Avant toute chose, peut-être est-il important de rappeler de quoi on parle avec tout cela : de statistiques et de sondages. D'études. Et donc, d'échantillons. La qualité des données et celle des enseignements qu'on en tire sont évidemment étroitement liées. Mais personne ne dispose de statistiques complètes sur la population occidentale, et encore moins mondiale, pratiquant le jeu vidéo.

La fameuse statistique des 41% de joueuses en 2016 provient du rapport annuel de l'ESA, l'Entertainment Software Association, association nord-américaine focalisée sur ce marché. Pour obtenir cette statistique, leur méthode est simple : ils ont appelé au hasard des foyers américains pour collecter des données sur leur consommation du jeu vidéo. Leurs rapports ne précisent pas ce qu'ils comptent comme une personne qui joue. Est-ce qu'une partie de "Solitaire" l'année dernière compte ? On n'en sait rien. Ce qu'on sait en revanche, c'est que leur échantillon comprend beaucoup de pratiquants dits "casual" (puzzle games, social games) parmi ceux qu'ils qualifient d'utilisateurs les plus fréquents.

On marche encore sur des oeufs

Le sujet du genre dans le jeu vidéo, étroitement lié à celui de la diversité, et à la conception qu'ont les passionnés de leur loisir, est d'autant plus sensible depuis le gamer gate, et l'avènement des réseaux sociaux. Certains utilisent l'argument statistique pour tirer des conclusions hâtives - dans les deux sens.

Il y a ceux qui disent, par exemple, que comme il y a déjà peu ou prou la moitié des joueurs qui sont des joueuses, ça veut dire que courir après plus de diversité, ou de représentativité, ne sert à rien (newsflash : c'est faux, avec ou sans la crédibilité de la statistique).

Il y a ceux qui disent que la statistique est trompeuse (newsflash : c'est vrai), et qu'en fait, il n'y a que quelques pourcents de femmes parmi les "core gamers" (newsflash : c'est faux, tout du moins, très incomplet et discutable).

En vérité, l'absence de consensus concernant les statistiques sur le genre des pratiquants de jeu vidéo est assez étourdissante. Les éditeurs disposent de leurs propres statistiques, et parfois les publient. On a par exemple eu Bandai Namco, via Mark Religioso (Brand Manager sur Tekken), qui parle de 23% de femmes dans la fanbase du jeu de combat (tout en précisant que peu parmi elles jouent de manière compétitive).

Riot, les créateurs de League of Legends, disposent d'une fanbase autrement plus importante, mais dans un genre très spécifique (et hardcore) ; eux affirmaient il y a plus de 4 ans, que moins de 10% de leurs joueurs étaient des joueuses, un chiffre qui serait passé à plus de 30% ces trois dernières années si on en croit Newzoo (un autre acteur majeur de la recherche statistique). Electronic Arts a déjà parlé de 65% de femmes dans sa base de consommateurs jouant à la série des Sims. Et dans tout ça, bien entendu, on ne parle même pas des individus parmi les joueurs qui se sont identifiés comme non-binaires.

Il est donc évident que balancer une grosse stat globale avec tout mélangé, comme l'a fait jusqu'à présent l'ESA, n'a pas beaucoup de sens. D'ailleurs, dans leur plus récent rapport annuel, ils ont cessé de mettre cette statistique en avant.

Une affaire d'âge, plus que de genre ?

Dans ce fameux dernier rapport, fraîchement publié, l'ESA sépare joueurs et joueuses, et creuse un peu sur leur répartition en termes d'âge. Il en ressort que leur joueuse moyenne est plus âgée que leur joueur moyen : 37 ans contre 33. Pour autant, la proportion de femmes de plus de 18 ans est, dans leur échantillon, "considérablement supérieure" à celle des garçons de moins de 18 ans. Mais ces chiffres, quoi qu'intéressants, restent difficiles à prendre pour argent comptant pour les raisons citées plus haut.

