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Total recall...

Tout commence avec un nébuleux souvenir d'enfance. Dans le PlayStation Magazine officiel de la rentrée scolaire 1997 (on reprend les cours, mais on a surtout droit au premier CD de démo après 2 mois d'attente !), je découvre une preview sur un jeu coloré et sanglant : Thrill Kill.

Annoncé en grande pompe comme le concurrent en trois dimensions d'un Mortal Kombat, la communication de ce jeu de combat est principalement axée sur sa violence et son excentricité. Par exemple, l'un des combattants du rooster est un nain sur échasses. La température est donnée. Les mois se succèdent, de maigres images sont lachées au compte-goute. L'enfant en moi fantasme déjà de jouer à ce jeu sulfureux pour les pré-pubères, et probablement assez fun pour supporter plusieurs soirées entre amis, au minimum. Et puis plus rien.

Le jeu disparaît des plannings, et à quelques semaines de la sortie (calée pour la mi-98, meilleure année du jeu vidéo ever, cela va sans dire) c'est officiel : Thrill Kill est tout simplement annulé, pour sa violence et son imagerie.

Nous sommes aux balbutiement d'Internet, les nouvelles ne vont pas si vite, et la presse spécialisée reste la seule valeur sure pour avoir des infos concrètes. Le jeune garçon que j'étais prend évidemment la nouvelle au pied de la lettre : Thrill Kill était tellement choquant, tellement monstrueux, poussait tellement le bouchon qu'on a débranché la prise, rideau. Comme tant d'autres, Thrill Kill reste un jeu avorté, dont il ne restera que quelques vidéos éparses ou iso à télécharger pour alimenter les fantasmes. Un titre dans la grande tradition des "what if" dont la culture populaire à le secret.

Flagrant délit d'auto-censure

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Tout simplement parce que, très vite, les raisons concrètes de l'annulation se font connaître. Point de scandale ou de comité de censure qui renvoie les développeurs dans les cordes. Ici, le problème est de l'ordre de l'auto-censure. Suite au rachat de l'éditeur originel, Virgin Interactive, le jeu change de main et attérit finalement sous le giron d'Electronic Arts. Une décision préemptive est prise : l'éditeur n'assume pas de sortir un jeu si éloigné de leur charte, véhiculant des valeurs si nauséabondes. D'après eux, le monde n'est pas prêt pour ce niveau d'horreur. Rappelons au passage qu'un an plus tôt sortait le 4ème opus de la saga Mortal Kombat, fer de lance du jeu fièrement ricain, bas du front et à la limite du racisme. Au-delà de ses relatives qualités techniques, l'attrait principal de cette saga reste tout de même sa démonstration par le menu d'une quantité d'exécutions toutes plus fantaisistes et gore les unes que les autres. Thrill Kill était un jeu quasiment terminé. Il aurait été accueilli dans ce monde en frère de MK, et au-delà des plaintes attendues des associations habituelles (Famille de France chez nous, par exemple), son enrobage lui promettait un joli petit succès commercial. Nous n'avons malheureusement pas encore la chance de visiter ces univers parallèles.

Ce cas précis donne un premier exemple d'auto-censure préventive. C'est une question morale qui est soulevée. Les motivations d'Electronic Arts prennent-elles racine dans une volonté de respecter les valeurs de leur apport à la culture populaire ? Ou est-ce seulement un acte de lâcheté, jetant un voile pudique sur une potentielle polémique au détriment de la créativité ?

La réponse sera donnée un an et demi plus tard, à l'occasion de la sortie de Wu-Tang : Shaolin Style. Toujours développé par Paradox Entertainment, le jeu recycle clairement tout le game design de Thrill Kill, sa palette de mouvement et sa démonstration de grand-guignol. Aucune annulation à l'horizon, pas même de vague polémique. C'est un jeu de combat multi gore de plus dans l'histoire. La licence aidant (voir un groupe de rap s'affonter à coup de kung-fu aide forcément à la distanciation), le projet ne choque à peu près personne, pour un niveau de violence équivalent à Thrill Kill.

