Comme je veux

Accroupi sur le toit, j'écoute patiemment la conversation de deux gardes urbains, juste en dessous de moi. "Peut-être qu'il nous observe en ce moment... avec son masque de cinglé..." commence l'un des deux, pour faire une mauvaise blague à son pote qui réplique "Oh, la ferme ! Et il a quoi de si génial ce Corvo ?". Si tu savais mon pauvre vieux. Là, je pourrais arrêter le temps et vous égorger tous les deux sans même que vous ne m'ayez senti me glisser dans votre dos, au lieu de me contenter de passer entre vous deux avant de relâcher mon emprise sur le temps une fois à l'abris. Ou je pourrais déposer une de mes spirales tranchantes sur le dos d'un de ces rats, là, prendre possession de son corps et m'approcher de vous à ras du sol, avant de relâcher juste à temps mon sort pour que la spirale se déclenche, vous hachant menu vous comme le rat. Je pourrais me montrer plus magnanime, et simplement me téléporter de l'autre côté de la rue, sur le balcon du Hound Pits que je cherche à rejoindre, sans que vous n'entendiez rien bien sûr. Ou je pourrais décider de vous affronter face à face, sans utiliser mes pouvoirs, simplement ma lame rétractile, mon arbalète ou mon pistolet modifié, et vous occire rapidement tous les deux en quelques passes d'armes... mais tout ça attirerait le Tallboy qui se trouve une douzaine de mètres plus loin près du rivage, et les choses deviendraient vraiment sales avec ses flèches incendiaires de tous côtés. Qu'importe ; le choix m'appartient, et tout est encore possible... quoique.

L'héritier de Deus Ex et Thief sous stéroïdes

En tout cas, pour ma première partie, tout était encore possible. Mais Dishonored, c'est aussi un jeu qui change, parfois dramatiquement, en fonction de ce que vous aurez fait. Aurez-vous sauvé tel personnage ou abattu tel autre à tel moment de l'aventure ? Bu la carafe sur la table dans la scène peinte par Sokolov au tout début ? Préféré un chemin sans victimes, ou au contraire baigné de sang ? Le nombre d'approches, de petits embranchements, de subtils changements dans Dishonored est assez ahurissant. Qu'il s'agisse simplement de détails de cohérence (comme la présence de la carafe sur la peinture), ou de changements profonds qui mèneront à une fin différente et un dernier niveau au déroulement alternatif, ce qui se passera pour vous sera vôtre. Dans les grandes lignes, bien sûr, le récit reste le même, même si son épilogue changera. Mais l'expérience elle-même, surtout, a toutes les chances de vous être très personnelle. Dishonored fait partie de ces jeux qu'il fait bon faire à plusieurs, chacun de son côté. Histoire de se raconter son aventure ensuite, et découvrir souvent qu'on "pouvait faire ça ?!" ; à la Deus Ex. Toute sorte de succès se débloqueront pour l'un, qui aura pris grand soin de ne jamais se faire repérer, ou pour l'autre, qui aura choisi de parvenir à la fin du jeu sans utiliser ou faire progresser ses pouvoirs. A chacun de se faire son ou ses trips, et de soigner ainsi son expérience jusque dans certains détails auxquels beaucoup ne penseront peut-être pas. Et donc de recommencer ensuite pour une aventure tout à fait différente.

