On croise souvent des blagues geek qui comparent la vie à un vaste MMORPG, avec ses quêtes, ses PNJ, ses guildes... Au premier abord, on se dit que c'est bien trouvé, c'est amusant. Et puis en y réfléchissant plus sérieusement... bon sang, mais c'est exactement ça !

Si nous ne sommes pas forcément constamment malheureux, nous pouvons au moins affirmer une chose : nous sommes éternellement insatisfaits. Nous passons notre vie à rechercher le bonheur, et lorsqu'on parvient à satisfaire un désir, en réalité, nous nous en lassons déjà et nous projetons à nouveau une nouvelle quête d'un bonheur total, qui, tout compte fait, serait assez illusoire, toujours inatteignable.

Il me semble ne pas me tromper lorsque je dis que cette recherche du bonheur à l'échelle d'une vie s'apparente à la recherche de la complétion à l'échelle d'un RPG, non ? Le bonheur serait quelque hose d'extérieur à nous, qu'on ne peut produire à partir de rien. La vérité, c'est qu'il faudrait le construire, petit à petit, le temps d'une vie. En général, le bonheur arrive à la fin - et on le voit bien dans les contes : "Et ils se marièrent et vécurent heureux pour toujours. Fin."

Alors quoi ? Et après ? On voit bien que Peach embrasse Mario lorsqu'il arrive enfin à la libérer, mais que se passe-t-il ensuite ? C'est comme si l'état de bonheur total n'était pas intéressant, comme si ce qui est intéressant à vivre, c'est sa quête elle-même, ce chemin qui mène au bonheur plutôt que le bonheur, car il serait ennuyeux. Soit on le place dans le futur, et on le vit dans l'espoir ; soit on le place dans le passé, et on le vit dans le regret. Entre âge d'or d'un paradis qu'on aurait perdu (et je vous renvoie au mythe d'Adam et Eve) et utopie d'une vie qui nous semble inaccessible, le présent apparaît comme le temps du malheur.

Si l'on écoute Kant, on pourrait presque se demander s'il n'avait pas eu la prémonition de nos RPG actuels : Pour lui, on n'atteint le bonheur qu'en engrangeant un maximum de bien-être, c'est un tout absolu, un accomplissement de l'ensemble de notre être. On appelle cela la perfection. Dans un jeu vidéo, on appelle cela la complétion : On sue sang et eau pour terminer toutes les quêtes secondaires, trouver tous les trésors cachés, fabriquer toutes les armes, mettre au jour tous les secrets, remporter tous les défis... pour enfin terminer le jeu à 100%. Et alors je vous le demande : que faites-vous lorsque vous avez achevé cette quête de complétion ? Je pense pouvoir répondre sans me tromper : rien. Vous avez tout simplement rincé le jeu dans tous les sens, donc vous le rangez dans son étagère et vous n'y touchez plus. En effet, on ne se voit pas continuer à errer dans l'aire de jeu une seconde de plus - pourtant, cette recherche de la perfection, vous l'avez tant voulue, tant espérée ; et quand vous l'avez finalement, vous la vivez si peu de temps, de manière si fugace... Cela tend à confirmer ce qui a été dit plus haut : le bonheur total est ennuyeux.

On peut même aller jusqu'à comparer le cheminement d'une vie à celui d'un RPG : On lance le jeu, on découvre les bases du gameplay, on se familiarise avec l'univers - c'est la naissance et l'enfance. Puis il y a une prise de conscience, que tout le monde ne fait pas forcément, d'un monde vaste et riche, dans lequel on pourrait faire mille choses. A cet instant-là, on peut faiblir, se sentir mal à l'aise : toutes ces choses à faire, mais combien de temps cela va-t-il me prendre ! Ecrasés par le poids des "à-côtés", certains préfèrent y renoncer, continuer simplement l'aventure principale et ne pas y penser : c'est l'adolescence, période de doutes, période charnière où l'on sort d'une ère d'innocence pour entrer dans cette quete du bonheur où tout est encore à faire. Le fait même de partir de zéro ou presque peut déjà constituer un réel abattement. Puis on joue, on joue longtemps, et on amasse les points, les objets rares, on découvre des secrets, on parle à des personnages... jusqu'à ces fameux 100%, ce bonheur total, cette perfection de l'être que seuls quelques acharnés peuvent atteindre au terme d'une vie. Et si leur bonheur n'est jamais vraiment complet, leur sagesse leur dit que cela leur convient, et qu'au final, ils sont heureux d'avoir bien vécu.