début d'année.

Contexte

Ce jeu démarre dans un monde contemporain (vraisemblablement la fin des années 2000) frappé par de multiples crises de natures diverses (niveau catastrophique de la pollution, crises économiques de grande ampleur, guerres civiles etc) mais toutes liées à une seule et même cause... Au même moment apparait au centre du Pôle Sud une faille spatio temporelle en forme de gigantesque trou noir s'élargissant de jour en jour et aspirant tout sur son passage. Ce trou - renommé le Schwartzwelt, littéralement le monde noir- aux conditions de vie inhumaine atteignit un diamètre d'une centaine de kilomètres en six mois ce qui poussa l'ONU à envoyer une équipe de scientifiques et de militaires enquêter sur ce fait plus inquiétant qu'étrange. C'est en tant que joueur que nous incarnerons durant cette aventure le protagoniste principal appartenant à l'équipe d'investigation de l'ONU pour tenter de comprendre ce phénomène et le stopper. Durant le jeu on apprendra que le Schwartzwelt est né des entrailles de la terre après que les ressources de celle-ci aient été presque totalement épuisées. SJ reprend ainsi la thèse que le scientifique allemand Hammerschield élabore en 1933 selon laquelle un trop grand déséquilibre entre les ressources naturelles de la planète et leurs consommations provoqueraient un cataclysme écologique sans précédent.

Le Schwartzwelt en plein pôle sud

Et qu'est-ce qu'il y a de romantique dans tout ca ? Me demanderez-vous! Pour rappel le romantisme est un terme qui de nos jours a été totalement vidé de son sens car il nous évoque au mieux la passion amoureuse exprimée ouvertement envers l'être aimé et au pire la ringardise sentimentale. Or à l' origine il s'agit d'un mouvement culturel englobant l'art plastique, la musique, la philosophie, la politique ainsi que la littérature. Au-delà d'un simple mouvement c'est une vision du monde révolutionnaire qui nait en réaction au matérialisme positiviste du 18ème siècle auquel il reproche la froide logique et la primauté du chiffre pour lui opposer la spontanéité émotionnelle et l'imagination.

Le romantisme s'exprime à ses débuts par l'art via le retour aux écrits folkloriques médiévaux de langue romane pour en reprendre les codes et les actualiser. Un des exemples les plus frappants est la pratique de la génuflexion qui passe de la dévotion christique et de l'expression de la vassalité pendant le Moyen Age pour finalement manifester le sentiment amoureux à partir du 19ème siècle, d'où la réduction à cette seule référence qui en est faite aujourd'hui.

Adoubement au Moyen Age Demande en mariage en 1815

Pourtant le romantisme c'est bien plus que ça. C'est une pensé qui va beaucoup plus loin qu'on ne pourrait l'imaginer de prime abord et qui dans ses travers les plus extrêmes en surprendrait plus d'un une fois prise dans son entièreté. Sans aller jusque-là voyons ensemble en quoi le rpg SJ peut se réclamer de cette obédience.

L'aspect musicale

Les connaisseurs de l'éditeur Atlus (qui développe les SMT depuis près de 30 ans) savent qu'un des grands atouts de cette société et de ses jeux se situe dans la capacité de leurs compositeurs à produire de superbes OST. C'est une marque de fabrique de la maison, un espèce de label qualité qui pousse même Atlus à produire tous les ans depuis 2011 des concerts live au dôme de Tokyo. Shoji Meguro l'un des compositeurs les plus en vue d'Atlus est parvenu à hisser son nom au côté des plus emblématique auteurs de la profession et a raison. Il est indéniable qu'il possède un énorme talent doublé d'une polyvalence à toute épreuve, passant du rock au jazz dans Devil Summoner et de la J-pop au RnB dans Persona. C'est pourtant dans Strange Journey qu'il va prendre tout le monde à contrepied pour offrir une bande originale qui verse dans la musique orchestrale, une première dans la saga.