Immersion totale

L'autre caractéristique phare de ces jeux singuliers, c'est donc la qualité de l'immersion. Vue à la première personne, ok, mais avec un maximum de soin dans la réalisation pour permettre une grande liberté d'action, et une conscience du corps que l'on occupe. Dans Dishonored, c'est d'autant plus important qu'on peut en occuper de plusieurs types. Celui de Corvo, bien entendu, rapide, agile, mais aussi celui d'autres humains, de rats, de poissons, de chiens... En infiltration, c'est assez simple, mais soigné dans les moindres détails : l'effet spécial du clignement (la téléportation) impeccablement rendu, comme si l'air rechignait à être chassé par votre corps apparaissant subitement ailleurs, la propagation du son des conversations qu'on surprend, toutes plus savoureuses les unes que les autres, d'ailleurs, et subtiles dans leurs enseignements, les petites notes dissonantes qui avertissent qu'on est sur le point de se faire découvrir, les mots écrits ou enregistrés par les audiographes dispersés ça et là, et qui offrent tantôt détails sur le monde, son histoire, ses mythes et légendes, tantôt sur des objectifs à atteindre ou des missions secondaires insoupçonnées... En action, c'est déjà plus difficile : mais Arkane a choisi la voie du "pas de cadeau". Ce n'est pas parce qu'on est en vue interne que les ennemis s'empêcheront de vous attaquer à plusieurs, par derrière, et après vous avoir encerclé. A vous de vous débrouiller pour maîtriser la large panoplie de capacités que vous ferez vôtre : parades de dernière minute pour déséquilibrer l'adversaire et l'achever d'un seul coup d'estoc dans la gorge, clignement en combat pour sortir de la mêlée et passer en arme à distance, courses et glissades dans les jambes qui déséquilibrent l'adversaire, grenades ou pièges à spirales tranchantes. Il faudra rester toujours sur le qui-vive si vous devez en passer par l'affrontement direct. Alors évidemment, ça fonctionne plutôt bien à la manette grâce aux raccourcis paramétrables sur la croix digitale, le reste étant toujours accessible par une roue de sélection qui ralentit considérablement le temps (mais ne l'arrête pas complètement non plus, faut pas déconner), mais autant être très clair : la meilleure expérience qu'on puisse faire de Dishonored restera sur PC, avec sa souris, son clavier, ses 10 raccourcis et tout le toutim. Tout du moins, si vous voulez pouvoir assurer au max avec fluidité accrue entre pouvoirs, actions, et équipements.

Organique

Heureusement, vous pourrez toujours opter pour la fuite si ça tourne trop mal. Peut-être en vous incarnant dans l'un des ennemis, simplement, pour vous éloigner en marchant pendant que les autres cherchent celui qui a disparu sous leurs yeux. Ou en arrêtant le temps, pour vous évanouir sans risque d'être poursuivi. Ou, si votre mana est trop faible pour utiliser ces pouvoirs gourmands en la matière, en escaladant, à la Assassin's Creed, vers des sommets où on ne viendra pas vous chercher. Mais si vous vous êtes bien fait découvrir, ne croyez pas que les gardes vous oublieront après 30 secondes passées derrière une benne à ordure. Ce serait bien trop facile. Vous perdre de vue et vous chercher sans excès de zèle, peut-être, mais pas plus. Non, dans Dishonored, les maîtres-mots restent cohérence et réalisme. D'ailleurs, les puristes apprécieront la présence d'un grand nombre d'options pour renforcer encore l'expérience en désactivant l'affichage des objectifs, des indicateurs de conscience des gardes, du HUD... et les niveaux de difficulté corseront sérieusement l'affaire, mais pas besoin de jouer en super dur pour avoir des personnages surprenants. Si vous éliminez un garde faisant sa ronde tout seul, il se pourrait bien qu'un autre décide de l'intégrer à la sienne (alors, bien sûr, ne laissez pas traîner les corps). Ne vous étonnez pas non plus si après avoir pickpocketé avec succès quatre troufions pour leur piquer leurs piécettes ou la clef de leur poste de garde, le cinquième s'arrête un pas plus loin en cherchant sa bourse, se retournant aussi sec pour tomber nez à nez avec celui qui l'a lui arrachée : vous. Oh, et si vous êtes dans un appartement richement décoré, dites-vous bien qu'un soldat pourrait bien décider de tromper son ennui en se plantant devant un tableau... comme de se retourner sur le passage d'un rat pour aller l'écraser du pied en des lieux moins soignés (mieux vaut alors pour vous que vous ne soyez pas incarné dans le pauvre rongeur). Bref, l'ensemble, en restant axé sur la simulation plutôt que le script, en introduisant bon nombre de paramètres aléatoires (par exemple la position de vos cibles principales entre deux runs d'une même mission), semble beaucoup plus organique et naturel que dans bon nombre d'autres jeux du genre. Un sentiment cultivé également, bien sûr, par l'univers et le soin apporté à ce monde unique et torturé.

