Même si nous en avons déjà beaucoup parlé à diverses reprises, je me suis dit pour cette rentrée des Editos qu'il serait peut-être intéressant de centraliser les nombreuses questions concernant la Wii U, Nintendo, et la stratégie du constructeur. C'est un sujet récurrent, chez les joueurs, chez les analystes, journalistes, et professionnels du jeu vidéo : beaucoup ne comprennent pas trop comment Nintendo envisage sa prochaine console de salon, la Wii U, et presque aucun n'est persuadé qu'ils renouvelleront le succès de la Wii.

Non pas que changer de méthode ou bousculer les traditions marketing soit mauvais, après tout le géant l'a prouvé avec la Wii, ça peut même être un immense succès. Mais les questionnements à l'égard d'une console qui sortira dans moins de quatre mois subsistent, et commencent à rendre nerveux. Certes, Nintendo nous donne rendez-vous le 13 septembre prochain à New York pour un événement dédié, qui devrait répondre aux principales questions que tout le monde se pose sur le prix, la date, le contenu de la boîte... Dans le jeu vidéo comme ailleurs, tout peut basculer très vite.

Mais la véritable question demeure sur toutes les lèvres : Nintendo peut-il se planter complètement avec la Wii U ?

En prenant un peu de recul, on se dit que c'est impossible : ils ont un savoir-faire, des talents, et des ressources solides. Ils dominent actuellement largement le marché des consoles, portables ou de salon, face à Microsoft et Sony. Ils parviennent toujours à charmer, et à s'inscrire dans une catégorie à part vis à vis de leurs concurrents qui semblent se copier les uns les autres régulièrement. Ils ont lancé certaines tendances majeures du marché actuel (le motion gaming en tête).

Promesse cryptique et concurrence

Comme souvent chez Nintendo, une bonne part des innovations qui justifient la mise sur le marché d'une nouvelle machine et serviront d'appel aux consommateurs gravitent autour de la manette. Au contraire de ce que bon nombre de personnes prédisaient à l'époque avec la Wiimote et la Wii, la promesse d'une expérience de jeu simple et nouvelle, immédiatement compréhensible en quelques images, a prouvé qu'elle avait autant de valeur sinon plus que de belles images de jeux "traditionnels" en haute résolution. Kinect a poussé cette même promesse encore plus loin, et connu un succès majeur en dépit des reproches que pouvaient lui adresser les core gamers. Et ce pour deux raisons : d'une part, les core gamers ne sont pas le grand public, et leurs valeurs comme leurs désirs ne coincident pas avec ceux d'une masse moins éduquée. D'autre part, le jeu vidéo reste un divertissement, et à une époque comme la nôtre, les gens ont de moins en moins envie de devoir s'investir dans des formules complexes, surtout lorsqu'ils n'ont pas trop le temps et veulent un peu tout, tout de suite.

