D'emblée, ce Fire Emblem affiche ses ambitions. Au delà de sublimes cinématiques plus sophistiquées et sensiblement plus sombres qu'Awakening, Fates plonge directement au coeur du champ de bataille, dont les reliefs semblent déborder de l'écran grâce à la 3D auto stéréoscopique parfaitement maîtrisée, hormis de légères saccades. Chaque confrontation suscite ainsi un zoom du plus bel effet au moment de porter l'estocade, éventuellement accompagné de mouvements de caméra afin de souligner le surcroît de détails des animations. Les épées se brisent, les casques volent et les guerriers s'écroulent dans un vacarme rendu encore plus fracassant par le rehaussement simultané du volume. Et cet admirable travail de design sonore s'appuie naturellement sur des compositions plus épiques que jamais, de manière à exacerber l'intensité des combats. Néanmoins ceux-ci n'auraient pas une telle charge émotionnelle s'ils ne résultaient pas de choix, à commencer par la création de l'avatar. Davantage de paramètres de personnalisation sont proposés par rapport au précédent opus, mais ils n'ont guère changé à l'instar des trois niveaux de difficulté.

Immortel

Seule véritable nouveauté, le mode "Phénix", qui ranime un soldat estourbi dès le tour suivant, comme si la mort n'était qu'un malaise passager. Pour mémoire, l'irrévocabilité du trépas était une tradition inébranlable de Fire Emblem jusqu'à ce que le remake sur DS du second opus au Japon Hikari to Kage no Eiyu n'introduise l'option "débutant", synonyme de résurrection de l'ensemble des troupes à l'issue de la bataille. Un grand pas vers l'accessibilité sans lequel Awakening n'aurait ensuite probablement pas été si populaire, tant il était rageant de devoir recourir au légendaire soft reset pour éviter de perdre un personnage. En outre, la perspective de renoncer à découvrir ses interactions avec les autres protagonistes, y compris de leurs potentiels enfants, s'apparente désormais à du masochisme que seuls les puristes absolus sont en mesure d'apprécier via le mode "classique", toujours au programme. Toutefois l'immortalité conférée par ce Phénix va trop loin, puisque cette impunité réduit quasiment en cendres l'âme de Fire Emblem : un gameplay tranchant qui exige de planifier méticuleusement chaque action, avec le spectre de la faucheuse rôdant en permanence.

Trois destinées...

Cela permet au moins de se concentrer sur l'histoire, quoiqu'elle soit alors privée d'une part non négligeable de sa dramaturgie. Heureusement, l'intrigue n'en manque pas, elle en a même à revendre. Le prologue débouche sur un dilemme cornélien, en l'occurrence choisir entre sa famille d'origine, Hoshido, celle d'adoption, Nohr, ou aucune, une voie qui suppose d'avoir d'abord suivi au moins l'une des deux autres, afin qu'elle prenne tout son sens. De cette décision découlent trois versions distinctes du scénario et, par extension, du jeu, respectivement intitulées Héritage, Conquête et Révélation. Contrairement aux apparences, celles-ci ne se résument pas à rejoindre le camp du bon, de la brute ou du truand. La nature plus pacifique d'Hoshido en comparaison de l'expansionnisme de Nohr inspire évidemment davantage de sympathie, cependant le cours de ces destinées se montre autrement plus complexe, un véritable choc des cultures merveilleusement véhiculé par les musiques, grâce à des orchestrations en accord avec le folklore de ces deux peuples, japonisant d'un côté et celtique de l'autre. En substance, l'expérience change radicalement selon la déclinaison, qu'il s'agisse du ton ou de la teneur des hostilités.

... et trois philosophies de la guerre

Les objectifs d'Héritage sont relativement simples, la plupart du temps éradiquer l'adversité, tandis que ceux de Conquête se veulent plus retors, avec des contraintes de temps, des situations désespérées ou des requêtes secondaires. De même, Héritage comporte des défis pour renforcer ses troupes, alors qu'il faut se contenter des chapitres principaux et des missions annexes dans Conquête. Ce dernier requiert par conséquent d'économiser précautionneusement les ressources, d'où un challenge plus ardu fidèle aux coutumes de Fire Emblem. Un côté délicieusement cruel qu'atténue quelque peu la narration plus ironique, au travers de personnages caricaturaux. Avec son recul sur ces évènements souvent tragiques, Révélation s'avère logiquement plus équilibré, car il repose sur la formule pragmatique d'Héritage rehaussée par le caractère malicieux et de l'inventivité de Conquête en matière de cartes. Nombre d'entre elles sont en effet spécifiques à une version, et abordées suivant une approche bien différente dans le cas échéant. Idem pour les protagonistes dont beaucoup ne peuvent être recrutés que par le biais d'un des deux camps, Révélation rassemblant tout le monde ou presque.

Du sang neuf !

Heureusement les avancées essentielles du gameplay sont partagées par l'ensemble des versions, en premier lieu les "veines dragunaires". Cette appellation un brin mystérieuse désigne des cases magiques destinées aux descendants des dragons qui permettent de déclencher divers phénomènes, d'une ampleur quelquefois incroyable. Entre l'activation de pièges, la modification des conditions climatiques ou des aptitudes des belligérants, ces veines dragunaires bouleversent les principes de gestion de l'environnement, avec un impact déterminant sur les batailles. Dans un registre moins spectaculaire et pourtant aussi crucial, les armes ne s'usent plus, à l'exception des sceptres, et sont susceptibles d'entraîner des malus temporaires. Ce surplus de confort cache une volonté d'étoffer le fameux triangle des armes avec un second trio (l'arc, le tome, et les lames cachées) pour mieux brouiller les pistes - et les lignes -, les dagues ou les shurikens étant par exemple utilisables à la fois au corps à corps et à distance. S'y ajoutent des armes spéciales qui brisent ces règles, à l'instar des compétences de certaines classes inédites, là encore dépendantes de la version du jeu.

