De manière générale et plus encore lorsque l'on parlera de ces fabuleux moments de découverte dont Ken Levine et Irrational Games ont le secret, je m'efforcerai de rester le plus évasif possible. Sachez simplement que face au quart d'heure d'exposition jouable que proposait Bioshock premier du nom, ce nouvel épisode relance de dix et laisse le joueur faire connaissance avec la ville dans les nuages pendant près d'une heure, souris en main, mâchoire pendante.

Vers l'Infinite

Après une introduction que je me garderai bien de dépeindre, le joueur fait ses premiers pas à Columbia. Palettes de couleurs vibrantes, azur partout et cette sensation indéboulonnable qu'avec Infinite, Irrational invite le joueur à un voyage aux parfaits antipodes de la plongée claustrophobique dans Rapture. La ville est ouverte, vivante et s'articule en îlots peuplés qui se connectent, se déconnectent, se survolent les uns les autres et forment autant de hubs qui se pratiquent comme de menues fourmilières avec leurs petits itinéraires bis recelant une boutique à dévaliser ou un évènement scripté à admirer. Mais n'allez pas croire qu'Infinite se cantonne aux extérieurs bleu et orange que l'on prend en pleine poire depuis les premiers trailers du jeu. De petits détails donnent par exemple à chaque niveau une identité propre : un éclairage unique, une brume matinale ou la vétusté architecturale de certaines zones font de chaque zone un endroit unique. Mieux encore, les intérieurs sont autant de terrains d'expérimentation pour les artistes du studio qui s'y octroient des dioramas grandiloquents et des reconstitutions en carton pâte de climats injustifiables en extérieur. Aux ambiances musicales chronologiquement correctes de Rapture, Irrational préfère jouer à fond la carte du décalage, avec des radios qui crachent des reprises pré-blues de nos tubes des années 1980 ou des phonographes diffusant des réorchestrations de Chopin à la mauvaise vitesse, créant ainsi une sensation de dépaysement total, pourtant matinée d'un frisson de "Et si ?". La ville nébuleuse de Columbia vient ainsi sans peine rejoindre Dunwall de Dishonored et Rapture de Bioshock dans le club très fermé des villes-entités qu'on rêverait de fouler du pied pour de bon. Et quitte, peut-être bien, à prendre la tête du trio.

Des constantes et des variables

Si Jack faisait irruption dans une Rapture en perdition pour y trouver les restes d'une utopie déjà morte, DeWitt est accueilli à bras ouverts dans Columbia par une population qui semble libérée du chagrin et de la peur, malgré un ultra-nationalisme et un suprémacisme portés en étendard (nous sommes en 1912, rappelons-le). Evidemment, rien n'est jamais si simple et l'on découvre rapidement une société profondément dysfonctionnelle, bien dissimulée sous les multiples couches de vernis appliquées par Zachary Comstock, le prophète local. Il y a toujours une ville, un leader et un étranger. Il est toujours question d'un faux paradis, même si le culte de l'accomplissement personnel de Bioshock est ici remplacé par la soumission du libre-arbitre face à la soi-disant sagesse d'un chef tout puissant. A Columbia comme à Rapture, le pouvoir en place est violemment questionné mais Infinite met un point d'honneur à éviter tout manichéisme en dépeignant une rébellion aux motivations et aux méthodes aussi discutables que l'autorité qu'elle combat. Les bases du gameplay restent quant à elles similaires, alternant séquences d'exploration/loot et échauffourées armées au cours desquelles on combine pouvoirs et armes à feu, mais dans une formule très largement dynamisée. Si le piratage des tourelles et des machines hérité de System Shock 2 est aux abonnés absents, Columbia regorge, comme Rapture avant elle, d'automates qui vous permettront d'améliorer votre arsenal et de refaire le plein de vie ou de sels alimentant vos Toniques (les Plasmides de Bioshock Infinite). Enfin et surtout : le jeu témoigne d'une science au moins aussi pointue de la narration en mille-feuilles chère à son ainé, mainte fois imitée, jamais vraiment égalée.