Ces deux points n'ayant pas particulièrement changé, se pose la question de ce qu'on appelle le "gameplay asymétrique" proposé via le Wii U Gamepad. Qui comprend vraiment ce concept, ou même ce mot, dans le grand public ? Est-ce que ça évoque le fun, l'amusement ? Pas trop. Alors comment expliquer la valeur du concept sans mots compliqués, en un clin d'oeil, sans rappeler les souffrances d'enfant pendant les cours de géométrie euclydienne ? Sans doute avec des publicités montrant, une fois encore, des gens s'amuser ensemble dans leur salon Roche Bobois flambant neuf, si possible avec une ou deux stars riant à gorge déployée. Mais, toujours pour le grand public, cela suffira-t-il à les faire banquer à nouveau, alors que manifestement cela ressemble beaucoup à ce que promettait la Wii dans ses publicités (et dont certains sont d'ailleurs revenus en rangeant la Wii à la cave) ? D'ailleurs, l'adjonction d'une simple lettre suffira-t-elle à leur faire percevoir la nouveauté ? L'exemple de la conférence de presse d'annonce de la console fut criante à cet égard : totalement ratée, elle poussait des professionnels au doute, alors qu'ils étaient censés savoir de quoi on parlait. S'agissait-il d'un nouvel accessoire pour la Wi ou d'une vraie console à part entière ? Tout était-il dans la mablette ou y avait-il une autre boîte quelque part ? Depuis longtemps résolues pour ces professionnels, ces questions pourraient bien se poser à nouveau pour les consommateurs lambda, dont certains achètent encore "La Wii Fit" sans savoir qu'il faut avoir une console à côté pour en profiter... En réalité, pour beaucoup, sans avoir fait l'expérience de ces jeux, Wii U Gamepad en mains, il est très difficile de se rendre compte de l'intérêt de la chose. Et là, impossible de ne pas se demander pourquoi, Ô pourquoi Nintendo a-t-il boudé le plus gros salon de jeu vidéo ouvert au public du monde, à Cologne, la semaine passée ? La GamesCom était pourtant l'occasion parfaite pour convaincre directement des consommateurs de l'intérêt de sa Wii U.

Mais c'est loin d'être le seul obstacle à abattre pour Nintendo. En ayant pris de vitesse Sony et Microsoft sur la promesse simple et puissante du motion gaming, la firme prenait un avantage décisif ; différenciation immédiate de sa console vis à vis des autres, innovation simple et stimulante pour l'imagination. Cette fois, Sony et Microsoft ne pourront pas être pris de vitesse de la même manière. Qu'il s'agisse du couple PS Vita / PS3, ou Xbox 360 / Xbox Smartglass, même si ceux-ci nécessitent de posséder d'autres appareils que la console de salon, ils sont disponibles et parfaitement capables de proposer des expériences similaires à celle de la Wii U. On ignore encore le prix de cette dernière, certes, mais quelle différence y a-t-il entre réinvestir entre 200 et 350 euros (pour voir large), dans la nouvelle console de Nintendo, et une Vita ou une tablette pour accompagner une console déjà présente dans le salon, et dont l'investissement premier a depuis longtemps été rentabilisé ? La réponse tient en grande partie à une seule chose : les jeux.

Nintendo plus maître en son domaine ?

On en revient ainsi toujours, génération après génération, au fondamental : le catalogue de jeux, d'expériences, proposé au consommateur. En la matière, Nintendo dispose de forces historiques indéniables, avec les licences les plus puissantes et les plus pérennes du marché. Mais si on étudie le line-up de sorties prévu au lancement, on peut se permettre de tiquer : un n-ième New Super Mario Bros. U, aussi bien soit-il, parviendra-t-il à incarner l'avant-front de la nouvelle manette comme ce fut précédemment le cas avec la N64 ou la Wii par exemple ? On en doute. Que dire de Pikmin 3, qui aussi bien soit-il (de ce qu'on en a joué), ne fait usage du second écran que pour afficher la carte du niveau ? Seul Ubisoft semble avoir parfaitement travaillé autour de cette innovation pour produire des jeux qui en font un usage apparemment beaucoup plus maîtrisé et intéressant que Nintendo lui-même, avec, pour commencer, ZombiU ou encore Rayman Legends. Le signal ainsi envoyé a de quoi préoccuper. D'autant que les autres éditeurs tiers, pour leur part, ne sont pas très présents, ou alors avec des titres qui n'ont, d'une part, pas vraiment besoin du Wii U Gamepad, et qui, d'autre part, sont ou seront déjà parus depuis longtemps sur les machines actuelles, comme Batman Arkham City, Darksiders II, ou encore Ninja Gaiden.

Bref, habituellement héraut de sa propre différence et ambassadeur incontesté de ses innovations, Nintendo paraît pour la première fois peiner lui-même à s'inscrire dans ce rôle. Dans l'absolu, ce n'est pas bien grave tant que quelqu'un le fait, bien sûr. Mais cela semble tout de même indiquer des difficultés... à moins bien entendu que les véritables ambassadeurs ludiques made in Nintendo ne soient encore tenus secrets, à quatre mois de la sortie.

