Il est logique, quand on parle du jeu vidéo, de parler de son avenir. Futurs jeux, futures consoles, futures façons de jouer... Le futur tout court, d'accord, mais qu'en est-il du "futur de l'actuel" ? Quel sera le destin des jeux d'aujourd'hui dans quelques années, alors qu'il semble de plus en plus acquis que le jeu vidéo arrive au tournant du tout dématérialisé ?

Parodius avait, dans un très bon article, évoqué à juste titre que l'arrivée du dématérialisé et la généralisation des pass online allait considérablement limiter la transmissibilité du jeu vidéo aux générations futures... Le problème se pose en effet, mais j'aimerai évoquer ici un autre souci temporellement plus proche de nous. Ma découverte toute récente de Dragon's Dogma et de ses features m'a fait prendre conscience d'une chose : aurons-nous toujours accès aux jeux sortis aujourd'hui d'ici un an ? Ou plus précisément, l'expérience de jeu sera-t-elle la même si j'achète le jeu neuf en day one, ou six mois / un an plus tard, quand il aura baissé de prix ? Je ne parle pas ici de l'avenir de l'occasion, mais bien de gameplay.

Il semble désormais acquis que de plus en plus de développeurs proposent, au delà du multi, une variable communautaire de plus en plus prégnante dans leurs jeux. Dans Dragon's Dogma cité plus haut, c'est tout l'aspect des "pions" qui m'interroge. Ces PNJ que l'on créé peuvent être librement récupérés par d'autres joueurs en ligne, afin qu'ils profitent de leurs avantages et caractéristiques dans leurs propres parties. L'idée sur le papier est charmante, et cette porosité entre solo et multi ne semble pas appeler à des questionnements spécifiques. Cette même porosité se retrouve dans Dark Souls notamment, où le joueur qui décède violemment peut laisser en quelques caractères un indice aux autres joueurs connectés qui passent au même endroit.

Maintenant, reprenons ces excellentes idées de gameplay en les transposant quelques mois/années dans le futur... Si je prends l'un de ces deux jeux, disons en 2015. Non seulement je vais devoir éviter les hoverboard en me rendant chez Game, mais une fois que le jeu sera en ma possession, qu'en sera-t-il de tout ce volet communautaire ? Depuis le temps que le jeu sera sorti, il aura sans doute été oublié du grand public, il est donc plus que probable que tout l'aspect participatif soit mort.

Dans Dark Souls, après que des armées de gamers aient piétiné l'univers du jeu, ce dernier sera sans doute taggé de partout et, suivant le niveau de la modération en place, il y a aura peut-être des mentions insultantes ou peut-être un flood excessif sur le jeu. L'immersion en prendra alors un sacré coup. Je parle d'immersion, mais qui nous dit qu'en 2016, tout le contenu généré par les joueurs ne sera pas supprimé ? Auquel cas, si je veux toujours profiter de mon jeu bien des années plus tard, je vais le retrouver amputé de toute une composante communautaire importante. J'aurai payé un jeu mais pour avoir au final un jeu tronqué.

Les pass online nous font déjà subir la chose bien sûr. Mais on peut toujours contourner le problème en s'acquittant du-dit passe. Mais alors qu'arrive-t-il quand c'est le contenu qui est supprimé par l'éditeur ? De plus en plus de jeux en ce moment voient leurs serveurs fermés. La chose est connue, on nous informe dans un article sur les sites de jeu vidéo de l'imminence de la fermeture. La chose concerne surtout des jeux peu connus ou qui ont eu peu de succès. Mais cela arrive aussi à de vrais succès, si je ne trompe pas les serveurs du multi de MGS 4 seront fermés le 12 juin 2012. Ceux de Halo 2 sur Xbox sont déjà fermés...

On se retrouve donc dans un terme assez court avec des jeux amputés de leurs contenus. Certes, on peut arguer que cela ne concerne que le multi, vu que c'est la seule partie du jeu qui nécessite une continuité dans les infrastructures, mais avec les jeux que j'ai décrit plus haut (Dragon's Dogma et Dark Souls), si l'éditeur décide de fermer les serveurs, c'est tout une partie du contenu solo qui perd de son attrait. On risque donc de se retrouver dans un futur assez proche avec des jeux qui n'ont plus aucun intérêt à être joué.

L'occasion, ou plus préoccupant le jeu tardif et neuf, se retrouvent donc obligatoirement lésés dans la structure même du jeu, sans avoir à passer par des tricks du style pass online ou full-démat. Ludiquement parlant, la chose a son importance, car tous ces jeux trouvent leur plein intérêt quand ils sont joués dès la sortie.

Un Dark Souls qui propose d'aider indirectement le joueur par des features communautaires ne prend sa pleine mesure que quand on entame le jeu depuis sa sortie. En effet, quoi de plus gratifiant que de défricher tout le terrain ? De découvrir avec bonheur juste un indice laissé sur la route par le seul joueur passé par là ? Et surtout, faire partie des premiers à aider là où il y a nulle soluce... Tous ces jeux avec cet aspect communautaire jouent sur l'immédiateté du jeu. Dans sa structure même il ne peut pas mûrir et être redécouvert des années plus tard, car justement tout son potentiel ludique ne se réveille que quand il est fait dans les jours de sa sortie, là où tout est à faire.

La chose se constate dans les MMO aussi, où un niveau 1 franchement débarqué se retrouve face à une foule de level 80. Pour avoir vécu ça, on garde un goût amer, celui de n'avoir rien à faire sur ce jeu car on a déjà tout raté, tout a été découvert avant nous et révèle à quel point le jeu vidéo peut être si cruellement vain.