La vie de château

Les frontières ne sont pas complètement fermées, tout comme les murailles de son château, puisque l'on peut visiter ceux d'autres joueurs en ligne, dans l'optique d'y faire des emplettes ou de recruter leurs ouailles, et obtenir ainsi des éléments non disponibles dans sa propre version. Il faut néanmoins veiller à la protection de son domaine en le fortifiant, un peu à l'image d'un tower defense, afin de repousser les invasions. Ce lieu ressemble à une sorte de de jeu dans le jeu, qui consiste à construire des échoppes, des sites de production de ressources (terres agricoles, mines) et des endroits voués à la détente tels que l'arène, le restaurant ou les bains chauds, sans oublier de nourrir sa petite dragonne. Le temps s'y écoule au fil du cycle des jours et des nuits, à un rythme très particulier au regard de la vitesse à laquelle grandissent les enfants, une croissance accélérée scénaristiquement moins cohérente que dans Awakening d'ailleurs. En tout cas ce château constitue le prolongement de la caserne de ce dernier, un havre où les liens noués durant les joutes peuvent se solidifier en parlant les uns avec les autres, de façon à booster leurs caractéristiques lorsqu'ils bataillent ensemble, et engendrer des idylles.

Mélodramatique

Malgré l'aspect un peu vide et statique de ce microcosme, la dimension relationnelle se montre plus fondamentale que jamais dans cet opus. En témoigne la possibilité de s'y immerger en vue subjective, un angle usité lors des rencontres dans ses quartiers privés, où l'on a loisir d'interagir avec le partenaire de l'avatar via le micro et l'écran tactile, l'une de ses rares fonctions dorénavant. Trêve de polémique censoriale, restreindre ces moments d'intimité aux époux ne fait qu'illustrer le judicieux travail d'adaptation de la mouture japonaise, en tenant compte des spécificités culturelles. Surtout que les unions entre des personnages du même sexe restent possibles, et servent également à partager des talents à défaut d'engendrer une descendance. Et si ces séquences résolument pudiques, pour ne pas dire minimalistes, provoquent un sentiment parfois bizarre, elles nous rapprochent indéniablement des protagonistes, ce qui décuple d'autant le retentissement moral quand survient un désastre. Des trahisons, des disparitions brutales, et quelquefois inévitables, Fire Emblem Fates ne nous épargne aucune souffrance. La maturité du récit tranche décidément avec les habitudes de la série, grâce à la plume acérée de Shin Kibayashi.

Game of Clones ?

Dans la veine du gameplay, profondément enrichi par ses évolutions, le synopsis torturé du célèbre écrivain nippon fait prendre une nouvelle envergure narrative à Fire Emblem, qu'incarnent ces trois histoires soigneusement retranscrites dans la langue de Molière. Loin de se limiter à de simples variations, en dépit de quelques dialogues fatalement identiques, elles représentent indubitablement trois jeux, ne serait-ce qu'en terme de durée de vie. Héritage et Conquête laissent hélas un goût d'inachevé, voire amer, l'aboutissement n'arrivant véritablement qu'avec Révélation, de sorte que ces trois destinées forment un tout. Difficile de savoir réellement si la décision de les séparer tient à l'envolée hypothétique des coûts de développement, au cachet de Kibayashi-san ou à l'influence du marketing trop enclin à copier le modèle de Pokémon. Seule certitude : il est regrettable que cette oeuvre soit vendue à la découpe, et dans l'absolu incomplète, mis à part en édition spéciale. Quand bien même le tarif d'ensemble se justifie, de telles manoeuvres inquiètent alors même que Fire Emblem fait partie des franchises appelées à défricher le territoire des smartphones...

Le prix de la liberté

Ces interrogations ne doivent cependant pas occulter la raison primordiale de cette division : donner le choix entre trois destins dès le début, avec un déroulement totalement différent par la suite, là où tant d'autres titres n'offrent de telles opportunités que tardivement dans le seul but de façonner plusieurs fins, quand leurs incidences ne sont pas illusoires, ellipses scénaristiques à l'appui. Une démarche aussi ambitieuse que risquée, à bien des égards, qui mérite sans l'ombre d'un doute d'être saluée. Car cette impulsion ne se cantonne pas à réveiller la flamme de Fire Emblem, dans le sillage d'Awakening, elle en étend le foyer. L'équipe d'Intelligent Systems aurait pu opter pour la solution de la facilité et se satisfaire d'entretenir ce feu sacré, en l'alimentant tranquillement de quelques combustibles supplémentaires. Mais conscient que cela mènerait à tuer Fire Emblem à petit feu, le studio a su se remettre en questions pour explorer d'autres chemins, comme le suggère son sous-titre originel, "If". Ce n'est pas un hasard si Fire Emblem Fates se révèle l'opus le plus massif de la saga, octroyant ainsi la place escomptée aux combats en ligne et à la quête infinie de puissance qui va avec (sans parler des futurs DLC), ni s'il s'impose comme l'un des plus valeureux représentants du RPG tactique. Non, Fire Emblem Fates y était ouvertement destiné.