Imaginons qu'après le cinquième épisode, Final Fantasy ait conservé son univers heroic fantasy, plutôt que de s'aventurer dans le steampunk, et que la saga soit restée fidèle à son système de classes. En allant encore plus loin, qu'en serait-il advenu si l'emblématique character designer Yoshitaka Amano avait alors été remplacé par Akihiko Yoshida ? Pas question de réécrire l'histoire deux décennies plus tard, toutefois en suivant cette hypothèse, Final Fantasy VI aurait peut-être ressemblé à Bravely Default. Ce dernier débute en effet de manière analogue, passée la somptueuse cinématique d'introduction : une gente demoiselle nommée Agnès Oblige contemple le gouffre béant laissé par un maléfice qui menace de plonger le monde de Luxendarc dans l'obscurité, ce qu'elle compte bien empêcher. Traquée par l'armée, notre fugitive est bientôt rejointe par un jeune chevalier servant, Tiz Arrior, dont le village a été anéanti durant la catastrophe et qui espère le rebâtir.

Mode 7 revisité

La palette de couleurs assez sombre rappelle aussi celle de Final Fantasy VI, à l'image des parallaxes utilisés pour rehausser les environnements. Même les voyages sur la carte évoquent cette ultime itération 16 bits, surtout qu'ils s'accompagnent d'une musique orchestrale épique emmenée par le son pur d'une flûte. Néanmoins, les paysages sont ici constitués de polygones, tandis que les décors des lieux visités résultent d'une habile superposition d'éléments en 2D. Les villes ont d'ailleurs fait l'objet d'un soin tout particulier, à défaut d'être très vastes, puisqu'elles ne s'étendent que sur quelques tableaux qui paraissent dessinés à la main, formant ainsi des théâtres d'une splendeur sans égale sur 3DS. Et la 3D auto stéréoscopique donne naturellement du relief à l'ensemble, au travers d'effets de perspective et de subtils détails, tels que les nuages qui surplombent ces contrées ou les reflets de l'eau. Indubitablement, la réalisation est l'une des abouties sur la machine, à la fois esthétiquement et technologiquement, mais sa délicatesse permet d'exalter un doux parfum d'antan.

"Kefkaïen" ?

Malgré l'air familier de l'aéronef, cette épopée prend rapidement ses distances avec celle de Final Fantasy VI pour se rapprocher des opus précédents et notamment du cinquième, la trame tournant essentiellement autour de cristaux sacrés. Bravely Default s'inscrit donc dans un certain classicisme, au point de tourner ostensiblement en dérision les stéréotypes usités pour le background des principaux protagonistes. Ils ne manquent pourtant pas de personnalité, comme le soulignent les discussions optionnelles, quoique celles-ci ne soient jamais gratifiées de doublages, contrairement aux scènes majeures. A ce propos, on a loisir d'opter à tout moment pour les voix nippones ou anglaises, sensiblement plus sucrées mais toujours en harmonie avec le ton candide du récit. En dépit d'une tendance grandiloquente, Bravely Default s'appuie malicieusement sur l'humour pour atténuer la dramaturgie ambiante, qui va crescendo jusqu'à la (vraie) conclusion, absolument féerique. Et la partition cristalline de Revo, aux accents celtiques marqués, ne la rend que plus touchante et inoubliable, tant on demeure longtemps habité par ces mélodies.

Multi Classe

S'il faut vraiment trouver quelque chose à reprocher à la narration, quitte à ergoter, c'est de se servir systématiquement des quêtes annexes pour introduire des classes supplémentaires. Par conséquent, il est possible de passer à côté de certains jobs, en plus des éclaircissement scénaristiques apportés évidemment par la même occasion. D'aucuns y verront une force, d'autres une faiblesse, en tout cas c'est une indéniable marge de liberté. Idem pour la polyvalence des quatre héros qui sont capables de revêtir toutes les classes et d'en changer à l'envi, leurs caractéristiques initiales étant identiques. Ils se spécialisent cependant progressivement, dans la mesure où les niveaux des classes sont distincts de celui du personnage. En outre, chacun d'eux garde accès à une seconde discipline assortie d'aptitudes de soutien préalablement acquises, avec d'étonnantes combinaisons à la clé (un mage blanc aux talents vampiriques par exemple). De quoi faire le bonheur des amateurs de micro management...

Coopération locale

L'originalité dans la gestion des compétences ne s'arrête pas là, puisque l'on peut carrément récupérer celles apprises par les personnages de nos amis (ou de bots faute de mieux). Bien entendu, ce système de mentorat encourage fortement à sympathiser avec les autres joueurs rencontrés par le biais du StreetPass. Cette fonction permet également de reconstruire plus vite la bourgade de Norende, en bénéficiant d'un surcroît de main d'oeuvre. Car les travaux continuent lorsque la console est en veille, la durée pour rétablir les routes ou développer les commerces diminuant proportionnellement en fonction du nombre d'ouvriers recrutés. Un excellent moyen d'obtenir des objets très précieux, tout particulièrement pour façonner les coups spéciaux. Ceux-ci sont en effet personnalisables, qu'il s'agisse de leur nom, du message associé ou de leur composition. La sélection d'effets élémentaires, selon les ennemis que l'on s'attend à affronter, autorise l'élaboration de techniques extrêmement puissantes. D'autant que toute l'équipe profite de divers bonus suite à leur déclenchement en fanfare, au point de renverser le cours des hostilités. S'y ajoute encore la possibilité de faire appel aux bottes secrètes transmises par les amis, et vice-versa, ce qui augmente les affinités avec nos camarades.

