CET ARTICLE CONTIENT DES SPOILERS SUR LA SERIE

L'Utopie est le titre d'un livre d'un humaniste anglais, Thomas More. C'est un mot qu'il a créé pour désigner la représentation d'une réalité idéale et sans défaut. Il peut s'agir un régime politique qui gouvernerait parfaitement les hommes), d'une société parfaite ou encore d'une communauté d'individus vivant en harmonie.Ce terme est composé de la préposition négative grecque ou et du mot topos qui signifie lieu. Le sens d'utopie est donc, approximativement, « sans lieu », « qui ne se trouve nulle part ». Dans une autre édition, Thomas More donne un autre titre à son ouvrage : Eutopia. Ce second néologisme ne repose plus sur la négation ou mais sur le préfixe eu, que l'on retrouve dans euphorie et qui signifie bon. Eutopie signifie donc « le lieu du Bon ».

Dans son Utopie (1516), More raconte, sous la forme du récit d'un voyageur, comment un certain Utopus s'est emparé d' une terre qui tenait au continent et lui a donné son nom. Il y implanta une civilisation qui dépassa rapidement ses voisines. Ensuite, il a fait couper un isthme et "la terre d'Abraxa devint ainsi l'île d'Utopie". Utopus a voulu rendre le territoire difficile d'accès pour en faire un lieu réservé, ce qui rappelle la construction de Rapture sous l'Océan atlantique, afin d'échapper aux 2 superpuissances que sont les Etats-Unis et l'URSS. L'Utopie est régie par les mathématiques parce que le nombre seul garantit l'égalité. Sur l'île, la propriété privée est inconnue, les Utopistes travaillent six heures par jour et prennent leur repas en commun.

Le genre de l'utopie s'est développé au cours des 2 siècles suivants, de l'Eldorado de Voltaire (dans Candide) à la Cité du Soleil de Tommaso Campanella. Pour échapper à la censure, ces écrits présentent des pays imaginaires, et prennent la forme de récits de voyage (comme T. More) ou de contes philosophiques (Candide).

Dans la deuxième moitié du XVIIIème s., en plein mouvement des Lumières, la critique politique et sociale sort du giron de la fantaisie pour intégrer le champ philosophique. Dans son Contrat Social, Rousseau développe l'idée que le peuple est souverain, et que l'intérêt général doit l'emporter. Les idées de Rousseau ont été une des bases de la Révolution française, en réaction à l'absolutisme de droit divin qui avait cours dans la majorité des Etats de l'époque. Pour autant, Rousseau reconnaît que "S'il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes." La démocratie aujourd'hui plus largement répandue, est en quelque sorte un compromis (« le moins pire des régimes » selon W. Churchill), car l'égalité parfaite ne peut exister, sinon en coupant (littéralement) les têtes qui dépassent.

Entre 1848 et 1930, parallèlement à l'avènement en Occident de régimes démocratiques et capitalistes, on assiste à l'émergence d'idéologies contestataires, telles le communisme ou le fascisme. Il s'agit dans les 2 cas de l'avènement d'une nouvelle société, d'un homme nouveau. Le "contrat social" repose sur l'élimination (physique s'il le faut) de l'ennemi, « supérieur » (le bourgeois) ou « inférieur » (le Juif). L'utopie, entre temps, s'est mué en projet de société, pas forcément généreux. Si le communisme se voulait le paradis des travailleurs (en théorie du moins), on ne peut évidemment pas en dire autant du nazisme, qui fut aussi criminel en théorie qu'en pratique.

Andrew Ryan a basé son utopie sur l'objectivisme, une philosophie développée par Ayn Rand, et qui fait la promotion de l'individualisme, le progrès et la libre entreprise, libérés de toute contrainte étatique ou morale. Sofia Lamb prend le contrepied total du premier maître de Rapture en mettant en avant le collectivisme, soit la négation de l'individualisme au profit du groupe. Sofia Lamb met en avant la "Famille". Pour autant, rien ne dit qu'elle soit communiste, contrairement aux accusations de Ryan qui la traite de "bolchévique".

Ryan a choisi de créer son utopie, complètement coupée du monde, dans le but d'accueillir les scientifiques et artistes bridés par les Etats, l'Eglise et les « parasites », les "faibles" qui tirent les "génies" vers le bas. En dehors de la fabuleuse descente en bathysphère qui précède l'entrée dans Rapture, la visite de l'exposition « Voyage vers la Surface » dans le 2ème épisode résume clairement sa pensée. Sofia Lamb, dans Bioshock 2, profite de la mort de Ryan (et de Fontaine) pour devenir la chef incontestée de Rapture. En réaction à l'individualisme promu par Ryan, elle oppose la collectivité. Mais ce faisant, elle développe autour d'elle un culte de la personnalité, prenant la forme d'un culte religieux.

