Voilà des mois que Geralt la piste. Il le sait, elle est proche. Des années après leur dernière étreinte, le Loup Blanc va retrouver la magicienne Yennefer de Vengerberg. Celle à qui il est lié pour l'éternité. Les temps ne sont pourtant pas propices à de riantes retrouvailles. La guerre fait rage. L'Empire de Nilfgaard marche sur les royaumes du Nord, dans lesquels les adeptes de la magie sont pourchassés et placés illico sur le bûcher. Les pillards pullulent. Les cadavres s'amoncellent et attirent des monstres toujours plus féroces. Et puis il y a ce rêve qui va trouver résonance dans la réalité : Cirilla, l'enfant de Sang Ancien, capable de voyager à travers l'espace et le temps, que le sorceleur aux cheveux d'albâtre considère comme sa propre fille, est de retour. Et en danger. La Chasse Sauvage, cavalerie spectrale qui ne laisse que ruines et désolation derrière elle, l'a flairée. Elle la traque, inlassablement. Pas question pour le héros aux yeux félins de rester les bras croisés. S'il le faut, il ira jusqu'au bout du monde. Et quel monde...

Pas besoin de beaucoup ?

Un monde ouvert multi-région. Voilà comment les développeurs qualifient le terrain de jeu dans lequel le ténébreux Geralt de Riv va traîner ses guêtres. Premier qualificatif qui vient à l'esprit alors que l'on explore les environs de Blanchefleur, dans ce qui peut s'assimiler à un prologue de luxe : immense. Langage fleuri employé une fois que l'on a découvert les autres zones : putain d'immense. Outre le territoire de Kaer Morhen, bastion des sorceleurs, et le modeste palais de Wyzima, sans compter d'autres passages cloisonnés, on trouve deux maps assez ahurissantes. Celle de la région dévastée de Velen couplée à la gigantesque cité libre de Novigrad, et Skellige, archipel au climat pour le moins hostile où vit un peuple assez similaire à nos vikings. Ces imposantes étendues sont la promesse de longues heures à marcher, grimper (Geralt étant désormais capable de bondir et s'agripper sur commande), chevaucher, naviguer et nager. La superficie globale est insensée. Ce qui tombe assez bien, car tout a été mis en oeuvre pour que l'on ait envie de s'y perdre - même si on ne rechigne pas sur les panneaux autorisant à se "téléporter" dans des coins déjà visités.

Mais pas de peu non plus

Je le vois à vos yeux pleins de malice. Vous voulez savoir si, oui ou non, on peut parler de downgrade, de mensonge, de trahison, d'aveuglement, de pellicules, de chutes de cheveux. Je pense être en mesure de dire que de l'époque de la toute première vidéo d'annonce en 2013, il ne reste que peu de choses sur le plan technique. Bah oui, j'ai des yeux, comme vous. Voilà la seule réponse que je peux vous apporter. Car pour ce test c'est une galette PS4, sans patch Day One, qui a été employée. Cela signifie que par rapport à la séquence aperçue - la bave aux lèvres - par votre serviteur au cours de l'E3 2014, qui tournait très probablement sur un bon PC avec quelques potards poussés à fond, il y a un gap. Des effets de particules, de mouvements d'eau et d'éclairage en moins. Mais par rapport à la preview du mois de janvier dernier, rien n'a bougé. Concrètement, je n'ai jamais eu la sensation d'être lésé et j'attendrai qu'on mette les pattes sur la version PC pour qu'elle torture une grosse config' et nous montre si, oui ou non, les fidèles ayant affûté processeur, RAM et carte(s) graphique(s) ont eu raison de faire confiance au studio polonais.

Donc, à la question "The Witcher III flatte-il les rétines ?", la réponse est oui. Un oui ferme, quand bien même le brouillard pour limiter une profondeur de champ pourtant respectable est perceptible, et que le pop d'éléments de décor n'a rien de rare. Parce que cela demeure incroyable pour un open world. Fin, fourni, détaillé, riche, avec force effets de lumière ou de brume réussis, et une météo dynamique qui ensoleille ou fait se courber la végétation avec bonheur. Les lieux traversées déploient des trésors de diversité. Entre les plaines ravagées, les différents villages et camps, les grottes lugubres, les marécages un peu cracra, les charniers, les quartiers des grandes villes aux teintes et ambiances très panachées, les forêts oppressantes et les hauteurs vertigineuses offrant des panoramas qui donnent envie de se poser quelques instants pour contempler, il y a de quoi se régaler. Sans que des chargements intempestifs ne viennent interrompre la fluidité de l'exploration pour une porte passée - de nombreux intérieurs, très soignés eux aussi, étant accessibles. Une prouesse. Qui va de pair avec une autre.

