Cette interview a été initialement publiée le 31 juillet


Gameblog : Tout va bien, pas de trop pression à quelques semaines de la sortie ?

Jonathan Jacques-Belletête : Oui, il y a encore des petits changements qu'on opère, plein de trucs qui ont été améliorés... On ne termine pas un jeu une semaine avant sa sortie, c'est impossible. Les dernières petites retouches recouvrent un peu tous les éléments. Un jeu de cette envergure, c'est jusqu'à la dernière seconde. Le visuel, c'est la première chose qu'on verrouille vraiment. Si je me réveillais demain matin et que j'avais un éclair de génie, David Anfossi (ndlr : à la tête d'Eidos Montréal) me dirait d'aller me recoucher. Mais ça va.

Gameblog : Quelles ont été principales difficultés durant le développement ?

JJ-B : Développer une nouvelle technologie, ce n'est jamais facile. Après ça, c'est normal, j'ai vécu ça sur plein de projets. Je dis que c'est normal mais est-ce que ça devrait être normal tout le temps ? Non. Il faudrait que l'industrie trouve un jour un moyen de rendre ces transitions plus faciles. Mais non, chaque fois qu'on change de consoles, il faut repenser le moteur et c'est toujours compliqué, jamais rapide, jamais sans embûches.

Fleur Marty : Pour les équipes de production, c'est toujours plus simple d'être sur un moteur qui a déjà servi sur plusieurs jeux... Développer un jeu en même temps qu'on développe une technologie, c'est un gros challenge. L'avantage c'est que Human Revolution avait appris aux équipes ce que c'était que de faire un Deus Ex.

JJ-B : Mais toi, on t'a demandé de faire quelque chose de nouveau (rires), c'est un autre type d'embûche. On ne te demande pas de te débarrasser de tout.

FM : (rires) Oui, c'est vrai. Ça a été un beau challenge, en moins de temps que la Core Team, avec moins de monde.

GB : Justement, comment est née l'idée de Breach ?

FM : Quand j'ai monté l'équipe, on savait qu'on voulait travailler sur un contenu additionnel, avec le jeu principal, pour les joueurs. On s'orientait sur des challenge maps très classiques, reprenant des environnements existants du jeu. Et puis on s'est vite ennuyés. On a pris les mécaniques principales de Mankind Divided, on a mis ça dans des environnements abstraits et on a commencé à se tirer la bourre sur les scores, à aller voir les level designers en leur disant qu'on avait fini leur carte super vite. On s'est amusé avec ça et on a réalisé que ça valait la peine d'en faire quelque chose. Ça a été à la fois itératif et naturel. On n'avait pas spécialement de mandat pour partir sur du multijoueur. On a exploré.

GB : Vous avez envisagé du multijoueur plus classique, orienté action ?

FM : Pas vraiment. Je ne dis pas qu'il n'y en aura jamais pour un futur Deus Ex mais je trouve que ça n'a pas beaucoup de sens. Je ne crois pas aux multijoueurs rajoutés à des jeux proposant un solo très fort. Je ne pense pas qu'un fan de Deus Ex ait envie de PvP. Après, si on une super idée qui vaut la peine d'être exploitée, pourquoi pas.

GB : La connexion sera obligatoire pour Breach ?

FM : Oui, uniquement pour Breach. C'est l'essence du jeu. On l'embrasse complètement. surtout, aussi, tout ce qui est algorithmes et calculs de scores, c'est côté serveurs que ça se passe. On essaye d'éviter de se faire cheater le jeu dès le premier jour.

GB : Il y a un lien scénaristique entre le jeu principal et Breach ?

FM : Le Palisade que tu infiltres dans Breach, c'est un bâtiment que tu vois dans Mankind Divided, physiquement, dans Prague.

JJ-B : Et puis au niveau méta, les environnements dans lesquels tu entres dans Breach, c'est ce que les hackers de l'univers Deus Ex voient. Maintenant, es-ce qu'il va y en avoir des bribes à droite à gauche dans Mankind Divided, en gameplay ou à travers des messsages...

