Pour ceux qui ne seraient pas déjà au courant, la Chine est à présent le premier marché mondial du jeu vidéo. 600 millions de joueurs y génèrent 26 milliards de dollars de revenus. Le plus gros jeu du moment, c'est Honor of Kings (Arena of Valor en France). 50 millions de joueurs chinois le lancent par jour sur leur téléphone mobile, en moyenne - 80 millions dans les grands jours. C'est un jeu Tencent, évidemment.

Un clone mobile de League of Legends (Riot Games, 2009), certes, mais quand on génère plus d'argent que l'original ($1,8 milliard annuels pour HoK contre 1,6 pour LoL), on peut bien se foutre des accusations de plagiat. Surtout que Tencent est... le propriétaire de Riot Games depuis 2015 (il détenait une position majoritaire dans le développeur californien depuis 2011).

Une pieuvre aux yeux tournés vers l'occident

C'est bien beau, cette domination chez les chinois, me direz-vous, mais en quoi ça nous intéresse, ici ? Evidemment, parce que Tencent n'est pas parti pour rester sagement dans les limites de sa propre patrie, comme l'illustre sa participation dans Riot Games. Les ramifications du groupe Tencent vont cependant déjà bien au-delà.

Ne rentrons même pas dans les détails de la miriade de compagnies possédées tout ou partie par Tencent en Chine sur le marché du jeu en ligne PC et mobile, et restons côté soleil couchant. En plus de Riot, Tencent possède 84,3% de Supercell (Clash of Clans, Clash Royale), qu'il s'est offert en Juin dernier pour la bagatelle de 8,6 milliards de dollars (les parts restantes appartenant aux employés du développeur finnois) ― plus que l'addition de ce que Disney a payé pour acquérir Marvel et Star Wars (4 milliards chacun). Tout ça reste dans son domaine de prédilection (jeu en ligne PC & Mobile) ? Certes, mais ça ne s'arrête toujours pas là. Tencent est actionnaire minoritaire d'Epic Games depuis 2012 à plus de 40%. Tencent possède environ 5% d'Activision Blizzard, dans lequel il a investi depuis 2013. Tencent possède 9% de Frontier Developments (Elite Dangerous, Rollercoaster Tycoon). Tencent possède 5% de l'éditeur suédois Paradox Interactive (Crusader Kings, Stellaris). Tencent a investi 20 millions de dollars dans Discord. En ça ne s'arrête pas là non plus, car si je faisais la liste de tous les autres sociétés moins connues, ou plus modestes, on y serait encore demain.

Le résumé de tout ça est simple : Tencent est le premier éditeur mondial de jeu vidéo - en plus d'être un géant d'internet possédant des intérêts dans pléthores d'autres industries numériques, de l'instant messaging aux réseaux sociaux et aux platformes de paiement, en passant par divers autres services. Si l'essentiel de son business reste centré sur la Chine, il n'ignore évidemment pas l'occident, y conduisant des investissement judicieux et stratégiques.

Une croissance occidentale discrète, mesurée et intelligente

Pendant qu'en bons français, nous nous fascinons pour l'affrontement entre les bretons d'Ubisoft et ceux de Vivendi, Tencent continue son petit bonhomme de chemin, plaçant ses pions sur toutes les bonnes cases. Loin de moi, cependant, l'idée de le présenter comme un prédateur ou un envahisseur dont il faudrait se méfier. Si ces dernières années devaient servir à évaluer la manière dont Tencent gère ses acquisitions occidentales, il faut au contraire reconnaître que le géant garde une position très en retrait, intervenant peu dans le contrôle et les décisions éditoriales de ses poulains étrangers ; et pourquoi donc ferait-il autrement ? A la différence d'autres géants qui cassent méthodiquement leurs nouveaux jouets, Tencent respecte ce qu'il achète ― pour l'instant tout du moins. Et c'est bien naturel : il n'achète quasiment que des sociétés gagnantes. Un seul de ses investissements a fait chou blanc pour l'instant, Fireforge Games (Ghostbusters).