Christ of Columbia

On découvre Columbia de la plus organique des manières : en la regardant vivre et en l'écoutant parler. La propagande du Prophète est partout, depuis les annonces radio jusqu'aux campagnes d'affichage imposées aux citoyens, en passant par leurs discussions que l'on saisit à la volée et la thématique des boutiques de souvenirs de la ville. On pourra - si on le désire - s'entraîner au tir à la fête foraine locale et y découvrir des cibles à l'effigie de la Vox Populi, l'inévitable riposte révolutionnaire au dogme de Comstock. Un mouvement dont on n'aurait appris l'existence que bien plus tard si l'on n'avait pas fouiné un peu. Les enregistrements audio à écouter tout en jouant font à ce titre leur grand retour et sont maintenant accompagnés par des bornes de cinéma muet permettant aux joueurs curieux d'en savoir plus sur la cité et ses habitants. Le tour de force d'Infinite - outre l'écriture en profondeur de ce que Columbia a été, de ce qu'elle est et de ce qu'elle sera - c'est de distiller le mystère partout, dès les premières minutes de jeu et jusqu'à la conclusion. Quel est donc ce culte d'allumés dont Zachary Comstock possède toutes les clés ? D'où vient le Prophète ? Qu'est-ce qui retient votre cible à Columbia ? Pourquoi ce tatouage au dos de votre main droite ? D'où sort ce couple de personnages omniscients apparemment obsédés par le concept de choix au point de vous pousser à en faire, même sans impact sur l'aventure ? Qu'est-ce-que le "Siphon" ? Si la plupart des arcs narratifs seront conclus via le fil principal, les couches narratives facultatives apportent très souvent une résonnance particulière à leur résolution et motivent l'exploration de fort belle manière.

Elizabeth a les yeux bleus

Au bout d'une poignée d'heures, Booker fait la rencontre qui signera à jamais la singularité d'Infinite. En libérant Elizabeth, on entre de plain-pied dans un nouvel univers dont elle est le soleil : narration et gameplay voient leurs habitudes bouleversées par l'introduction de ce PNJ qui ne nous quittera que très peu, laissant le cas échant un vide béant tant elle constitue LE pari réussi des développeurs. Imaginez la rencontre de Raiponce et du contrebandier Han Solo. Deux univers qui s'entrechoquent : Booker est un sale type qui cherche à se faire la malle au plus vite avec la fille sous le bras, Elizabeth un bijoux d'innocence qui rêve de visiter Paris et s'émerveille - in game et dans l'animation - de la texture molletonée d'un tapis. Tout est mis en oeuvre pour la défaire de son statut d'amas de code bêtement programmé pour suivre le joueur et au contraire lui insuffler une personnalité propre. Elle s'étire au soleil, s'adosse à un mur losque le joueur flâne, s'interroge sur les alentours et reste à l'affut d'objets qui pourraient intéresser Booker. En fait, il est quasiment impossible en la cherchant du regard de la trouver bêtement plantée derrière vous, les bras ballants sans un commentaire à faire, une affiche à examiner ou une animation qui traduise de manière crédible son ressenti vis à vis des péripéties. La plus belle représentation en jeu du caractère unique d'Elizabeth est que c'est un PNJ qui court non pas derrière vous, mais devant vous.