Et en parlant de MMO, que va-t-il arriver à WoW? Quand Titan va sortir, après qu'il soit free-to-play, genre 2020. Les serveurs vont tenir ? Je ne pense pas... Alors quoi ? Tout le contenu sera supprimé ? Vous imaginez un peu ? Des millions de personnes qui ont passé des heures interminables à se battre, jouer, souffrir ensemble, pour au final être "effacés" par Blizzard ? Envisager cela me fait un choc, je prends la peine de bien tout sauvegarder, de garantir cette sauvegarde pour garder la preuve de ce que j'ai fait, pour que tout cela ne soit pas un minimum vain...

Avec tout ce contenu multi communautaire, c'est tout une partie du vidéo-ludisme qui va disparaître. Alors que des associations comme MO5 sauvegardent les vieilles machines et les mettent dans des musées, on devrait s'inquiéter aussi de tous ces jeux, ces morceaux de jeux, qui disparaissent actuellement ou qui sont condamnés à disparaître à brève échéance. On peut répondre que si ils disparaissent, c'est qu'ils sont de mauvaise qualité, que c'est la loi du marché. Mais là nous parlons d'Histoire, d'exhaustivité dans la sauvegarde, qui sommes-nous pour disposer dans le présent de ce qui doit rester à la postérité ? C'est une forme de censure culturelle. Même si un jeu est mauvais sur un serveur Steam, il a le droit de rester dans le catalogue par simple principe historiographique. Alors que la technologie actuelle nous permet de sauvegarder des donnés gigantesques dans des mémoires flash de la taille d'un ongle de bébé, jamais notre présent vidéoludique n'aura été tant menacé de disparaître au lieu d'être sauvegardé.

Je ne m'inquiète pas du sort des vieilles consoles, j'ai réussi à faire marcher une Megadrive sans difficulté, mais regardez nos consoles d'aujourd'hui, qui n'ont jamais été aussi fragiles : pourra-t-on faire remarcher une Xbox 360 Fat dans 10 ans ? Là où ma NES marche encore du feu de Dieu ? Et même si le hardware tiens la route, ma PS3 continuera-t-elle à fonctionner dans 15 ans ? Aurais-je encore accès à mon compte PSN ou celui-ci sera-t-il effacé ? Si la maintenance du PSN de la PS3 ne se fait plus, nous n'aurons plus accès aux DLC ? Là encore on peut rétorquer que la perte de quelques costumes à 0.99 € pièce ne changera pas la face du jeu, mais ce contenu, tout superflu qu'il soit, n'en est pas moins partie intégrante du jeu, et son design, son visuel, sont le produit d'une œuvre de l'esprit et ont donc le droit d'être protégés et sauvegardés.

C'est là toute la question de l'arbitraire des éditeurs qui se pose. Ce contenu leur appartient de droit, ils l'ont créé, ils peuvent donc en disposer librement. Mais tout cela nous est livré, vendu (licencié pour être exact), ça nous appartient donc un peu (même si juridiquement ce n'est pas vrai, c'est l'affectif qui fait ça). Il se créé donc un lien, une sorte de "propriété fictive" qui créé en nous le besoin de la garder avec soi. Mais avec des traités comme ACTA (et qui sait ce que nous réserve l'avenir), quand des passionnés voudrons sauvegarder WOW sur des serveurs privés, les laissera-t-on faire ? Faudra-t-il attendre 25 ans pour qu'ils deviennent un abandonware ? Et quelle forme prendra cet abandonware ? Ce sera juste des pack de textures en ZIP ? Y aura-t-il des motivés pour ouvrir des serveurs privés, qu'ils seront ensuite libres de couper quand ça leur chantera ou faute de moyens ?

Mais 25 ans, n'est-ce pas trop long d'ailleurs ? Pas pour un jeu comme WOW bien sûr, il sera sans doute sauvegardé et moddé quand il passera dans le domaine public, mais qu'en est-il devant la montagne de jeux existant, les petits, ceux dont il n'existe qu'une fiche sur JV.com ?

Nous sommes, je pense, dans une sorte d'époque charnière, où jamais le présent du jeu vidéo n'aura été tant menacé dans sa pérennité, où le système est peut-être en train de s'autodétruire par une érosion lente. Et si, à force de faire des jeux à consommer de suite à 70 €, les gens finissaient par se lasser ? Trop de jeux, pas de temps, et des jeux que l'on stocke mais qui perdent tout intérêt passé un an pour laisser la place à la suite.

Le jeu vidéo, dans sa terminologie même, a le cul entre deux chaises (passez moi l'expression). Son volet vidéo le classe dans les œuvres d'art et y gagne toute la protection juridique que cela suppose. Mais il a aussi un volet ludique, où le jeu est par essence même dans l'immédiateté de l'instant, où il est fugitif, évanescent et dans sa définition même non-défendable (un jeu ou une règle de jeu n'a pas de protection définie en PI). Tout le jeu vidéo repose sur cette contradiction flagrante et sur l'équilibre de cette dernière. Même aujourd'hui, si le fun est au rendez-vous, n'aurons nous pas à regretter à terme le fait que le jeu vidéo devienne trop évanescent, voire même transparent dans le Cloud avec OnLive ? Car avoir le Blu-ray bien rangé dans sa boite sous la télé, c'est quand même rassurant...