FM : Il n'y aura pas de répercussions d'un jeu sur l'autre, en dehors des booster packs à trouver dans Mankind Divided. Après, les conspirations que tu vas découvrir en jouant à Breach, les corporations que tu infiltres, ça passe en même temps que Mankind Divided.

JJ-B : En jouant aux deux, tu réaliseras que c'est très homogène.

GB : Pour revenir à Mankind Divided et à la technique : le fait qu'on sache que des supports plus puissants soient en route les embête-t-il tout autant que le passage à la génération PS4/Xbox One ?

JJ-B : Non, ça fait partie du même engrenage, en fait. Personnellement, en tant que joueur, je trouve qu'il y a un truc intriguant avec cette nouvelle philosophie, un peu comme un téléphone cellulaire, d'upgrader. Bon on pourrait aussi parler de l'impact environnemental, économique... Mais il y a un truc intéressant. Je suis très curieux de voir ce que ça va changer, où cela va nous emmener, joueurs comme développeurs - étant donné que je suis les deux. Cela dit, en tant que directeur artistique exécutif, je n'y suis pas encore. Mais ça va arriver à un moment donné. Il n'a pas l'air réfractaire, en tout cas, et reste très attentif. Mais comme il l'ajoute : Il ne faudra pas que les constructeurs se tirent une balle dans le pied.

GB : Après plusieurs heures de jeu, on note que la direction artistique a quelque peu changé. On s'éloigne des tonalités de Human Revolution, très Renaissance, avec des teintes automnales, pour aller vers du gris, un rendu plus dur. Comment avez-vous réfléchi l'approche pour cet épisode, qui aurait tendance à se rapprocher du premier sorti en 2000 ?

JJ-B : C'est drôle parce que le rapprochement avec le tout premier, c'est par pure inadvertance. On est juste deux ans après Human Revolution et plus de 30 ans avant Deus Ex qui a lieu en 2052. En termes visuels, la transition ne commencerait pas en 2029, pour moi. Cela dit, tu as parfaitement raison de dire qu'il y a un rapprochement. C'est un peu par hasard. La vraie réflexion derrière tout ça, c'est que, clairement, cette époque pleine de naïveté, l'âge d'or, tout ce rapport à la Renaissance et la découverte des bienfaits du transhumanisme, c'est terminé, avec l'analogie du mythe d'Icare qu'on avait établi - Icare qui se fait "augmenter", pousser des ailes, et son père, Dédale, qui lui dit d'y aller mollo, de pas trop s'amuser, parce que s'il s'approche trop près du soleil, ses augmentations vont cramer et il va tomber.

Là, on n'est plus dans la naïveté, peut-être davantage dans la lucidité des dangers possibles, avec des millions de personnes qui sont mortes à cause des augmentations. Et il y a toujours des gens dans l'ombre qui veulent profiter de ces événements-là. Pour nous, ça représentait un retour à l'Age Sombre. On revient au séparatisme, au protectionnisme, à des besoins de se renforcer. Du coup, on abandonne le Black & Gold, le noir et or qui représentait un peu le Baroque, la post-Renaissance pour un côté médiéval. Les fortifications reviennent, la désaturation, le bleu, le gris, le brun aussi. Les colorants vestimentaires étaient aussi moins présents durant la période médiévale.

Il y a plein de raisons thématiques là-dedans. Architecturalement, on revient au brutalisme, avec ce côté fortification qui traduit une certaine paranoïa. Le fait de passer du temps à Prague, qui est une ville médiévale, n'est pas anodin. Tout est donc dû à une question de choix dans les thèmes et ce sont eux qui font qu'on peut voir, "par la bande" comme on dit par chez nous, c'est vrai, un lien visuel avec le premier épisode.

GB : Les thèmes, on sent que vous êtes très influencés par l'actualité.