L'effondrement du Rapture de Ryan repose sur plusieurs facteurs :

- L'enivrement du pouvoir : Afin de garder son pouvoir, Ryan s'est mué en un de ces tyrans qu'il a fui (il vient d'URSS), faisant éliminer ses opposants, ou en les jetant en prison, se créant ainsi des ennemis jurés (Fontaine pour la contrebande, puis Lamb pour ses opinions politiques, qui n'aurait pas réussi à prendre le pouvoir si Ryan n'en avait pas fait une martyre). Il s'est complètement aliéné ses quelques soutiens restants (qui ont tenté de l'éliminer). Dans une utopie, toute velléité doit être étouffée au nom de l'intérêt général. Pour éviter toute contradiction avec sa promotion de l'individualisme, Ryan a conceptualisé « la Grande Chaîne » en guise de contrat social : une addition des intérêts individuels pour un intérêt commun : Rapture. L'idéologie de Ryan rejette tout assistanat, même si évidemment tout le monde ne peut pas faire fortune (Fontaine fait remarquer avec malice dans un de ses mémos qu'il faut bien quelqu'un pour nettoyer les toilettes ...). Mais l'appât du gain, quand il se mêle d'ambition personnelle, est un danger pour Ryan, ce qui l'a obligé à renier ses principes et à torturer / éliminer les dissidents.

- L'amoralité : Délivrés de toutes contraintes, les hôtes de Rapture ont basculé dans la folie furieuse, du docteur Steinman (le chirurgien fou) à Sander Cohen (dont l'art témoigne d'un goût pour le macabre et la folie). Le docteur Suchong représente la science dans toute sa froideur (si bien que sa mort lors d'une expérience est applaudie par les joueurs), tandis que Tenenbaum et Alexandre s'amendent, mais après des expériences violant toute éthique. Le joueur est le témoin éberlué du basculement de Rapture dans le chaos, tandis que Ryan, même aux portes de la mort, n'exprime aucun regret sur la faillite de son projet et sur les dérapages. D'après un mémo audio, il a d'abord désapprouvé le projet « Petites Soeurs », jusqu'à ce qu'il voit la manne financière que cela pouvait lui rapporter.

- L'ADAM : l'élément pertubateur surnaturel qui a embrasé les tensions économiques (faillite des banques) et sociales (il y a des quartiers pauvres de Rapture). Les effets secondaires de cette drogue et les revenus que génère son trafic ont été l'étincelle qui a définitivement plongé Rapture dans le chaos.

Si ses intentions de départ ne sont pas claires, on se rend compte au fil de Bioshock 2 que Sofia Lamb est une sociopathe, qui cache derrière son discours collectiviste son intention de briser tout désir personnel, une sorte d'expérience psychologique à l'échelle d'une ville (voire du monde extérieur). Sa formation en psychologie n'est sans doute pas innocente dans sa réussite à manipuler les foules. Là où ils pourchassaient le héros pour une récompense dans le premier épisode, les Chrosomes obéissent aveuglément à Lamb dans le 2ème épisode, sincèrement convaincus qu'elle va sauver Rapture. On assiste ainsi à des scènes de dévotion, des autels devant les bouches d'où sortent les Petites Soeurs. Un des affrontements-clés de Bioshock 2 a lieu contre le "Père" Wales, dans son église. Inutile de chercher toute trace d'ordination, sa conversion au ministère de la foi repose sur une substitution des figures chrétiennes par Sofia Lamb et Eléanor, érigée en Messie de Rapture.

Le discours de Lamb s'écroule de lui-même au fil du jeu, surtout si on choisit d'épargner les Petites Soeurs et les différents personnages normaux croisés : son ressentiment envers le joueur, désigné comme une malfaisance, paraît infondé. Vers la fin du jeu, elle semble abandonner toute morale, puisqu'elle n'hésite pas à étouffer sa propre fille quand elle voit qu'elle s'écarte de son conditionnement idéologique. Une des fins du jeu permet de lui démontrer toute la vacuité de son utopie, en la faisant spectatrice de l'effondrement de Rapture et de son dessein.

Bioshock, plus qu'une simple série de FPS, est une critique de l'utopie, qui bascule forcément dans l'horreur une fois en application, victime de ses propres contradictions et parce qu'elle se mêle toujours d'intérêt personnel. Dans Bioshock Infinite, on devrait prendre part à la guerre civile qui déchire Columbia, entre un pouvoir du départ élitiste et une résistance plus égalitariste mais qui bascule dans l'extrêmisme.