Dunwall, la ravagée

Visuellement, si les versions console sont bien entendu moins bien achalandées techniquement que la version PC, la direction artistique, le côté artisanal, fait à la main et avec amour, ressort quoiqu'il arrive pour le meilleur dans chaque détail architectural, dans l'ensemble d'un design frappant de cohérence, aboutissement clair d'une réflexion poussée, soignée, aiguisée. La qualité de l'écriture, qu'il s'agisse des dialogues de moindre importance ou des scènes clefs, est exemplaire. Aucune discussion surprise ne semble avoir été posée là pour le joueur, du genre "hey, j'ai entendu dire qu'il gardait la combinaison de son coffre sur la commode au premier étage". Non : c'est toujours beaucoup plus subtil, histoire de ne pas donner l'impression au joueur qu'on le prend pour un idiot. Au contraire. Il suffit d'ailleurs de témoigner au jeu le même respect qu'il a pour nous, et donc de s'attarder sur les détails pour découvrir à quel point son univers va bien au-delà des frontières de Dunwall, où l'on vivra les 09 chapitres de cette aventure. Suivant les choix que vous ferez, vous en apprendrez plus, peut-être, sur les circonstances de l'apparition de la terrible Peste qui a défiguré la ville. Sur les errances du pouvoir aristocrate ou politique de l'Empire des Îles, sur les débauches des Superviseurs de l'Abbaye du Quidam qui se prétend pourtant si moralement supérieure à ceux qui préfèrent vouer leur culte au mystérieux Outsider. Mais, quoiqu'il arrive, on est ici dans un univers mature, et qui plus est plutôt sordide. Clairement, si le bonheur et la légèreté existent encore, notamment aux yeux de la petite Emily, fille de l'impératrice rêvant d'embarquer sur les baleiniers explorant le Grand Océan, et personnage central, difficile de ne pas être touché par la situation des survivants du quartier inondé qui tentent de trouver un espace de calme à l'abri des Tallboys envoyés pour les massacrer. Difficile aussi de ne pas être frappé de dégoût pour les pauvres geignards aux yeux pleurant de sang, qui vivent leurs dernières heures de pestiféré en poussant des complaintes d'horreur. Difficile, encore, de ne pas voir en cette ville évoquant l'Angleterre de 1665, un univers beaucoup plus réaliste qu'il n'y paraît, nous renvoyant à certains des pires moments de notre histoire ou totalitarisme, barbarie et fléaux ont poussé les hommes vers des choix drastiques. Bref, un univers tout à fait propice à vous obliger, vous le joueur, à choisir, et à assumer les conséquences de vos actes...

Avec un univers unique à explorer comme vous voulez, bourré de choses à découvrir, de petites histoires à vivre ou observer, Dishonored fait mouche. On améliore son équipement auprès du curieux Piero, on débloque des pouvoirs tous plus savoureux les uns que les autres en dénichant les runes cachées de l'Outsider, on élabore et enrichit des stratégies diverses pour progresser et se forger son expérience comme on le souhaite, sans jamais avoir l'impression que le jeu vous interdise de concrétiser cette idée, peut-être saugrenue, que vous venez d'avoir. Il y en a pour tous les goûts : les brutes, les magiciens, les discrets, les explorateurs, les collectionneurs, les expérimentateurs... en n'importe quelle combinaison et en toutes proportions. Des jeux de cette trempe, on n'en a pas tous les ans, alors profitez-en.