Par ailleurs, Tencent est mieux placé que personne pour comprendre que les plates-formes communautaires (et donc les communautés) sont un atout important dans la conquète des joueurs, qu'ils soient chinois ou non. C'est sans doute la raison pour laquelle WeGame (ex-Tencent Games Platform), le Steam de Tencent, s'est récemment réorienté vers le seul jeu PC et déclare vouloir servir les joueurs de manière globale. Il a déjà plus d'utilisateurs que la plateforme de VALVe (200 millions contre 125). C'est peut-être, en d'autres termes, le seul concurrent potentiel sérieux qui pourrait faire de l'ombre à Steam à l'avenir.

C'est, à vrai dire, d'autant plus probable que les joueurs chinois consommant sur Steam y paient déjà leurs jeux via WeChat Pay ― la plate-forme de paiement de Tencent. Tencent a donc accès, avec une précision à la transaction près, aux chiffres de Steam en Chine. D'ici la fin de l'année, WeGame aura lancé plus de 170 jeux sur le marché chinois, parmi lesquels des titres occidentaux comme Stardew Valley, Rocket League, Portal Knight, Minecraft, ou Cities : Skylines. Tranquillement, Tencent apprend la manière occidentale de faire les choses, garde à l'oeil les grands acteurs qui sont déjà installés chez nous, et tout en se posant comme un cerbère de la porte pour quiconque espère conduire des affaires en Chine (c'est à dire toute l'industrie), signant des deals avec les plus gros éditeurs et développeurs occidentaux pour les distribuer, il continue de poser ses jalons chez nous.

Et demain ?

Il serait probablement naïf, cependant, de penser Tencent uniquement comme un géant tranquille et bienveillant. De notre point de vue, Tencent semble avancer prudemment... mais les gamers hardcore chinois ne manquent pas de ressentiment à son égard. Prenons le cas Rocket League récemment : lorsque Tencent l'a annoncé sur WeGame, les gamers chinois ont spammé la page du jeu sur Steam pour exprimer leur mécontentement.


Les gamers chinois défoncent Tencent sur la page Steam Chinoise de Rocket League après son retrait au bénéfice du géant et de sa plate-forme WeGame.

Mis en cause, le passage à un modèle aggressif de free to play, et le verrou régional du jeu. Apparemment, dans la communauté gamer chinoise, il n'est pas rare de lire des commentaires négatifs du genre : "Tencent essaiera d'avoir tous les jeux, s'ils ne peuvent pas l'avoir, il le copieront, s'il ne peuvent pas le copier, ils achèteront la société". Ce n'est certainement pas le cas Riot Games qui montrera le contraire... On ne saura probablement pas de si tôt quel est véritablement le fond de la pensée de Riot face à Honor of Kings, lequel pompe leurs designs tout en représentant un sérieux frein à la croissance de League of Legends en Chine, mais je doute qu'il soit bienveillant.

Il faut aussi rappeler que le gouvernement Chinois, en imposant ses restrictions féroces sur le monde numérique et internet, sa censure draconienne des contenus, représente une influence majeure sur toutes ces dynamiques, expliquant deux éléments d'importance : pourquoi Tencent a tout intérêt à se développer en occident, libre des contraintes chinoises, et pourquoi l'occident ne pourra jamais concurrencer Tencent chez lui, tant que le régime chinois restera aussi susceptible d'imposer des censures sur certains titres ou certaines plates-formes.

Les lancements occidentaux de Honor of Kings (sous le nom Arena of Valor, or donc) marquent également une étape supplémentaire ― tester le succès chinois en occident revêt un intérêt stratégique évident pour Tencent.

Tout ça pour dire que lorsqu'il s'agit de prévoir l'évolution globale de l'industrie pour les années à venir, aux côtés des acteurs occidentaux non-traditionnels et de nouveaux modèles, il y a des forces régulièrement sous-estimées chez nous (voire purement et simplement ignorées), qui pourraient pourtant se montrer considérablement plus influentes que celles qui nous sont familières. Nous ne sommes pas à l'abri de certaines surprises dans la redistribution des cartes...