Gameblog : Quel effet cela vous fait-il de revenir sur une licence que vous n'aviez pas touché depuis 25 ans ?

Charles Cecil : Dave Gibbons et moi sommes devenus de très bons amis après Beneath a Steel Sky, ce fut une expérience vraiment amusante pour nous deux. Un jour, alors que nous étions sur la côte est, et le réseau de transports n'était pas ce qu'il est aujourd'hui, et nous voyagions dans ce que j'appellerais alors un camion de bétail. Depuis, nous n'arrêtions pas de penser à faire un nouveau jeu ensemble.

Et il y a quelques années, les choses ont commencé à bouger : avant, nous écrivions et programmions des jeux pour des éditeurs, des entités qui exècrent le risque. Ils passent leur vie à vous dire : "C'est bien, mais il faut que ce soit plus grand. Virez-moi ça, mais conservez telle mécanique, etc...". Après tout, c'est leur travail. Mais à partir du moment où nous avons pu directement communiquer avec notre communauté, il était clair que les gens aimaient l'innovation et le risque. Et même si vous faites des erreurs, si la volonté d'innover prend le dessus, alors ils vous pardonneront. Toujours.

Pour Broken Sword 5 (Les Chevaliers de Baphomet : La Malédiction du Serpent, ndlr), nous avons lancé un financement participatif sur Kickstarter, et cela a donné un jeu assez conservateur, puisqu'il se basait toujours sur la formule du point'n click, c'est ce que les joueurs demandaient. Mais avec Beneath a Steel Sky, et désormais Beyond a Steel Sky, la communauté est plus restreinte, mais aussi plus passionnée. Alors, puisque nous n'avions pas développé de nouvel épisode en 25 ans, nous nous sommes permis d'être plus progressistes : nous avons donné aux joueurs ce qu'il attendaient, comme le retour de Robert Foster, la présence de Dave Gibbons et l'aspect comic books, revenir à Union City... Mais d'une nouvelle façon.

"À partir du moment où nous avons pu directement communiquer avec notre communauté, il était clair que les gens aimaient l'innovation et le risque."

Vous avez-donc choisi cet univers car il vous permettait une plus grande liberté créative, à l'inverse d'un Broken Sword ?

Exactement. Nous avions gagné un peu d'argent avec Broken Sword 5, mais pas assez pour complètement financer notre prochain jeu. Cependant, nous avions tout de même la possibilité de travailler sur un prototype, et de voir ce qui se passerait ensuite. J'adorais véritablement les jeux d'aventure, mais je les trouve désormais trop restrictifs. Je suis tombé fou d'Inside, de What Remains of Edith Finch...

Je vous rejoins complètement sur ce point !

Ce sont des jeux fantastiques, n'est-ce pas ? Ils proposent de nouvelles idées, plutôt que de donner aux gens ce qu'ils attendent. Alors, j'ai voulu moi aussi innover, pour éviter de tomber dans ce piège. Nous avons repris le système du Théâtre Virtuel qui était déjà présent dans Lure of the Temptress - notre premier jeu - qui fonctionnait, mais de manière limitée. Son premier aspect fait qu'il laisse les PNJ évoluer librement dans un univers : vous ne saviez en revanche pas toujours où ils se trouvaient avec un univers en deux dimensions. Dans Beyond a Steel Sky, la différence est donc majeure : vous bougez la caméra, et vous pouvez immédiatement les repérer.

Le second aspect réside dans le fait de lier les fonctionnalités entre elles. Le problème, c'est que vous ne pouviez au final que demander aux autres d'exécuter des ordres que votre personnage n'était pas en capacité de faire par lui-même. Il fallait donc demander, plutôt que de faire : ça ne marchait finalement pas très bien. Ce que j'espère réaliser avec Beyond a Steel Sky, c'est utiliser ce système de Théâtre Virtuel pour l'intégrer directement au gameplay de l'épisode original. Vous pouviez par exemple retirer à un personnage son accès à un ascenseur, et il était alors obligé de se rasseoir, dépossédé de son privilège : en y réfléchissant, c'est quelque chose de très puissant que l'on proposait au joueur de faire ! Ils pouvaient modifier les règles de cet univers à leur guise, et avoir un impact direct sur les personnages qui le composent.

J'ai donc voulu combiner toutes ces mécaniques de gameplay, et voir jusqu'où nous pourrions les pousser, le tout dans un univers visuellement porté par l'Unreal Engine. Le but est de proposer des solutions véritablement émergentes, certes forcément limitées arrivé à un certain point, mais que l'on ait toujours l'impression que ces idées émergent directement de l'observation de votre environnement. Vous venez justement d'en voir quelques exemples et vous pouvez donc juger s'ils fonctionnent ou pas, mais nous proposons au moins quelque chose d'innovant.

"J'adorais véritablement les jeux d'aventure, mais je les trouve désormais trop restrictifs."

Cela vous permet-il justement de complexifier les différents environnements du jeu, comparés aux aplats d'un jeu d'aventure en 2D ?

David Cage ne serait certainement pas d'accord avec moi, mais je pense que dans un jeu d'aventure, il est extrêmement difficile de proposer une interface simple qui vous permette de penser à des solutions vraiment cérébrales, plutôt que de faire appel à une quelconque forme de dextérité manuelle. Quantic Dream peut faire de très bons jeux... C'était quoi leur premier déjà ?