Quantic Foundry, de son côté, dispose d'une base de données de plus de 270.000 pratiquants. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle très largement biaisée vers le jeu dit AAA (à dessein). Dans leur échantillon (touchant 191 pays), 18,5% se sont identifiés comme des joueuses, 80,4% comme joueurs (1.1% se sont identifiés comme "autre").

Et à vrai dire, le genre le plus important à considérer reste celui des jeux. Ci-dessous, selon leurs chiffres, on peut en effet constater que sans surprises, certains genres cités le sont presque à 70% par des joueuses, tandis que d'autres ne passent pas les 2%.


Source: Quantic Foundry

Notez bien que le graphique ci-dessus ne signifie PAS que 69% des joueuses jouent aux jeux Match-3 ; il signifie que parmi ceux ayant cité le Match-3 comme genre consommé, 69% s'étaient identifiés comme femmes.

Mais, là encore, il est facile d'en faire une interprétation injuste, du type de celles qui conforment un genre de jeu à un stéréotype normé. Par exemple "les filles n'aiment pas les FPS". C'est faux. Il serait en effet plus juste de dire : "les filles n'aiment pas les FPS disponibles autant que les garçons". Mais même cette affirmation est à relativiser.

En effet, il se trouve que l'âge des joueurs et joueuses détermine de bien plus importantes différences que leur genre. L'aspect compétitif, par exemple : si on peut dire qu'il semble plus important pour les hommes que pour les femmes (en termes de motivation), la variance statistique est deux fois plus importante entre catégories d'âges qu'entre catégories de genre.

Le delta séparant jeunes joueurs et vieux joueurs est deux fois plus important que celui séparant joueurs et joueuses. Le voici illustré dans le graphique ci-dessous :

Source: Quantic Foundry

En d'autres termes, l'âge des pratiquants est considérablement plus déterminant que leur genre dans les différences d'appréciation de certaines motivations. Il subsiste cependant un a priori franc chez beaucoup de personnes que les motivations des joueuses sont totalement différentes de celles des joueurs - ce que les données ne soutiennent pas. D'autant que d'autres éléments entrent en jeu : par exemple, beaucoup des genres de jeu plus rarement cités chez les joueuses tendent à proposer plus souvent des protagonistes masculins que féminins, de jouer en ligne avec des étrangers, ou bien intègrent un rythme de jeu en 3D qui suscite plus facilement la nausée chez les femmes que chez les hommes.

Les mêmes motivations, satisfaites différemment ?

En effet, contrairement à ce que bon nombre pensent, les femmes ne sont pas nécessairement moins motivées par l'action et le gore, par exemple. En revanche, la façon dont ces composantes sont utilisées ou présentées dans les jeux impacte femmes et hommes différemment dès lors qu'il s'agit de l'intérêt qu'ils ou elles leur portent.

Par exemple, il est plus courant pour les femmes de trouver les armes à feu ennuyeuses ; en tout cas bien plus que les coups de hache. Le problème ne vient pas de la violence en elle-même ; il vient du fait que les femmes ont plus souvent tendance à trouver les armes à feu moins imaginatives et/ou amusantes que d'autres outils lorsqu'il s'agit d'exprimer de la violence dans les jeux.

Pour revenir dans les exemples concrets, ce n'est pas un hasard si un jeu comme le Overwatch de Blizzard rassemble 2,3 fois plus de femmes (16%) que d'autres shooters traditionnels en ligne (7% en moyenne). La galerie de personnages est plus diverse, et les armes et pouvoirs plus originaux que dans un FPS ordinaire. De même, 54% des joueurs de Honour of Kings, le MOBA mobile de Tencent, sont des joueuses ; sur un support (mobile) et un marché (la Chine) différents.

En conclusion, il convient d'être prudent lorsqu'on affirme des choses au sujet des joueuses, de ce qu'elles aiment ou non, préfèrent ou non, par rapport aux joueurs. Les préjugés et stéréotypes nous éloignent de la vérité. S'il y a bien des différences entre joueurs et joueuses, celles-ci sont ainsi bien plus probablement liées à l'offre, qu'à la demande.