Admission involontaire de responsabilité

L'opinion de certains avant moi (notamment Kris Graft, rédacteur en chef de Gamasutra) est simple : rencontrer Biden était une erreur. Pourquoi ? Parce que le simple fait de rencontrer les autorités au sujet de ce problème, c'est reconnaître qu'on est une partie du problème. Kris Graft va plus loin encore : reconnaître qu'on est une partie du problème, c'est de fait devenir une partie du problème. Walmart, la célèbre chaîne de magasins qui vend des jeux vidéo, de la sauce tomate, des fournitures de bureau et des armes à feu, a refusé de rencontrer Biden et sa commission. Parce que Walmart savait qu'en recontrant Biden, il reconnaissait une responsabilité, même limitée, dans ces fusillades. A l'opposé, les leaders de l'industrie semblent si heureux de recevoir une forme d'attention de la part du pouvoir, peut-être même de reconnaissance, qu'ils se sont rendus en masse au rendez-vous demandé par la Vice-Présidence américaine. "En étant là, vous admettez que vous êtes mêlés à, ou aviez le pouvoir de stopper, ce qui s'est passé à Aurora, à Happy Valley, à Newtown", ajoute Kris Draft. Je ne pourrais être plus d'accord avec Draft, puisque je fais partie de ceux qui savent (oui, savent, pas pensent, imaginent, croient ou considèrent) que l'existence de jeux vidéo violents ou leur pratique n'est en rien la cause de ces tragédies, n'en déplaise à Claire Gallois et ses semblables*.

Pas besoin d'être un génie pour le savoir : il n'y a jamais eu de tels massacres dans la plupart des pays qui consomment autant de jeux vidéo violents qu'aux Etats-Unis. En Amérique du Nord, en 2010, il y a eu 11030 homicides par arme à feu pour 305 millions d'habitants. Au Japon, pour 128 millions habitants (2,4 fois moins qu'aux USA), savez-vous combien il y en a eu la même année ? 11. Plus de 1000 fois moins**.

Les causes, elles sont psychologiques (psychiatriques, même), sociales, profondes, complexes. Et quand bien même il serait difficile d'imaginer écrire des lois concrètes pour empêcher les déséquilibres psychiatriques et sociaux (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas des moyens de légiférer pour limiter plus encore leurs manifestations), s'il y a des lois à faire pour éviter les tueries, avant de les axer sur les jeux vidéo ou les films violents, il y a tant à considérer avant... Comme le prouve incontestablement le contrôle drastique des armes à feu au Japon (ou ailleurs).

Crise de lucidité

S'il nous apparaît, à nous, Français, plus logique de commencer par blâmer la circulation d'armes à feu dans ce pays plutôt que le jeu vidéo, là-bas, le port d'armes et donc leur disponibilité fait partie de la constitution. C'est un problème juridique complexe, et surtout un élément culturel plus profondément ancré que ne l'est le jeu vidéo, ne serait-ce que du point de vue historique. C'est à dire que la nation américaine vit avec les armes à feu depuis bien plus longtemps qu'avec les jeux vidéo. C'est peut-être aussi pour ces raisons que la toute-puissante NRA, la National Rifle Association, n'a pas manqué de zèle pour blâmer la violence des oeuvres culturelles, jeu vidéo en tête. Et elle a même proposé comme solution pour que les massacres s'arrêtent... de mettre plus d'armes dans les écoles, en y plaçant des gardes armés. Un scandale absolu, un comble qui serait hilarant si le problème n'était pas aussi sérieux.

Evidemment, la NRA fait partie des consultés de Biden. Et, pour le coup, tous les lobbys pro-armes, dont elle est le plus tristement célèbre représentant, sont bien entendu concernés au premier chef, même si encore une fois, et au même titre que le reste, ce n'est pas le fait de posséder une arme qui fait de quelqu'un un meurtrier. Mais revenons aux représentants de l'industrie du jeu vidéo. Voici ce que l'ESA a déclaré à l'issue de l'entrevue :

L'industrie du jeu vidéo a eu une conversation productive et franche avec le Vice-Président Biden et sa Commission sur la Violence par Armes à Feu aujourd'hui. Nous remercions le Président et le Vice-Président pour leur direction, et avoir inclus dans leurs discussions une large représentation de parties prenantes et de perspectives. Nous sommes impatients de travailler avec le Vice Président sur des solutions sensées au problème de la violence par armes à feu.

Nous avons exprimé pendant cette entrevue que la Cour Suprême des Etats-Unis a récemment affirmé que les recherches scientifiques indépendantes conduites à ce jour n'avaient trouvé aucun lien de cause à effet entre les jeux vidéo et la violence dans la vie réelle. Nous avons aussi reconnu que les violences causées par les armes à feu étaient un sérieux problème de notre pays. Nous sommes attristés par les récents et tragiques événements, et en tant qu'industrie intégrante du tissu social et culturel américain, nous sommes impatients de poursuivre notre engagement avec les représentants du gouvernement et les législateurs cherchant des solutions sérieuses.