De l'intensité y sera ajouté grâce à l'utilisation de choeurs masculins à la tonalité rauque souvent accompagnés de cuivres et de percussions faisant bien sentir au joueur qu'il évolue dans un environnement qui lui est hostile. En effet rien qu'au nom des pistes mais surtout en les écoutant on sent bien que le but est de transmettre des sentiments très forts tel que le doute, l'angoisse, la peur (A rotten Nation, fear) ou la tristesse (A land controlling roads, A land bringing about life) mais aussi la mystique religieuse (Law, Take the Shield and Raise the Spear) en se rapprochant parfois des vocaux grégoriens médiévaux (A squandered Nation). De même le romantisme musicale se détachera du classicisme en expriment le sentiment et l'émotion au travers de thèmes orchestraux dont la source d'inspiration est le gothisme pittoresque du Moyen Age. Une évolution musicale rendue possible par l'abandon progressive du clavecin et l'utilisation d'instruments plus évolués notamment les cuivres et autres instruments à vent plus appropriés pour élaborer de nouvelles variantes (Tannhauser de Wagner). Meilleur moyen de révéler le bouillonnement philosophique qui nait à ce moment-là et de marquer la différence de style représenté dans l'imaginaire collectif par la dualité Mozart/Beethoven. Autre parallèle avec Meguro qui dans une moindre mesure se démarque complètement avec Strange Journey des canons dans lesquels le JRPG évolue en règle général.

L' esthétique visuelle

Kazuma Kaneko ! C'est un nom que les plus attentifs auront surement déjà entendu, peut être au détour d'une conversation portant sur le character design dans le jv japonais. Il s'agit de l'ancien designer attitré des MegaTen qui aura par exemple prêté sa plume a Capcom sur des projets comme Devil May Cry 3 (pour le demon design notamment) ou à Konami sur Zone of the Enders 2. Ideaki Itsuno et Hideo Kojima auront fait appel à ses talents pour son style si particulier qui en bien ou en mal ne laisse personne indifférent. Dans SJ c'est principalement sur la direction artistique plutôt que sur le character design que son style va basculer vers le romantisme pictural en proposant des couleurs vives qui décrivent des décors tantôt apocalyptique tantôt idylliques et imaginaires en mélangeant passion et angoisse. Ainsi les différents niveaux de strange Jouney nous rappelle fortement les tableaux d'inspiration biblique de John Martin peintre romantique de la première moitié du 19ème siècle.

Dans SJ le joueur s'enfonce de plus en plus dans les profondeurs du Schwartzwelt après chaque niveau traversé. A chacun de ces niveaux correspond un des travers de la société que la nature exècre et qu'elle tient pour responsable de ses malheurs. Ainsi on traversera l'Antilla censé représenter la guerre ou l'état quasi permanent de conflit, Bootes pour la luxure et la débauche ou encore Carina qui prend la forme d'un centre commercial géant comme illustration de la consommation sans entrave et débridée...

Vert et Rouge ?

Et ainsi de suite jusqu'aux plus profondes entrailles du trou noir. Strange Journey est donc le seul megaten qui nous décrit ouvertement et de façon explicite les dérives d'un système uniquement guidé par la recherche borné de la croissance infinie dans un monde qui ne l'est pas. En réalité le Schwartzwelt n'est que le reflet de l'absurdité humaine qui s'entête à vouloir poursuivre le rêve chimérique du développement illimité en exploitant obstinément des ressources qui elles sont limitées. Le personnage de Jack est l'avatar de cet aspect du jeu. Lui et son équipe ont été envoyés dans le Schwartzwelt (à l'insu de l'équipe scientifique de l'ONU) pour tenter d'y déceler des ressources potentiellement exploitables économiquement alors même que la Terre est sur le point de disparaitre...