Des évolutions de marché différentes

Indubitablement, le soutien de l'industrie paraît donc tiède. Et c'est bien normal : dans son ensemble, elle est occupée ailleurs. Mobiles et tablettes, jeu social, ou préparation active de la next-gen made in Microsoft et Sony... D'un côté, les studios et éditeurs se diversifient sur des supports qui disposent d'un parc installé monstrueux et nécessitent des investissements minimes pour un espoir de retours plus important. De l'autre côté, ils réservent leur haut-de-gamme pour des machines qui arrivent très bientôt avec des arguments plus traditionnels. Car on le sait : de la même manière que la Wii avait un train de retard technique sur les 360 et PS3, la Wii U qui rattrape ce retard se fera dépasser très bientôt (l'année prochaine se murmure-t-il de plus en plus fortement) par les 720/Durango et autres PS4/Orbis. Mais en outre, celles-ci ne se contenteront pas d'offrir une génération technologique de plus ; pour la première, Kinect 2 dans toutes les boîtes, pour la seconde, Dieu sait-quoi en plus d'un probable catalogue dématérialisé facile d'accès et gargantuesque.

Ce qui m'amène également à une autre tendance lourde de l'industrie : la transition d'un équilibre favorisant le modèle du produit, à un nouveau qui favorisera sans doute le modèle du service. Qu'il s'agisse des réseaux comme le Live ou le PSN, permettant de jouer et distribuer en dématérialisé, ou d'une partie Cloud Computing amenée à grandir (malgré les déboires récent de OnLive), Nintendo semble se réveiller et se préparer à proposer lui aussi des services plus solides. Il y a bien le Miiverse, et une entrée plus forte sur le marché dématérialisé avec New Super Mario Bros. 2 pour commencer. Mais on parle tout de même encore de reliquats des codes amis pour la Wii U, et la peur chronique qu'a Nintendo d'ouvrir le dialogue libre entre ses utilisateurs, risquant ainsi d'exposer de plus jeunes joueurs aux comportements souvent aussi brutaux que stupides qu'on croise quotidiennement sur le net, représente également un frein considérable pour le constructeur. Là où Sony et Microsoft inscrivent leurs communautés même sur des appareils d'autres marques comme l'iPhone, même si c'est timide, Nintendo, lui, reste pour le moment ostensiblement et complètement fermé.

Douter n'est pas condamner

Tout ceci étant dit, les informations principales qui permettraient de faire pencher vraiment les analyses dans un sens ou dans l'autre restent inconnues. On l'a dit : le prix, le contenu de la boîte (Wiimote ou pas ? Combien de Wii U Gamepad ? Nintendo Land ou pas ?), pour commencer. Toutes les fonctionnalités de l'OS, aussi, ainsi que celles de la manette (le NFC a été annoncé, mais il ne semble pas utilisé pour le moment). Comme toujours également, un seul jeu peut lancer le succès et l'élan d'une machine. On imagine ainsi un véritable nouveau Pokémon, couplé à l'utilisation du NFC, qui ferait un ravage chez les plus jeunes joueurs. On se prend aussi à rêver d'un vrai Super Mario Bros. du calibre d'un Galaxy ou d'un 64, avec une myriade de bonnes idées utilisant le Wii U Game Pad.

Plus que jamais, on attend donc avec impatience de voir comment Nintendo compte affronter tous ces obstacles, et les annonces qu'il nous réserve pour le 13 Septembre. Mais au-delà de ce qui sortira de cet événement, Nintendo n'est pas seul, et la domination d'une génération sur l'autre peut vite basculer, elle aussi. Entre le 13 septembre et le début de l'année prochaine, la donne pourrait changer radicalement... les mois qui viennent, comme toute transition de génération, s'annoncent donc passionnants.