JJ-B : On l'est depuis le début ! C'est juste qu'avec Human Revolution on a dû faire des recherches au niveau du transhumanisme. C'était quelque chose de moins présent dans les médias de masse qu'aujourd'hui. On parlait déjà de ségrégation dans Human Revolution, mais ce n'était pas l'élément central. Quant à la crise humanitaire que nous traversons... Je pense que Deus Ex se base vraiment sur la nature humaine, la société, la politique... C'est un cycle qui se répète en permanence. Quelle que soit l'époque, le siècle, le contexte, on revient à ces situations qui sont moches, désolantes.

FM : C'est fou parce que quand on parle avec notre directrice narrative, Mary DeMarle, elle nous rappelle que lorsque l'écriture de l'histoire de Mankind Divided a débuté, contrairement à Human Revolution qui s'appuyait surtout sur des recherches, il était question d'imaginer la suite d'un univers. Et c'est flippant de voir à quel point Mankind Divided et le monde d'aujourd'hui sont connectés. Alors qu'il s'agissait au départ d'une projection d'un monde...

GB : En parlant de design, quel effet ça te fait de voir des prothèses en partenariat avec Open Bionics qui utilisent tes créations pour Adam Jensen ?

JJ-B : C'est très spécial, je ne l'aurais pas imaginé au moment de commencer à travailler sur la licence. On a dû acheter et éplucher tous les livres disponibles sur la cybernétique et le transhumanisme à l'époque. On a consulté des spécialistes. On savait qu'on ne racontait pas n'importe quoi. Mais qu'on collerait à ce point à certaines avancées et d'en faire un partenariat avec des vrais développements cybernétiques.

Quand la connexion avec Open Bionics s'est faite, c'était assez surréaliste. D'autant plus parce que c'est le bras d'Adam, que parce qu'on y est technologiquement. On est capables de faire ces choses-là. Il y a un côté un peu "parrain"...

Gameblog : Concernant la réalité virtuelle, nous en avions parlé avec André Vu il y a quelques semaines. Il avait évoqué une tentative pas très concluante pour le jeu complet...

JJ-B : Ce qu'on a fait, on l'a fait avec Thief aussi à l'époque. On le savait au moment où on l'a essayé : ce n'est pas la façon de procéder pour un jeu de réalité virtuelle - lancer le jeu tel quel sans rien changer. Mais il y avait une espèce de curiosité morbide. Le matériel était là, il fallait le faire. Dans les premières lignes dans les documentations développeurs d'Oculus, du PS VR ou du HTC Vive : la réalité virtuelle ne convient pas pour faire un pas directement dans le jeu. Mais on a voulu voir. Ce n'était pas adapté pour.

Cela dit, il y a l'outil benchmark qui sera proposé sur PC, qui permet de se plonger dans quelques environnements comme il faut. Même s'il n'y a pas de gameplay - en même temps, on n'allait pas donner le jeu avec le benchmark un mois avant qu'il sorte. C'est un musée, en quelque sorte, et on a fait ce qu'il fallait pour que ça fonctionne. Comme n'importe quel studio, on a du matériel de réalité virtuelle. Est-ce qu'on fait un truc avec ? Je ne peux pas en parler. Je n'en ai peut-être même aucune idée. Mais, aujourd'hui, un studio de notre envergure qui te dit qu'il n'a pas de kit ou qu'il n'a jamais joué avec, il te ment, il te raconte des conneries, c'est sûr et certain.

Gameblog : System Shock, autre série derrière laquelle on trouve Warren Spector, a une belle actualité ces derniers temps avec un reboot et une remasterisation. Vous songez, vous aussi à retaper le tout premier Deus Ex, vieux de 16 ans ?

JJ-B : Je te dirais qu'on a parlé de ça sur des coins de tables. Dès qu'on a vu qu'on commençait à maîtriser la franchise. Ce sont des conversations que je qualifierais de naturelles, entre développeurs et fans. Pour l'instant il n'y a aucun plan. On a les bras chargés en ce moment, avec des choses très intéressantes. Mais comme toi tu as fait quelques connexions dans ta tête, nous aussi on s'est déjà dit qu'on pourrait tenter quelque chose avec notre technologie... On est un peu comme des gamins quand on s'amuse à discuter de ça au studio.


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