Là ou ce dernier prenait ses sources dans l'imagerie catholique, avec un enfer clairement défini et un rapport au sado-masochisme qui peut évoquer Clive Barker, Wu Tang : Shaolin Style se pare d'une dose de folklore asiatique. Le rapport à l'esthétique n'est évidemment pas sans évoquer le racisme latent d'un Mortal Kombat. La morale est simple : arracher des jambes par la force des arts martiaux est moins choquant qu'en tant que châtiment démoniaque. Un deux poids deux mesures très éloquent sur l'état d'esprit général à quelques mois du nouveau millénaire.

L'exemple de Thrill Kill nous permet d'aborder le rapport symbiotique entre l'actualité, la proposition artistique et la censure. Prenons appui sur 2 jeux, sortis à la même période, ayant connu un indéniable succès critique et public, et qui semblent par la même occasion des pionniers dans deux courants de la création ludique qui deviendront majoritaires une petite dizaine d'années plus tard. Ces deux jeux sont Grand Theft Auto III et Metal Gear Solid 2 : Sons of Liberty.

Le statut de la liberté et l'ombre de Darkel

Le 11 Septembre 2001, deux avions s'écrasent contre les tours jumelles du World Trade Center, au coeur de New-York. Le nouveau millénaire est lancé avec fracas, et c'est tout un traitement médiatique de l'actualité et le rapport à l'image qui change. Le symbole est fort, le nouvel antagonisme est incrusté dans l'inconscient collectif. Après l'ennemi rouge, c'est une guerre de civilisations entre l'Orient et l'Occident qui devient l'enjeu principal du monde. L'événement ne tarde pas à montrer des conséquences sur l'environnement culturel de l'époque. Films censurés (Spider-Man ne pourra plus tisser sa toile entre les tours), rapport à la violence adouci en surface (les oeuvres les plus violentes sont mises de côté, à contrario des J.T qui démocratisent leur usage de l'image choc, cherchez l'erreur), et enfin jeux modifiés à quelques semaines de leur sortie.

Inutile de présenter la saga Grand Theft Auto. Peu pertinent aussi de rappeler son historique de polémiques, la franchise basant autant sa réputation sur son accomplissement technique et narratif que sur sa proposition de liberté totale, incluant naturellement le choix de se comporter de manière inhumaine dans son terrain de jeux pixelisé.

En Septembre 2001, la marque GTA ne représente pas encore le mastodonte médiatique qu'il est de nos jours. Le 3ème opus de la saga est attendu avec curiosité mais méfiance, le passage à la 3D étant aussi ambitieux que potentiellement casse-gueule. Les attentats du 11 changent l'état du monde, mais aussi le planning de Rockstar. Le jeu, sensé sortir le 2 Octobre, est repoussé de quelques semaines. Le 22 Octobre, la surprise est totale : le jeu est un triomphe, et il propulse la sixième génération de consoles dans l'ère du monde ouvert. Le degré de liberté accordé au joueur donne le vertige. Les aspects les plus sulfureux du jeu n'échappent pas à quelques polémiques (le prix à payer pour pouvoir enfin coucher avec une prostituée dans sa voiture avant de la supprimer pour récupérer l'argent. Ahhhh... GTA 3...), mais le jeu s'en sort comme un succès sans précédent.

Dans une drôle de coïncidence sur laquelle nous reviendrons plus tard, le jeu, avec son rapport aux échelles, sa satire acide de la société américaine, sa violence picturale, devient dés sa sortie le premier exemple de jeu post-11 septembre. C'est comme si tout l'inconscient collectif s'était cristallisé dans les aventures de Claude à Liberty City. De manière encore plus troublante, le lien entre le 11 Septembre, la censure et la sortie du jeu prenaient littéralement vie dans le contenu coupé pendant les 3 semaines de délai.