Au fur et à mesure que Booker enchaîne les barbaries pour la protéger, la jeune femme doute de la vertu de son sauveur, quitte à le mettre face à son statut d'animal et à forcer le joueur à se questionner sur le passé trouble de son alter ego. Avec elle, Irrational infuse dans son jeu une nouvelle couche de narration basée sur l'empathie. On aimerait découvrir Columbia à travers ses yeux, la préserver de certaines découvertes qu'on fait en cours de voyage. On aimerait qu'elle reste indéfiniment le repère "sain" auquel se raccrocher tout au long de notre fuite. Mais son rôle dans l'intrigue est si central qu'on n'aura d'autres choix que de la regarder perdre ses illusions les unes après les autres, quitte parfois à l'en déposséder nous-mêmes. Il semble en effet qu'Elizabeth perçoive le monde différemment et qu'elle ait la possibilité d'ouvrir des "déchirures" dans le tissu de la réalité, créant ainsi des ponts entre le temps, l'espace et les dimensions qu'ils composent. Des pouvoirs qui outre leur implication scénaristique centrale, participent activement à la dynamisation du gameplay.

Rail - Gun

Vu la force du lien créé entre le joueur et sa "protégée", on était en droit de craindre l'éventuel caractère "baby-sitting" des séquences d'action (souvenons-nous de Bioshock 2). Irrational balaie directement les inquiétudes avant de poser les bases : Elizabeth est peut-être naïve, mais ce n'est en aucun cas une victime passive. Elle reste en marge du combat et va de cachettes en cachettes (techniquement, elle est invincible). Pendant que Booker met sa vie en danger, elle met ses pouvoirs à son service, permettant d'une pression longue sur une touche d'ouvrir des brèches entre les dimensions et de téléporter dans la réalité des atouts tactiques (abris, zones où se suspendre, tourelles, caches d'armes, etc.). Elle est également très douée pour dégotter des fioles de santés ou des chargeurs et les lancer à Booker quand tout semble perdu, à condition bien-sûr de ne pas abuser du système. En plus d'un gros effort en matière de feeling des armes (on est loin des flingues à bouchons de Bioshock), Infinite introduit un second argument de poids à la grammaire des affrontements avec les déjà fameuses skylines, ces rails permettant de transporter des hommes et du matériel au travers de la ville, mais dont on peut faire une utilisation plus personnelle, pour peu qu'on soit équipé du manchon magnétique adéquat. C'est le cas de Booker et Elizabeth, qui pourront accéder à d'autres quartiers de la ville sans autorisation ou s'en servir pour se déplacer rapidement d'un bout à l'autre de certaines zones de combat. On embarque, saute d'un rail à l'autre, exécute un demi-tour et fond sur les ennemis au sol avec la même facilité. L'IA (pas vilaine, pour une fois) saura également en faire usage pour nous prendre à revers ou nous électrocuter. Si leur physique reste très sommaire et permissive - oui je me rattrape d'un bras après une chute de 80 mètres, y a un problème ? - les skylines fournissent des sensations grisantes et parachèvent la grande entreprise de dynamisation des combats menée par Irrational.

Are you Ken ?

Oui mais les Plasmides, Gautoz, ils sont bien, les Plasmides ? Tout doux Bijou, on appelle ça des Toniques à Columbia. Au nombre de 7, ils constituent en quelque sorte un best of de ce qu'on a pu croiser dans les épisodes précédents, auquel viennent s'ajouter deux ou trois fantaisies sadiques comme un lasso façon tentacule des profondeurs, une nuée de corbeaux qui picorent les yeux de vos adversaires, ou le pouvoir d'absorber les projectiles ennemis et de les fondre en une boule d'énergie à retourner à l'envoyeur. La plupart des Toniques bénéficie en sus d'une seconde utilisation type "piège" qui permettra de les disposer au sol tels des mines anti-personnelles. Un ajout malheureusement rendu presque inutile par le caractère scripté d'une bonne partie des assauts, empêchant le joueur de planifier une embûche comme il le faisait dans le premier épisode avec les Big Daddy. Outre les fameux Handymen - des brutes mecha-modifiées façon gorilles steampunk - et leur fameux "bond de 12 mètres pile sur ma trogne" le bestiaire d'Infinite n'aurait de toute façon pas mérité un tel dispositif : même les Patriotes, automates meurtriers à l'effigie de Lincoln et Washington, s'expédient en fait d'un coup de zappeur suivi de quelques tirs de shotgun dans les rouages. Notez enfin que Columbia regorge d'objets à équiper en combinaisons de trois (pied, corps, tête) et à accorder selon votre style de jeu (multiplier la portée des - ultraviolentes - exécutions au corps à corps, recharger automatiquement en embarquant sur une skyline, etc), bonus qui ne sont pas rappeler ces charmes d'os de Dishonored.