Les romantiques apportaient dès le milieu du 18ème siècle une critique bien plus acerbe sur les ravages de l'urbanisation sauvage et ses impacts négatifs sur la nature au profit de la productivité, critique qui en quelques sorte fait d'eux les premiers écologistes de l'époque moderne. N'est-ce pas Rousseau (considéré comme le précurseur du romantisme) botaniste à ses heures perdues et grand amoureux de la marche, qui préférait vivre à l'écart de Paris parce qu'il trouvait que la végétation y était trop polluée (pollution dû aux particules de charbons recrachés par les milliers de cheminés à cette époque).

L'exaltation de la nature, du voyage, la découverte de paysages vierges dépourvus de traces laissées par la main de l'Homme est un des thèmes récurrent du romantisme. Rappelons qu'avant la naissance du mouvement, la haute société considérait le monde rural et la vie a la montagne comme barbare et sauvage d'ou la fameuse expression de " crétins des Alpes ". C'est d'ailleurs uniquement à partir du romantisme que l'on voit apparaitre une activité que nous connaissons bien aujourd'hui et que nous avons tous pratiqué au moins une fois : La randonné

Le voyageur et la mer de nuage : un des plus célèbre tableau du romantisme des années 1810

Puis par extension le tourisme, activité aujourd'hui banale mais qui n'existait pas avant cette époque et qui sera popularisé par cette nouvelle école entre la fin du 18ème et le début du 19ème siècle.

C'est indéniablement l'un des message que fait passer Strange Journey par l'intermédiaire de la gracieuse mais non moins terrible Mem Aleph - allégorie de mère nature - sortie des abimes de la terre pour faire éclater son courroux contre l'homme moderne non seulement pollueurs mais aussi destructeur et comme si cela ne suffisait pas qui mange tout et ravage tout sur son passage. De même que les romantiques exaltent le mysticisme et l'enchantement gothique du Moyen Age, Mem Aleph prône un retour aux sources de la civilisation, quand les hommes avaient encore conscience que les ressources de la terre étaient précieuses et qu'ils vénéraient ses éléments par l'intermédiaire des Old Gods. « Tout est bon sortant des mains du créateurs tout dégénère entre les mains de l'homme » maxime romantique par excellence qu'on pourrait très facilement prêter à Mem Aleph.

Dramaturgie

Sur le plan humain SJ reste fidèle aux MegaTen en proposant au joueur de choisir entre liberté et ordre ou de renvoyer dos à dos ces deux consensus pour n'en choisir aucun. Jimenez est l'avatar de la première. Ce personnage expressif et passionné a tout du héros byronien partagé entre haine et amour pour le genre humain. Incapable de maitriser ses sentiments les plus enfouis lorsqu'il s'emporte. Craint par les uns détesté par les autres, il finira par se réfugié dans une radicale misanthropie pour supporter sa solitude et la transformer en force conformément à l'alignement qu'il aura choisi. Après tout c'est la liberté qui opprime et la loi qui protège comme ils disent...

Pour se faire il n'hésitera pas à s'allier à Lucifer contre toute considération morale dans le but d'hâter l'avènement d'une nouvelle renaissance. Ici c'est le mythe de Faust qui surgit par la figure de Jimenez et son alliance avec Louisa Ferre en nous décrivant les ébranlements d'un homme exalté dont l'âme ne cesse de s'obscurcir. Comme dans la fameuse légende de Goethe (père du romantisme allemand) il est prêt à vendre la pureté de son âme au diable en échange de la jouissance et de la satisfaction de ses passions. Témoignage symbolique de la théorie du mal qui parcoure la saga MegaTen depuis le milieu des années 80 jusqu'au dernier épisode canon sorti l'année dernière SMT IV.

Gretchen et Louisa Ferre Faust pactisant avec le diable Jimenez devenu inhumain...

J'en termine avec Shin Megami Tensei en général et son épisode Strange Journey en particulier en espérant vous avoir donné envie de vous intéresser à cette saga par cette médiation romantique des plus atypique mais qui je pense fait sens. Et si je n'y suis pas parvenu qu'a cela ne tienne je n'aurais plus qu'à recommencer ! ; )