Avez-vous déjà entendu parler de Darkel ? Vous vous demandez pourquoi le Dodo, seul avion du jeu, avait des ailes aussi courtes ? Très vite, les fans obsessifs tentent de recoller les morceaux. On scrute le contenu du disque, on regarde les previews, on lit les noms au générique. D'abord sorte de légende urbaine, mais dont l'existence est confirmée par la suite par les équipes de Rockstar, Darkel reste le plus gros mystère de GTA 3.

Reprenons dans l'ordre. Dans le jeu d'origine, parmi les personnages pouvant vous donner des missions se trouvait un sans-abri millénariste (!) demandant à votre personnage de perpétrer des attentats dans toute la métropole (!!) et dont la dernière mission consisterait à crasher un avion dans la plus grande tour de Liberty City (!!!).

Non content de sortir au "bon" moment, Rockstar avait de manière quasiment extralucide mis en scène dans sa narration l'événement qui allait changer la face du monde. Le contenu est évidemment retiré et/ou transformé. Darkel disparaît du jeu, l'avion Dodo voit ses ailes sciées de moitié. Une auto-censure salutaire qui nous privera peut-être de missions probablement très fun, mais évitera au jeu de rentrer involontairement en clash avec son époque.

Cet étrange rapport entre le jeu et l'actualité, entre la création artistique et le monde, qui fonctionne par anticipation ou par synergie, correspond à la notion de Zeitgeist. Terme allemand traduit par "Esprit du temps", ou qu'on peut remplacer par le très joli mot de paradigme. Il désigne l'atmosphère ambiante, l'esprit général qui crée l'inconscient collectif et donne souvent lieux à des mouvements, culturels ou sociétaux.

GTA III a involontairement mis les pieds dans le plat éclaboussant le monde de sa vision des choses. 15 ans plus tard, le jeu reste probablement comme un prototype de l'open-world narratif qui abreuve les étalages. Mais si le premier chef d'oeuvre de Rockstar y baignait, c'est un autre jeu qui en fait quasiment son sujet principal.

Attentat contre le quatrième mur

Le 12 Novembre 2001, Metal Gear Solid 2 sort sur PlayStation 2. Le second opus de la saga MGS arrive en terrain conquis. Suite d'un des plus gros succès de la playStation, il débarque en fer de lance technologique de la nouvelle console de Sony, précédé d'une réputation déjà culte, d'une démo inoubliable et d'une communication herculéenne dont Hideo Kojima a le secret.

Le jeu est aujourd'hui connu pour sa "trahison" principale (spoiler alert). Le joueur incarnera Raiden, nouvelle recrue androgyne et manipulée. Nous n'incarnerons que deux petites heures l'attendu Solid Snake, laissé pour mort après le prologue suite à une attaque terroriste dans les eaux de New-York (!!!!).

L'oeuvre se montre taquine, déjouant les attentes, questionnant directement sa relation au joueur, et abordant frontalement le rapport au réel, à l'information, aux conflits. Encore une fois, le jeu se retrouve à correspondre à son paradigme, et s'en fait même un commentaire métaphysique.

Pour couronner le tout, le grand final du jeu prend place sur un porte-avion/baleine/logiciel complotiste géant, qui s'écrase au coeur de New-York, à quelques rues des tours jumelles. Evidemment, aucune trace de ces images dans le jeu fini.

A à peine deux mois de la sortie, les équipes de Konami se voient obligées de censurer certaines parties du jeu pour ne pas heurter les sensibilités. Le dernier acte est saccadé, la présence uniquement cosmétique des tours ne trouvant aucune justification à la censure autre qu'un certain délai de décence. Rien à voir avec les attentats directs d'un Darkel, ou le ton irrévérencieux d'un GTA. Mais le message reste prégnant, se voyant presque renforcé par cette absence. L'acte final du jeu baignant dans une atmosphère onirique brisant les frontières entre le réel et la narration, l'absence d'image claire de New-York renforce cette ambiance ouatée, et accompagne élégamment le message.