The Nomad Soul ?

Non, je n'ai pas joué à celui-là.

Fahrenheit ?

Voilà ! Fahrenheit proposait des idées brillantes de mon point de vue. Pour dire du bien de David Cage, l'interface était justement intuitive. La complexité doit venir de l'univers et des énigmes proposées, jamais de la prise en main. Une autre chose qui me paraît très importante, c'est que la narration et les énigmes sont justement intrinsèquement liées. Dans n'importe quel autre genre de jeu, vous êtes face à une boucle de gameplay, qui devient de plus en plus difficile au fur et à mesure de votre progression. Dans un jeu d'aventure, chaque séquence doit être unique, car elle est le reflet de ce qui se passe à ce moment précis de l'histoire. C'est sans doute pour cela que les jeux d'aventure sont si chers et si difficiles à écrire : il faut continuer à imaginer de nouveaux puzzles qui s'appliquent à l'histoire. Mais si vous le faites correctement, alors les joueurs en viennent à bout sans même se rendre compte qu'ils "travaillent", car ils sont simplement engagés dans l'intrigue, et ce sont eux qui la font avancer en réfléchissant.

Les mini-jeux ont souvent mauvaise réputation : la plupart du temps, on se dit qu'ils ne sont là que pour nous faire perdre un peu de temps. Mais même les mini-jeux peuvent être intéressants à partir du moment où ils s'intègrent vraiment à l'histoire. Et... je ne me souviens plus de votre question !

"La plupart des studios se vantent aujourd'hui de proposer des fins multiples. Hey les gars, écrire ne serait-ce qu'une bonne fin est déjà si difficile !"

Je vous parlais des environnements potentiellement plus complexes et plus variés que permettait la 3D...

Oui ! Jusqu'ici, nous avons fait, ou nous avons essayé de faire des jeux d'aventure logiques. Au contraire, les jeux LucasArts sont burlesques... et j'ai envie de dire, alors je le dis : les énigmes burlesques sont bien plus faciles à écrire. Donnez-moi votre stylo par exemple : dans un de leurs jeux, j'en sortirai une lame, que j'enverrai vers mon geôlier, je lui arrache la tête, tout le monde se marre, et me voici désormais libre ! On cherche le gag avant tout. Mais accoucher d'une énigme qui soit logique pour tout le monde est bien plus difficile, et il est même plus difficile de la rendre difficile ! Vous me suivez ? C'est pourquoi nous essayons de tout lier dans Beyond a Steel Sky : le Théâtre Virtuel, le système de piratage... Et au final, vous êtes dans une vraie simulation, plutôt que d'assister à une succession de puzzles. Et je vous jure : c'est vraiment libérateur ! Cette approche nous permet de penser à de multiples solutions : lorsque vous observez le monde autour de vous, et que vous comprenez ce qu'il faut faire pour avancer, plusieurs solutions s'offrent à vous, et le challenge ne réside donc plus dans les essais multiples, mais dans la compréhension. Pour le joueur, c'est une approche bien plus valorisante.

Mais cela signifie qu'il vous faut penser et écrire toutes les réactions des différents PNJ face à de très nombreuses situations !

Mais c'est pour ça que l'on a envie d'aller leur parler !

En termes de conceptualisation, cela ne ressemble-t-il pas à un cauchemar ?

Jusqu'à un certain point, si. Mais c'est tellement plus intéressant ! Vous aurez envie d'aller parler avec un PNJ car vous ignorez quelle peut être sa réaction. Pour vous donner un exemple, vous pouvez notamment résoudre une énigme de plusieurs manières différentes, mais nous voulons aussi que les décisions du joueur aient des conséquences, une fois encore jusqu'à un certain point. La plupart des studios se vantent aujourd'hui de proposer des fins multiples. Hey les gars, écrire ne serait-ce qu'une bonne fin est déjà si difficile ! Si vous avez effectivement plusieurs fins, l'une d'entre elles est avec un peu de chance bien écrite. Mais les autres seront de moins en moins plaisantes. Et en tant que joueur, c'est tellement frustrant : que se passe-t-il si vous obtenez une mauvaise fin ?

C'est généralement mon cas ! (rires)

Et vous vous dite qu'une autre est vraiment très bonne, et alors ? Je m'en fiche ! Dans le jeu, Robert Foster va rencontrer la femme de Deadman, dans une scène complètement absurde, car nous avons conservé un humour très noir, et vous découvrirez finalement que son mari était vraiment un chic type. Lorsqu'ils étaient jeunes, ils étaient follement amoureux l'un de l'autre, mais ils ont choisi de suivre des schémas de pensée très différents. Et vous pourrez au cours de l'aventure avoir une influence sur elle, et essayer de la convaincre qu'il était en réalité brave, et qu'il a tenté de faire le bien autour de lui. A la fin du jeu, elle aura le choix : elle pourra continuer de servir le système, ou rejoindre Foster en réalisant les terribles erreurs qu'elle a pu faire. La fin est la même, mais la manière dont elle se produit est totalement différente.