Retour au pays de la folie. Étrange
sentiment face à la vision foudroyante de la déformation du conte
d'un Lewis Caroll baigné d'un imaginaire démesuré, la jeune Alice
Liddell d'un regard transperçant et suintant la vengeance, envoûte
son admirateur immergé de curiosité. Lame de boucher à la main, et
tâches de sang égarées, la vision de la jeune demoiselle aux
traits fins et au visage pur mariée à ces sombres évocations
écrasent ledit admirateur sous un oxymore inquiétant. Surprenante
jaquette. L'admirateur dans un mélange de surprise, de morbide
indiscrétion, et de soumission aux irrésistibles appels de cette
jeune fille au regard d'émeraude, s'interroge, s'avance, puis dans
un élan pusillanime remarqué, sombre dans le pays de la folie. Il
achète, il est faible.

 

L'esprit à la dérive, le cœur en
perdition, Alice souffre encore des poignards acérés insufflés par
la terrible tragédie que sa famille vécut. Triste nuit teintée de
pâles lueurs d'une lune trop laiteuse, la demoiselle s'éveille, une
sombre apparition aux allures vivaces traverse le couloir de la
résidence ; terrifiée, elle n'ose sortir de ses draps, mais une
odeur brûlante inexplicable s'élance dans la pièce. Les flammes
s'élèvent telles des nornes enragées, caressant de leurs
meurtrières courbes le cocon d'existence d'Alice. La jeune fille
s'évade par la fenêtre, mais une fois éloignée, contemple le
triste théâtre de l'agonie de ses proches, hurlants à la mort dans
leur prison de feu. Alice s'effondre. Le monde s'effondre. La raison
n'est plus.

 

Le temps a passé, Alice s'est
aventurée dans les cellules exiguës d'un asile aux pratiques
douteuses. Elle en est sortie, suivant néanmoins régulièrement
quelques consultations auprès du Docteur Bumpy, quarantenaire passé
à la stature rassurante et au visage reposant bien que mystérieux,
assistant la demoiselle perdue dans une neurasthénie violente. Les
Merveilles dit-elle, un monde imaginaire où le cohérent ne tient
pas, où la démence règne, résurgence symptomatique d'une profonde
blessure, la jeune fille s'enferme dans un univers onirique créé de
ses soins, une échappatoire aux écueils de la réalité. Alice vit
au sein d'une époque singulière, la Londres du milieu du XIXème
siècle, ancrée dans sa prolifique époque victorienne, vit ses
heures de prospérité économique grâce à son industrialisation
galopante. Mais cette Londres contemporaine se pare de ses
meurtrissures de société aux accents nécrosés. Poisseuse et
sombre, la cité met en scène un spectacle social indicatif d'une
marche à deux vitesses, où les couches populaires s'entassent dans
un mélange de prostitution, de misère, et de violence excessive où
la compassion se réduit au simple apparat d'idéal. Des Merveilles
ou de Londres, quel univers sombre-t-il dans la folie la plus
inconvenante ? Au travers du prisme de cette schizophrénie
métaphorique, l'œuvre verse dans la satire sociale d'une époque
particulière.

 

La fin d'après-midi s'enlace
tendrement autour de la monstrueuse cité londonienne suffoquant dans
les vapeurs charbonneuses de ses asphyxiantes cheminées. Un chat au
poil saillant s'élance d'un pas élégant dans une ruelle
graisseuse. Le félin rappelle à Alice Dinah, le chat familial.
Elle le suit d'un pas ferme, mais alors qu'elle pénètre au plus
profond de ce sombre couloir urbain, son esprit fébrile s'enfonce
dans un état de plus en plus langoureux, les formes se
désarticulent, la vue se trouble, les sons se brouillent. La jeune
fille implose alors dans une irascible catharsis. Impétueuse
aliénation, Alice replonge dans l'irréel. Les Merveilles, pays de
la folie, pléonasme patent où le non-sens impose sa grandiloquente
souveraineté. Éloge de l'incohérent, panégyrique de l'asymétrie,
apologie de l'extravagance, le monde des Merveilles articule une
irrésistible fable de la déraison, entremêlant les souvenirs de la
jeune fille dans un assortiment de visuels embrouillés, et offrant une
vision freudienne et délectable du rêve.