L'avantage des voyages

La véritable beauté du titre réside aussi bien dans son moteur et sa direction artistique, parfaitement affirmée, avec des conceptions géographiques et architecturales à l'avenant et un jeu de couleurs charmant, que dans les trésors déployés pour favoriser l'immersion. Dans les zones peuplées, les habitants vaquent à leurs occupations paisiblement, ne se privent pas de commenter le passage de Geralt, de l'insulter peut-être. On trouve toujours des mendiants, des badauds, des gamins, des soldats, des brûleurs de sorcières, des bandits, des marchands, des prédicateurs, des troubadours ou des prostituées pour donner vie à ces extérieurs urbains. Hors des villes, même chose. Entre les animaux domestiques, d'élevage, les troupeaux de biches ou les meutes de loups, les hordes d'oiseaux qui parcourent le ciel et les nombreuses créatures à découvrir, on ne ressent jamais de sensation de vide visuel ou sonore. Les modélisations sont justes, avec très peu de clones, les sons parfaits. Enfin, les compositions de Marcin Przybylowicz, accompagné par le quatuor Percival, jouissent d'une tonalité slave aidant à se plonger avec délectation dans un jeu de rôle qui a bien des qualités ludiques à faire valoir.

Le doigt sur l'aventure

Si l'on s'y plait, dans ce vaste monde, c'est aussi parce qu'il nous propose de quoi nous occuper. Je vous parlais des menaces à notre intégrité physique qu'on pouvait y croiser. Elles sont nombreuses, entre des humains mal avisés et des bestioles allant du simple loup au géant de glace, en passant par les vampires, wyvernes et autres fantômes. Qu'on soit en mission ou par le biais de rencontres aléatoires, cela finit souvent en rixe. Dynamisé, retravaillé, intuitif, définitivement taillé pour une prise en mains manette, avec de fréquents problèmes de caméra ayant du mal à se recadrer efficacement et de verrouillage qui se "casse" face à plus d'un boss, le système de combat laisse une fois de plus Geralt faire parler ses lames - acier pour les êtres "normaux" et argent pour les bestioles qui sentent pas toujours très bon et dont la variété est étonnante. Attaque lourde et rapide à doser correctement, contre au timing redoutable, esquive façon matador et roulade qui pue le désespoir s'apprivoisent rapidement et donnent parfois des joutes dignes d'un Batman Arkham médiéval. De même, les cinq signes magiques, qui permettent de cramer l'ennemi, de le projeter, de le piéger, de le rendre confus ou de se protéger prennent une importance évidente sur le champ de bataille - au point de renverser des tendances en s'écartant un peu, certains antagonistes se voyant liés à une zone qu'ils ne peuvent pas quitter pour vous achever à tout prix. Limités par la vigueur du Boucher de Blaviken, ces sorts peuvent voir, au même titre que les talents de bretteur, leurs effets boostés via les arbres de compétences.

Ceux-ci se montrent plus cohérents que dans The Witcher 2. Les points de talents, qui tombent à chaque niveau passé ou en méditant près de pierres d'énergie, apportent essentiellement des bonus liés aux différentes disciplines maîtrisées par Geralt, dont la nouvelle (et un peu trop puissante sous l'eau) arbalète : plus de force de frappe, une amplitude relevée pour certains sortilèges, dont Axii qui aura un rôle de persuasion façon Jedi dans de pas mal de dialogues... Il faudra sélectionner, les emplacements réservés à ces améliorations se révélant peu nombreux. Et pour le coup, l'alchimie a une meilleure raison d'être, puisqu'il ne faudra pas hésiter à préparer ses bastons. Surtout à partir du troisième niveau de difficulté, où les chorégraphies sanglantes à l'avantage de notre balafré, qui ne lésine pas sur les membres coupés et les décapitations, tournent au game over en quelques coups mal encaissés par une jauge de vie plus friable. D'ailleurs, bonne idée de ce volet : une fois créée, une fiole ou une bombe n'exige plus qu'on réunisse les ingrédients ad vitam. Juste qu'on médite avec un peu d'alcool dans la besace pour recharger.

Le pied dans l'inventaire

On notera également, pour faciliter une progression parfois tendue si l'on se montre trop confiant mais sympathiquement orientée par l'indication de l'accessibilité de certaines tâches et adversaires, qu'il n'y a aucune inquiétude à avoir concernant le loot et l'artisanat. Oubliez Assassins of Kings et son maigre butin. Tellement d'objets, armes comme armures à ramasser, sertir, réparer, désosser pour obtenir de nouveaux éléments, acheter ou faire forger que vous allez fouiller tous les recoins pour trouver les schémas qui feront de vous l'homme le plus classe du monde. La chasse aux équipements de sorceleurs les plus prestigieux fait même partie d'une des nombreuses occupations proposées. Pour gérer tout ça, un inventaire mieux pensé, qui affiche le comparatif immédiat des statistiques importantes des pièces de protection et épées. Bien qu'un peu plus agréable, il exige parfois une bonne mémoire pour identifier des composants, notamment les herbes, et l'on peut vite accumuler, hésiter à revendre, oublier ce qu'on a lu ou non, ce qui mérite d'être conservé... L'idée de selles à poser sur Ablette - le destrier qui s'invoque n'importe où, rechigne souvent pour un rien à avancer et sur lequel on éprouve quelques problèmes pour ferrailler, préférant alors la terre ferme - en vue d'augmenter la quantité portée est bonne. Mais peut-être s'en servir comme coffre de stockage n'aurait pas été une mauvaise option. Dans l'ensemble, on sent qu'il peut encore y avoir quelques ajustements pour classer ou rendre les transactions plus souples, mais rien de réellement pénible.