Facultés d'adaptation

La notion de coopération s'en trouve renforcée, même sous cette forme asynchrone et de fait aucunement envahissante. Grâce à ces brillants mécanismes d'entraide, il n'est pas forcément nécessaire de jouer les stakhanovistes dans l'apprentissage des jobs et le leveling, a fortiori avec les ressources offertes par les échoppes de Norende sans que l'on ait à lever le petit doigt. Si d'aventure un Boss se montre récalcitrant, il y a toujours des solutions alternatives, ne serait-ce qu'un objet providentiel dissimulé dans le même donjon, ou une technique outrageusement efficace que l'on a l'opportunité d'assimiler lors d'une quête secondaire à proximité. Le challenge se révèle donc parfaitement dosé, du moins pour les rôlistes quelque peu aguerris. Et cette version revue et corrigée par rapport à la première mouture japonaise n'oublie pas non plus les néophytes. De la difficulté à la fréquence des combats aléatoires en passant par les XPs et l'argent récoltés (ou pas), tout est paramétrable. Bravely Default propose ainsi une expérience à la carte, afin d'éviter que quiconque ne soit rebuté par sa relative âpreté.

Morceau de bravoure

Comme son nom le suggère, ce RPG requiert une certaine bravoure, une approche qui constitue le fondement du gameplay. Les combats se déroulent de manière classique, au tour par tour, toutefois on peut en prendre jusqu'à quatre d'avance, ou faire l'impasse sur un, et ce pour chacun des personnages. Il s'agit respectivement des commandes "Brave" et "Default", associées à un capital de "Brave Points" remis à zéro au début de chaque bataille. Évidemment, ce principe incite à attaquer sans retenue au départ, tant il est grisant de regarder ses guerriers estourbir prestement les ennemis en cognant quatre fois de suite. Surtout que des XPs bonus viennent récompenser une victoire immédiate, obtenue en gardant l'équipe indemne. Néanmoins on ne tarde pas à subir de violents retours de bâton face aux adversaires plus coriaces, car ceux-ci ont la main lourde et ne rechignent pas à user des sorts qui altèrent les statuts. A l'instar des points d'action de The 4 Heroes of Light, il faut gérer les manoeuvres avec prudence, au risque de se retrouver avec des ouailles démunies pendant plusieurs tours le cas échéant.

Nul n'est sans default

C'est là que le choix du "Default" prend tout son sens : non seulement les dommages sont considérablement réduits, mais le tour supplémentaire mis en réserve autorise ensuite une cinglante contre-attaque. Or ces perspectives dévastatrices s'appliquent dans les deux camps. Il convient par conséquent d'établir minutieusement sa stratégie en fonction de celle des opposants et de leurs caractéristiques, des indications aidant heureusement à deviner leurs plans. Ainsi, la mécanique à double tranchant de Bravely Default demande de l'anticipation et de la réflexion pour organiser les opérations sur plusieurs tours, qui plus est avec les méthodes vouées expressément à l'exploiter. En somme, ce système de combat bouleverse les règles du genre, les abus suscités (pour ne pas dire encouragés) en font même partie intégrante, de sorte qu'un certain équilibre subsiste dans ses audacieux excès. Cette déclinaison revisitée va jusqu'à donner la possibilité de faire une pause au beau milieu des hostilités et de s'octroyer des actions en plus, une "Bravely Second" hors du temps, activée grâce aux "Points de Sommeil" (maximisés à trois). Ceux-ci se régénèrent pendant que la console reste en veille ou lorsque l'on consomme des boissons achetées via des micro transactions, la seule (toute) petite fausse note au programme.

Colossal

Complètement démesurée, cette option n'a d'intérêt que face aux colosses, eux aussi spécialement ajoutés pour ce cru. Ces créatures incroyablement retorses arrivent à Norende sans crier gare, par l'intermédiaire de la connexion Internet ou du StreetPass, et constituent l'ultime défi pour les aventuriers assidus. Le cheptel de bestioles se renouvelle à mesure que l'on parvient à les vaincre ou que d'autres les remplacent (à moins que l'on ne décide de les protéger), ce qui entretient l'impression de persistance de cet univers. Bien entendu, cela allonge encore la durée de vie qui dépasse allègrement la soixantaine d'heures, sans compter le temps passé à lire le "Journal de D". Ce bouquin énigmatique rassemble un volume encyclopédique d'informations sur les personnages, les objets, l'histoire passée (et même à venir), ainsi que l'intégralité des cutscenes, exception faite des rares séquences usant des cartes de réalité augmentée. Ces intrigants interludes témoignent de la quête de perfection ici mise en oeuvre. Toutes les fonctionnalités de la console sont utilisées, mais avec un soin et une singularité qui s'apparentent à de l'artisanat. On est loin de la surenchère technologique entreprise de nos jours, y compris en matière de RPG. Bravely Default puise son essence dans les racines du genre, et y insuffle des idées modernes, voire phénoménalement audacieuses, sans jamais trahir ses valeurs traditionnelles. Doit-on le considérer comme le dernier survivant d'une discipline en perdition, tel un samouraï, ou l'instigateur de sa future renaissance ? Même le Journal de D ne le dit pas. Toutefois, dans un cas comme dans l'autre, difficile d'imaginer que le JRPG puisse se trouver un plus glorieux représentant.