"La Cour Suprême des Etats-Unis a récemment affirmé que les recherches scientifiques indépendantes conduites à ce jour n'avaient trouvé aucun lien de cause à effet entre les jeux vidéo et la violence dans la vie réelle". Un peu timide, si vous voulez mon avis (j'imagine que si vous lisez cet édito, c'est qu'il vous intéresse). Surtout quand on déclare ensuite être prêt à s'engager à trouver des solutions au problème : si on n'est pas la cause du problème, quelle légitimité supplémentaire a-t-on à travailler sur des solutions, par rapport au lobby des épiciers asiatiques, ou celui des amoureux du Klingon et de l'Elfique Sindarin ? Aucune. CQFD : en étant présent à cette entrevue avec Biden, l'industrie du jeu vidéo a reconnu être mêlée au problème des massacres américains.

Le doigt dans l'engrenage

Si je suis d'accord avec cette analyse de de Graft, il me faut aussi avoir l'honnêteté intellectuelle de reconnaître qu'elle omet un élément important : ce n'est pas tant l'industrie du jeu vidéo qui a choisi de rencontrer Biden, que la NRA qui l'y a obligée en pointant du doigt le jeu vidéo. Et que pragmatiquement, il vaut peut-être mieux à court, moyen et bien sûr long terme, être assis à la table au plus tôt pour se défendre, au lieu de rester muets ou distants.

Certes, de mon point de vue, un simple communiqué refusant l'entrevue et expliquant pourquoi aurait pu suffire à ce stade, et éviter donc ce qui est expliqué au-dessus, mais ne soyons pas naïfs : qu'on le veuille ou non, une frange de la société, fut-elle constituée de crétins et/ou d'ignorants, aurait pu s'appuyer sur ce comportement pour pointer du doigt l'industrie plus encore, en l'accusant en plus de fuir ses prétendues responsabilités.

Et surtout, comme l'explique Casey Lynch, le rédacteur en chef d'IGN, dans sa "Lettre Ouverte à Kris Graft : tu te plantes complètement", on peut difficilement laisser le débat sous le contrôle total de gens qui ne connaissent pas le jeu vidéo, ne s'y intéressent pas, et n'ont probablement aucune intention de changer cela, et cette discussion ("les jeux violents sont-ils à blâmer ?") aura lieu, qu'on le veuille ou non : elle a d'ores et déjà lieu. L'industrie est traînée dans l'arène avec ou sans son consentement, que ce soit juste ou non. Il faut malheureusement bien qu'il soit expliqué encore et encore, de vive voix, face à face, que le public du jeu vidéo n'est plus constitué uniquement de pré-ados et d'enfants. Qu'il témoigne déjà de plus de responsabilité avec l'ESRB, le PEGI, l'USK et autres organismes, que le cinéma dans les bacs de DVD. Qu'il fait partie de la culture, au même titre que la littérature, le cinéma, la télévision. Qu'il est même susceptible de nous faire apprendre sur nous-mêmes, observer le monde sous de nouvelles perspectives.

On ne peut pas laisser la NRA s'asseoir confortablement à cette table, et sussurer dans le creux de l'oreille du pouvoir comme elle l'a fait à la télévision que l'industrie du jeu vidéo est "une industrie de l'ombre, corrompue, corruptrice et impitoyable qui diffuse de la violence contre son propre peuple au travers de jeux vidéo***".

La guerre est lancée

Fort heureusement, Biden n'a pas accusé directement le jeu vidéo, bien au contraire :

Nous savons qu'il n'y a pas de remède miracle, pas de ceinture de sécurité qu'on peut mettre pour s'assurer que nous ne connaîtrons plus ces situations, mais je demande au cabinet de se rassembler - le Garde des sceaux, la Sécurité nationale, le Ministère de l'éducation, le Ministère de la santé, etc. - parce que nous savons que c'est un sujet complexe. (...) Nous savons qu'il n'y a pas une seule réponse et très franchement nous ne savons même pas si certaines des choses que les gens pensent avoir un impact [sur la violence par armes à feu] ont véritablement un impact ou non. (...) Vous n'avez pas été "sélectionnés parmi d'autres" pour aider, nous avons demandé à bon nombre de gens.

Dès lors, il apparaît qu'en effet, si Biden et le gouvernement américain admettent n'être sûrs de rien, mieux vaut éviter que leurs seuls conseillers soient des Grìma Langue de Serpent.

Fort heureusement, si on en croit ce que dit et fait l'administration Obama pour le moment, tout porte à croire que le bon sens de s'attaquer aux armes à feu plutôt qu'aux jeux vidéo est bien présent chez les dirigeants des Etats-Unis. Puissent LaPierre et ses sbires se mordre les doigts d'avoir mêlé l'industrie du jeu vidéo à tout ceci : car il s'agit bien d'une guerre contre ces diables pro-armes, anti-jeu vidéo, pour la conquête de l'opinion et de l'information publiques.

* ce qui ne m'empêche pas de trouver également que le jeu vidéo pourrait s'intéresser un peu plus à autre chose que la violence, hein.
** statistiques de l'UNODC, l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime.
*** Propos tenus par le Vice-Président exécutif de la NRA, Wayne LaPierre