La censure, si elle nous prive encore une fois d'une mécanique sans faille dans le récit, épouse néanmoins élégamment les contours de l'histoire poreuse d'Hideo Kojima. Dans les dernières minutes du jeu, on aura rarement autant senti le poids de la ville, le sentiment évoqué par un bâtiment historique. Et tout cela malgré l'esquive de dernière minute concernant du World Trade Center. Le jeu propose un exemple précurseur de tentative méta-narrative, et correspond aujourd'hui à tout un mouvement vidéo-ludique qui tend à confronter le joueur à ses actes, et au monde réel qu'il tente parfois de fuir la manette en main.

Les attentats du 11 septembre se révélèrent aussi une date marquante dans la démocratisation du complotisme. Avançant de concert avec Internet, la libéralisation de la parole permet à certains de remettre en question la moindre parcelle de réel. Ce refus de l'image-vérité, ce décorticage d'un événement, c'est aussi une grande partie de l'enjeu narratif de Metal Gear Solid 2, rallongeant la liste des accointances troublantes entre l'actualité et l'oeuvre de Kojima.

Je te tiens, tu me tiens par le politiquement correct

Il est intéressant de noter à quel point, malgré leur différence flagrante en terme de proposition ludique, les deux jeux répondent à un même mouvement de l'époque, tous deux liés par un attentat qui allait propulser le monde dans une nouvelle configuration.

Le rapport à la censure était si intimement lié à l'actualité, elle même si intimement liée au contenu narratif et ludique du jeu, que même amputées, les deux oeuvres suintaient de cet air du temps, de discours entre les lignes, de commentaires cachés sous les couches de fusillades et d'explosions.

Une dizaine d'années se sont écoulées, et le rapport à la censure a évolué. Un jeu n'est plus si souvent banni pour des questions d'ordre esthétique (un Thrill Kill n'aurait aucun mal à sortir de nos jours, soyons-en certains). La question s'est décalée à la morale. La légitimation de la place culturelle du jeu vidéo lui permet d'accéder à d'autres problématiques. Plus personne n'est choqué par une décapitation un peu trop gorasse, mais on questionne par exemple le contexte militaire. Comme si l'ombre du 11 Septembre s'étendait encore de nos jours.

La victoire sans précédent du FPS guerrier en terme de part de marché ne témoigne-t-il pas d'une forme d'opportunisme des éditeurs ? En puisant dans la machine à fantasme, face à des ennemis toujours plus menaçants, n'appuie-t-on pas sur un sentiment partagé de défense nécessaire pour ne pas sombrer dans la terreur ? Tout est digéré dans la machine capitaliste.

Le jeu video est devenu le secteur brassant le plus de revenus. Le rapport à l'actualité et la censure a été assimilé par le département Marketing. Un acte manqué comme la séquence "No Russian" de Call Of Duty Modern Warfare 2 se voit autant vilipendée sous prétexte d'indécence ou de provocation, qu'analysée comme une vraie séquence marquante dans la représentation du rapport à la violence face au gamer.

Difficile de ne pas raccorder ces pensées à l'actualité récente. Les attentats du 13 Novembre 2015 ayant donné lieu à une démonstration sans précédent d'assauts en direct, de manoeuvres de corps armés fantasmées par le grand public (BRI, Raid, etc...), il est déstabilisant de voir ces événements coïncider avec la sortie d'un Rainbow Six Siege. La représentation visuelle d'un réalisme inédit dans les interventions anti-terroristes coïncide encore une fois avec une glaçante actualité. La réponse des éditeurs cette fois-ci ne fut pas l'auto-censure en matière de contenus... mais de communication. La plupart ayant freiné, voire annulé, leurs campagnes publicitaires.

Peu de conclusions à en tirer, sinon que l'histoire semble confirmer le lien serré entre son déroulement et sa représentation. Le jeu vidéo devenant un vecteur de représentation de premier plan, la partie de ping-pong entre cet art ludique et la censure est faite pour durer.


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Sources :