La lubie de faufiler

Le sang coulera énormément dès lors que l'on approchera de la plupart des marqueurs présents sur les cartes, présentant grottes, trésors enfouis, campements ou nids, que l'on accomplira des tâches confiées par la population ou que l'on incarnera, dans des phases plus dirigistes, une Ciri tellement badass que c'en est indécent. D'autres activités sont à la portée du sorceleur. Plus de "poker dés", mini-jeu roi des précédents volets. Fini aussi le bras de fer. Les combats à mains nues demeurent, s'affranchissant des QTE pour laisser parler le vrai skill, surtout si l'on souhaite devenir champion de la discipline. Les courses de canasson arrivent, avec une gestion de l'endurance toute relative, l'I.A. adverse étant parfois prompte à freiner bêtement si vous lui passez devant... Et puis il y a le Gwynt. Principe : armé de votre deck aux couleurs d'un territoire, vous allongez sur 3 plans des cartes de personnages aux forces et attributions diverses, ou d'effets plus moins assassins. Seules 10 cartes sont tirées aux début et la chance doit se marier à de vraies connaissances stratégiques. La gestion de ses effectifs et des bonus/malus en fait un passe-temps redoutable, surtout si vous suivez la voie du collectionneur en battant les meilleurs pratiquants du monde... qu'on ne peut affronter parfois que dans un délai très court.

Suis le swing

La quête principale est longue, passionnante, bien rythmée, volontiers cinématographique. Une conclusion épique et haletante à une histoire que les amoureux de l'univers imaginé par Andrzej Sapkowski retrouveront avec joie. Les autres auront peut-être plus de difficultés à tout comprendre des intrigues, des relations qui unissent ou déchirent certaines figures, de l'ironie de certaines alliances se dessinant avec des ennemis d'autrefois. Mais il y aura matière à se rattraper grâce à des discussions savamment amenées et pas mal d'éléments donnant des indices. Le fait est qu'on évolue dans univers Dark Fantasy entre gris clair et gris foncé, où l'on ignore si l'on peut faire confiance à qui que ce soit, si nos choix, parfois en temps limité, vont être bénéfiques par rapport à notre propre vision des choses et à la finalité de cette épopée qui renoue avec d'importants enjeux des romans. Il n'y a jamais d'évidence, jamais de manichéisme. Les enquêtes menées à l'aide d'un sens du sorceleur, qui illumine les pièces à convictions et pistes à suivre, avec quelques fois des puzzles ou énigmes bien sentis, ont toujours un petit rebondissement à proposer, un dilemme qui fera lever le sourcil. La route vers l'affrontement final est belle et les missions annexes s'avèrent rarement décevantes, oubliant les livraisons ou la "collectionnite" faciles pour, la plupart du temps, nous gratifier d'un petit twist qui va bien avec mensonge ou loufoquerie à la clef.

Adulte, capable d'aborder sans fausse note des thèmes graves comme la haine raciale, le sexisme, l'écologie ou la folie de ceux qui règnent, sans oublier d'être léger, voire frivole (la gent féminine et Geralt, toute une histoire), The Witcher III baigne comme ses prédécesseurs dans une écriture travaillée et merveilleuse. Les situations, joliment mises en scène, s'avèrent tour à tour poignantes, révoltantes, pathétiques, cocasses, tendres. Les répliquent incisives (très bien jouées dans une version française de qualité) pleuvent. Et le quêtes principales et secondaires de prendre le temps de nous laisser connaître (parfois bibliquement) certains membres, de nous (ré)attacher à des rôles tout sauf génériques, qui ont tendance à nous éblouir par leur expressivité, le vieux maître Vesemir, la sublime Yennefer et l'impétueuse Ciri, au regard émeraude d'une pureté insolente, en tête. Sans parler de Geralt, au charisme irréprochable. Une bonne trentaine d'heures nous attendent pour aller au bout de son périple, ponctué de batailles incroyables, de moments de découverte éblouissants et de mélancolie certaine. Autant de temps pour constater que nombre de décisions, dont celles prises dans le deuxième épisode (avec simulation très bien intégrée des moments cruciaux en cas d'absence de sauvegarde), auront des conséquences lourdes sur le dénouement. Et d'autres dizaines pour tenter de se charger d'un contenu impressionnant à côté duquel les fans de quêtes à gogo seraient mal avisés de passer.

Ce que laisse avant tout The Witcher III, c'est cette impression de satiété... conjuguée au besoin d'en reprendre une louche immédiatement. Le plat est si goûtu qu'on cherche à y revenir par gourmandise. Quand bien même on peut trouver quelques petits défauts agaçants, il reste porté par un univers fantastique, une galerie de personnages façonnés avec sérieux et un contenu qui ne pousse qu'à une chose : s'obstiner dans la découverte absolue, l'envie de tout connaître chevillée au corps. En attendant les extensions et autres DLC, bien entendu... Ou Cyberpunk 2077, peut-être ?