Les jeux vidéo ont évolué, et les récompenses comme les plaisirs qu'ils procurent aussi. Pourtant, il y a toujours une forme ou une autre de récompense, et cette récompense constitue probablement une motivation efficace à jouer. Le plaisir, bien sûr, fait partie de ces récompenses, mais il peut être obtenu aujourd'hui en bien des formes différentes et en accord avec des sensibilités diverses, des préférences variées. Si autrefois, c'était plutôt le plaisir d'avoir un gros score, ou de battre celui qu'on avait atteint avant, aujourd'hui, les jeux explorent des voies bien plus diverses. Il y a des jeux qui racontent des histoires - qui valent ce qu'elles valent - mais qui peuvent maintenir à elles seules la motivation du joueur (découvrir la suite et la fin de l'histoire). Il y a des jeux qui offrent des sensations qu'on ne ressent pas ailleurs ou auxquelles on n'oserait pas se confronter dans la vraie vie, comme une forme de peur-angoisse dans Silent Hill, ou la jubilation débridée de provoquer le chaos dans les rues d'un GTA. Il y a des jeux qui mettent en valeur certaines formes de créativité et de découverte, comme LittleBigPlanet ou MineCraft. Toujours, il existe une forme de récompense qui motive le joueur à jouer au-delà de son intention initiale.

Tout cela s'est ainsi complexifié au point qu'en matière de Game Design, aujourd'hui, de grandes questions et débats ont parfois lieu sur la nature et l'efficacité de systèmes de récompenses, lorsqu'il s'agit pour un designer de réussir à faire le jeu qu'il souhaite réaliser, ou plus précisément, à faire vivre aux joueurs le type d'expérience visé par son projet initial.

Récompenses intrinsèques et extrinsèques

Personnellement, et comme beaucoup d'autres joueurs j'imagine, je suis sensible à diverses formes de récompenses et de plaisirs, différentes suivant les jeux que je pratique. Elles varient également d'un moment à l'autre, d'une période à une autre. Ces derniers mois, je suis plus enclin à jouer à des titres qui n'expliquent presque rien, de Legend of Grimrock à Don't Starve. J'ai d'ailleurs déjà écrit sur la légitimité des tutoriaux en partant de cette même observation, mais si j'y reviens aujourd'hui, c'est pour vous parler plus précisément de ce sujet abordé entre autres par le game designer Chris Hecker (Spy Party) dans son exposé "Achievements considered harmful ?" (les succès considérés comme nuisibles ?), et dans le très intéressant billet écrit par les concepteurs de Don't Starve sur The Penny Arcade Report.

Pour faire simple : les systèmes de récompense "classiques" peuvent foutre en l'air un jeu.

Par système de récompense classique, j'entends ici ce qu'on appelle des récompenses extrinsèques (par exemple les points d'expérience octroyés au joueur lorsqu'il valide une quête), par opposition aux récompenses intrinsèques (dans ce même exemple, le simple fait de faire la quête). Prenons un exemple ultra célèbre : World of Warcraft. Je me souviens avec émoi de mes premiers bonheurs sur le MMO de Blizzard. La découverte d'un monde. L'exploration. Les premières quêtes avec leurs petites histoires locales, les premiers donjons arpentés, les premières fessées administrées par de petits boss aux pouvoirs inattendus. Au début, je lisais tous les textes des quêtes. Je me souciais presque moins de monter de niveau et de récupérer de meilleurs butins que de découvrir une zone un peu cachée avec des quêtes amusantes à réaliser. Et puis, comme tant d'autres joueurs, j'ai fini par grinder, ne plus lire un seul texte de quête, et être obsédé par le butin, jusqu'à finir par devenir un joueur de raid dans une guilde émérite, un joueur pour lequel le seul plaisir qui subsistait vraiment à jouer était d'être un des rares sur mon serveur à pouvoir tuer Ragnaros avec les miens et à me trimbaler avec un set complet de l'armure la plus puissante disponible à l'époque. World of Warcraft a bien changé depuis (c'était avant même la sortie de sa première extension), mais certains comprendront bien ce que je veux mettre en lumière ici : le système de récompense extrinsèque du jeu, points d'expérience, niveaux, richesse et butins de valeur a vite envahi le plaisir initial, la récompense intrinsèque, de la découverte de son univers, des aventures pures qui guident les premiers jours passés à explorer le monde.