L'embarras du choix

Parler du scénario de Bioshock Infinite sans rien en dire n'est pas chose aisée. Nombreux ont encore en mémoire le génie malsain du twist du premier épisode, la mollesse de sa dernière heure, la platitude du scénario du second épisode, et attendent de Ken Levine une remise à l'heure des pendules avec son retour à la série (puisqu'il n'a pas travaillé sur BioShock 2). Est-il ici question de twist ? Evidemment. Plus d'un même, et je vois quelques bouches bées d'ici. Est-ce cousu de fil blanc ou au contraire absolument génial ? Je dirais qu'à la différence des épisodes précédents, les révélations d'Infinite s'inscrivent dans une oeuvre scénaristique globale diablement bien écrite, qui se permet de répondre franchement à certaines questions, d'en laisser d'autres en suspens, et qui pousse l'audace jusqu'à en poser de nouvelles juste avant de vous laisser seul avec son générique. Le dernier quart de Bioshock Infinite questionne la validité même de certains concepts propres au jeu vidéo, dans une réflexion du média sur lui-même qui n'est pas sans rappeler un certain FarCry 3. Une fin pionnière par son caractère pas forcément "clé en main", pour un scénario comme un vrai bon bouquin, dont je brûle de pouvoir discuter avec mes proches une fois qu'ils l'auront terminé eux aussi. Puis de le refaire en mode 1999 (dernier taquet de difficulté débloqué après avoir fini le jeu).

L'engin irréel

Visuellement et sur PC, Bioshock Infinite ne se réclame pas des plus beaux jeux vidéo (du point de vue technique), mais de ceux qui parviennent à tout grâce à leur charme. A moins d'être violemment allergique à la direction artistique du titre ou d'être le dernier des vilains pinailleurs, on pardonne sans difficulté les quelques limites de l'Unreal Engine, qui fait ce qu'il peut mais se permet parfois de rafraichir une ou deux textures à son rythme, sans forcer. Ces petites pétoles mis à part, Bioshock Infinite reste quand même fort joli, animé avec soin et éclairé à grands renforts de halos, de godrays et de tous les petits artifices qui font lever la tête en lâchant des petits "ohhhhh" et des petits "aaaaaaah". Sans surprise, Garry Shyman signe par ailleurs une partition tout à fait dans le ton, peut-être un poil en-deçà sur le terrain de la mélancolie crève-coeur chère à Rapture, mais plus à l'aise dans la dynamique des scènes d'action. Tendez tout de même l'oreille, le père Levine s'étant fait un plaisir de planquer des dizaines de perles pour audiophiles dans son jeu.

Irrational Games signe avec Bioshock Infinite la plus belle preuve qu'une suite peut se réinventer avec succès. L'héritage de Bioshock est là, partout autour du joueur, dans une ville de Columbia que tout semble opposer à cette bonne vieille Rapture. Il aura fallu attendre, mais Ken Levine et son équipe peuvent se targuer d'avoir amélioré l'améliorable, refusé la facilité des redites et dosé les ajouts sans rien dénaturer de l'esprit maintenant propre à la licence. Et Elizabeth... Elizabeth ! Rien que la séquence au cours de laquelle on pose pour la première fois les yeux sur elle est un monument de délicatesse où absolument tout, du cadrage jusqu'à la musique en passant par l'animation, transpire la volonté d'inscrire ce personnage dans les mémoires. Je ne saurais dire si Bioshock Infinite parvient à tuer le père et je ne pense même pas que ce soit son objectif. Mais il se tient à ses côtés, sans aucun doute.