 

Le pays de la folie aime prendre à
contrepied le joueur et ses poncifs rationnels. Un monde où les
théières cristallisent la véhémence industrielle d'un chapelier
trop névrosé, où se meurt un château-fort décadent d'une reine
de cœur synonyme d'une enfance en passe d'être oubliée, où billes
et dominos de taille démesurée parsèment un univers manifestement
empreint d'innocence et de rêverie, avatars d'une enfance dérobée
par les tragiques lames de la maladie et du remord. Antithèse
prononcée de toute notion d'ordre, Alice est une formulation
critique de nos codes de société incarnée par une certaine
représentation du chaos. Alice : Retour au pays de la folie est
intense, profond, pousse les penchants poétiques avec une incroyable
aisance, tisse avec une indescriptible grâce diverses métaphores et
allégories aux saveurs exquises, multiplie les élégants gestes de
symbolisme, transcende l'expérience par sa narration volontairement
décousue, hommage étincelant à « Memento » de
Christopher Nolan.

 

La jeune Alice atterrit dans une
atmosphère torturée, les lieux y sont oppressants, mais ravissants,
repoussants et attirants à la fois, elle s'aventure avec prudence
dans cette amas boisé aux champignons hypertrophiés et aux
escargots gargantuesques. Toutefois, de ténébreuses et absurdes
esquisses à l'attitude brutale viennent jeter l'offensive sur la
demoiselle rêveuse à l'apparence frêle. Elle s'y jette
néanmoins, car elle sait que son monde imaginaire se révolte contre
sa créatrice, transcription d'une bataille qu'elle mène contre elle
et ses propres démons, l'offensive est introspective. Elle tranche,
coupe, taille et dépèce le fruit de sa culpabilité et de sa
déliquescence, le couteau Vorpal, instrument de son inflexible
volonté, poignarde la frénésie de sa folie et s'exécute en
catalyseur de sa délivrance. Paradoxe évident, elle est secondée
par ses pointes d'illogisme dans son combat psychologique, rien
n'égale la surpuissance d'un moulin à poivre ou l'écrasante
déflagration suscitée par une théière de combat pour efflanquer
quelques pensées nocives à une distance raisonnable de la raison.
Le pays des Merveilles est parfois aride, abrupte, escarpé, mais
Alice n'est pas sans détermination, elle gravit énergiquement les
parois vertigineuses de la démence, en sautant, planant, détruisant
toute forme d'obstacle à sa guérison. Malheureusement, l'étreinte
colossale et incontrôlable du flot de la folie prend parfois un
ascendant détestable poussant l'être au naufrage le plus fatal.
Alice, au bord du trépas, s'égare dans une triste mélancolie,
contemplant les contours disgracieux d'un monde qu'elle même n'est
pas sûre de comprendre. Mais elle ne s'éteint pas, elle ne le veut
pas, elle ne le peut pas, son corps et son âme s'enveloppent d'une
exacerbation psychotique poussée à un paroxysme disproportionné.
L'hystérie la gagne, le temps n'est plus, l'espace n'est plus, seule
survit l'indécence. Dans une chorégraphie sanglante effroyable,
elle s'adonne à un impulsif besoin d'annihilation. Puis Alice se
réveille, les membres tremblants, la démarche hasardeuse, le regard
déconcerté, la chevelure d'encre glissant et dansant
harmonieusement avec les humeurs du vent. Le Chat du Cheshire
s'approche d'un pas indolent et s'aventure à murmurer quelques mots
à l'oreille de l'adolescente à la robe bleue. Affichant un sourire
narquois, il lui formule, dans un geste de raillerie, qu'elle est
folle à lier.

 

Alice : Retour au pays de
la folie est un joyau d'originalité, une perle ludique caractérisée
par une direction artistique phénoménale garantissant un
dépaysement total et une expérience unique. Assisté qui plus est
d'une OST grandiose, le jeu se démarque clairement de toutes les
productions actuelles. Le gameplay aurait certes mérité un peu plus
de variété autant dans les combats que dans les phases de
plate-forme et d'énigmes, mais cela ne masque en aucun cas les
qualités indéniables du jeu. Un des meilleurs titres next-gen,
assurément.