En d'autre termes, le plaisir a tendance à s'estomper lorsqu'on réalise qu'on joue non plus parce qu'on aime jouer, mais parce qu'on recherche les récompenses extrinsèques octroyées par le jeu. Notre comportement évolue, vis à vis d'un jeu, en fonction de ces systèmes de récompense, et parfois, en mal. De nombreuses études, parfois vielles de plusieurs dizaines d'années, montrent ainsi que la créativité et l'intérêt intrinsèque dont on fait preuve vis à vis d'une tâche ont tendance à diminuer si celle-ci est faite pour obtenir une récompense extrinsèque : plus simplement, que les récompenses extrinsèques ne sont pas une aussi "bonne" motivation que ce qu'on pourrait croire, car elles pervertissent l'intérêt initial d'un sujet (ici, d'un joueur), pour une tâche qu'il effectuait avant spontanément.

Le juste milieu

Ce constat, les développeurs de Klei Entertainment l'ont fait aussi lorsqu'ils ont voulu inclure des quêtes dans Don't Starve. Ils expliquent ainsi notamment les comportements de joueurs suivants, qui ont été montrés par des études et par leur expérience personnelle sur leur projet :

1. Les récompenses peuvent mener les joueurs à moins faire ce que vous voulez qu'ils fassent
Les joueurs auxquels on donne une récompense cesseront de faire ce pourquoi ils ont cette récompense si ils n'ont plus cette récompense, même si ce qu'ils faisaient était fun en soi.

2. Les récompenses peuvent causer une perte d'intérêt de la part des joueurs vis à vis de tout le reste
Les joueurs qui cherchent une récompense deviennent si concentrés sur l'obtention de cette récompense, que tout ce qui n'y conduit pas devient purement une distraction qui l'écarte de son but.

3. Les récompenses peuvent conduire les joueurs à être moins performants
Les joueurs qui essaient d'optimiser leur jeu pour l'obtention de la récompense cesseront souvent de prendre des risques, par peur de perdre la récompense, même si ce comportement de prise de risque serait susceptible de les rendre plus performants.

La bonne vieille technique du bâton et de la carotte fait oublier ce pourquoi on l'utilise : on ne pense plus qu'à éviter le bâton ou à récupérer la carotte, et non à éviter ou faire ce qu'il convient. Quand un game designer donne un récompense extrinsèque, arbitraire, à un joueur qui a fait quelque chose, il lui dit ainsi parfois : "ce que tu fais n'est pas intéressant en soi, alors on te donne cette carotte à la place".

En ce qui me concerne, le meilleur exemple récent de ce travers reste probablement Diablo III. Je trouve en effet que passé le premier run, il n'y a finalement plus d'autre intérêt au jeu que d'amasser de l'or, du butin, et passer des heures à naviguer des pages et des pages d'hôtel des ventes. Mais ce n'est plus, pour moi, jouer à Diablo : jouer à Diablo, c'est livrer des batailles épiques contre des vagues de monstres avec mon héros. En tout cas, pour moi ; des tas de joueurs trouvent ça très satisfaisant de refaire ad nauséam cette campagne dans des modes de plus en plus difficiles, de maximiser leur personnage, et de dépenser comme acquérir toujours plus de richesses pour pouvoir faire face à chaque situation qui demande un matériel différent. Mais dans Diablo II, le design laissait beaucoup plus de place au hasard dans son level design, et à des approches différentes dans l'évolution du personnage (via l'attribution des points de caractéristiques), pour que des générations de joueurs y reviennent sans cesse. Dans le III, le focus du design a tellement été ce satané Hôtel des Ventes à mes yeux, et donc quelque chose d'extrinsèque au coeur du jeu d'origine, que je n'ai pas su m'en accommoder plus de deux fois.

A contrario, alors que j'ai déjà presque fait le tour de l'ensemble du contenu à découvrir dans Don't Starve, j'y reviens encore, quite à générer un nouveau monde à explorer, parce que mon plaisir est intrinsèque à ce que propose le jeu : explorer, découvrir, survivre. Pour autant, je sais qu'au bout d'un moment, faute de contenu supplémentaire ou d'éléments narratifs subtilement tissés dans tout cela, je m'en lasserai sans doute.

Alors n'y a-t-il pas un intermédiaire entre ces deux approches ? Ne peut-on pas combiner efficacement des récompenses intrinsèques au jeu, liées à des systèmes faisant la part belle à la découverte, à la créativité du joueur, à ses propres stratégies et objectifs, avec quelque chose disposant d'un peu plus de substance, qui offrirait pour ainsi dire une infinité d'histoires personnelles, de situations amusantes, de découvertes uniques ? Sans doute que si ; narration procédurale, génération aléatoire d'univers, de créatures, d'enjeux, tous ces territoires ont été plus ou moins découverts, déjà, depuis Spore jusqu'à Elite, en passant par MineCraft ou d'autres ; il semble juste que les conjuguer en une formule aussi puissante qu'équilibrée s'avère plus difficile qu'il n'y paraît. Et quelque part : tant mieux pour moi, sans quoi je ne jouerais probablement plus qu'à ça !