Interrogé sur la notion d'art dans le jeu vidéo, le directeur Gavin Moore avait préféré employer le terme "artisanat", et cette distinction prend tout son sens dès que s'ouvre le rideau de Puppeteer. Le décor se pose, morceau par morceau, en faisant trembler la scène au son des frottements sur les planches. Chaque élément réagit ainsi de manière indépendante et crédible, fût-elle un peu caricaturale, que ce soit une étoffe, un meuble, ou la flamme d'une bougie. Car si les protagonistes restent la plupart du temps sous le feu des projecteurs, d'autres lueurs minutieusement disposées viennent habiller les lieux, à l'instar de magnifiques effets atmosphériques. Ce spectacle, récompensé par des applaudissements amplement mérités, laisse deviner le travail méticuleux des développeurs, qui ont façonné une à une les composantes de ce splendide théâtre de marionnettes, tel Gepetto polissant inlassablement les parties du corps de Pinocchio, jusqu'à lui donner vie. Et le parallèle s'applique d'ailleurs aussi à Gavin Moore, puisque Puppeteer est né de son désir de créer un jeu auquel il pourrait s'amuser avec son jeune fils. Mais cette histoire ne serait-elle pas trop sombre pour d'innocents bambins ? Déjà, le spectre d'un roi ours qui kidnappe les âmes des enfants pendant leur sommeil pour les transformer en pantins a de quoi donner des cauchemars. Alors que penser du sort qu'il réserve à Kutaro, sauvagement décapité sur un coup de tête ? Que les plus sensibles se rassurent : notre héros étant en bois, pas besoin de garder constamment la tête sur les épaules pour mener cette quête. Au contraire, ici tout n'est que fantaisie, mieux vaut donc ouvrir son esprit à d'autres formes de pensée, en somme changer de tête...

Grand-Guignol

D'emblée, le narrateur donne le ton, en cultivant brillamment les calembours et la dérision dans le style de Monty Python. Les dialogues sont du même acabit, servis par des doublages d'une qualité absolument prodigieuse et, chose rare, en anglais comme en français ! Saluons cet effort de localisation, crucial pour retranscrire fidèlement la finesse de l'humour, surtout au regard de la longueur effarante du script. Puppeteer se montre volontiers bavard, une approche assumée, tant le récit joue un rôle essentiel dans la mise en scène. Chacun des sept actes se découpe ainsi en trois rideaux, autrement dit trois niveaux. En sus des quelques mots d'introduction accompagnés d'une image animée, ces chapitres sont régulièrement ponctués de cutscenes particulièrement bien intégrées, dans la mesure où l'épopée se déroule toujours au sein de notre théâtre de marionnettes. L'idée se résume à utiliser un point de vue fixe la majeure partie du temps, de sorte que les décors se construisent autour des personnages plutôt que l'inverse. Ce principe a deux intérêts : d'une part celui de s'appuyer sur les intermèdes pour lier deux scénettes sans davantage de transition, et d'autre part ce cadre met en exergue la profondeur de ces décors, dont le rendu est encore sublimé par la 3D stéréoscopique (pour ceux qui ont la chance d'en bénéficier). Dans tous les cas, la magie opère, au point que l'on ne tarde pas à oublier la présence de cette fenêtre, pour se plonger totalement dans ces univers. Il faut dire que les développeurs n'ont pas manqué d'imagination pour varier les situations et les angles de caméra, les séquences se présentant tantôt sur un plan horizontal, tantôt vertical, éventuellement associées à un axe cylindrique. Sans compter les Boss, passés maîtres dans l'art de donner le tournis.

La Culture du grotesque

En clair, on en prend plein les mirettes, a fortiori lors des QTE. Le caractère épique et parfois ubuesque de ce spectacle est encore renforcé par les musiques de Patrick Doyle, qui signe une partition orchestrale à la hauteur de ces moments d'anthologie, littéralement. Et cela ne s'arrête pas aux symphonies mélancoliques façon Danny Elfman, de même que Gavin Moore n'a pas puisé toute son inspiration chez Tim Burton. En dépit de ses airs gothiques qui le feraient passer pour un héritier de Medievil - notamment le bruit très familier des âmes libérées - Puppeteer s'appuie sur une grande diversité d'atmosphères. Le fruit d'un épatant melting-pot entre les cultures occidentales et nippones, bien qu'il s'exprime plus ostensiblement au travers du gameplay que des paysages. En témoigne l'outil principal de Kutaro : une paire de ciseaux baptisée Calibrus. Celle-ci lui sert non seulement d'épée, afin de découper ses ennemis et tenter de récupérer leurs âmes au passage, mais également de moyen de locomotion. A défaut de bondir bien haut, sans parler de double saut, notre héros s'élève en tailladant les éléments qui peuvent l'être, et reste accroché dans les airs tant qu'il y a quelque chose à découper. Cette mécanique n'est pas sans rappeler Drill Dozer, et par extension les attaques de forteresses volantes découpées morceau par morceau dans Patchwork Heroes. Des similitudes probablement pas dues au hasard, puisque l'équipe de Sony Japan Studio comprend certains membres du studio Acquire, avec lequel ce jeu PSP a été développé. Ce pouvoir tranchant, qui a donc déjà fait ses preuves en matière d'efficacité, prend véritablement une dimension supplémentaire en 3D, au point d'être l'artisan des moments les plus ébouriffants.

LittleBigPuppet

L'autre faculté essentielle de Kutaro réside bien malgré lui dans sa tête, ou plutôt dans le vide qu'a créé son ablation. Du coup, il doit la remplacer avec les caboches qu'il trouve sur son chemin. Les têtes constituent une jauge de santé (maximisée à trois), tombant les unes après les autres à chaque blessure subie par Kutaro. Il a alors la possibilité de les rattraper pendant un court laps de temps, un peu comme les anneaux de Sonic, ce qui facilite considérablement son périple. Ces couvre-chefs plus ou moins ridicules permettent également de déclencher des mécanismes qui s'apparentent à des interrupteurs, histoire d'obtenir des récompenses de toutes sortes, y compris des niveaux bonus. Un principe qui fait furieusement penser à LittleBigPlanet, même si les autres aptitudes, très classiques au demeurant (bouclier, bombes, grappin, saut en piqué), gardent une certaine distance avec l'oeuvre de Media Molecule. En poursuivant la comparaison, la maniabilité semble assez similaire, mais celle de Puppeteer s'avère plus solide - normal avec un héros en bois ! D'aucuns y verront en tout cas une déclinaison de LBP réalisée avec des moyens colossaux, hypothèse que la présence d'un second personnage tend à conforter, tant la démarche se rapproche de Sackboy's Prehistoric Moves. En effet, le chat ronronnant ou la lutine pétulante que l'on dirige avec le stick droit a la capacité d'interagir avec les éléments dynamiques du décor, une manipulation pas toujours aisée en solo (quand on saute par exemple), mais naturellement tout change dès qu'un second joueur la dirige avec le PS Move, cette compagne devenant une alliée encore plus précieuse pour dénicher les trésors que recèlent ces environnements. Seul regret : la collecte des âmes et des têtes n'est pas très motivante, du fait du rôle anecdotique de ces caboches de rechange et de la relative difficulté pour se retrouver au bon endroit avec la binette qui va bien. En revanche, les interactions sont suffisamment riches et nombreuses pour que le second joueur ne s'ennuie jamais. Mener cette quête en coopération se révèle donc le moyen idéal, et magique, de découvrir ce conte de fées sous toutes ses facettes, sans forcément y rejouer à tue-tête...