Au sortir de l'E3 2012, beaucoup de gens en ont rejoint d'autres, déjà de cet avis les années précédentes, pour faire le même constat : édition après édition, les projets rafraîchissants, novateurs, les nouvelles licences, semblent de plus en plus rares. On se tape shooter après shooter, et la violence reste omni-présente dans le jeu vidéo.

De ce dernier point en particulier, se nourrit une tendance lourde dans le jeu d'aujourd'hui, même si elle ne date pas d'hier. Les designers, poussés également par les marketeux, veulent en faire toujours plus. Plus de sang, plus d'explosions, plus de rodéos d'action et plus de claques dans la face. Seulement voilà : année après année, alors qu'autrefois un rien suffisait à déclencher les réactions, le public, professionnel ou non, semble de plus en plus difficilement conquis par une nouvelle séquence d'action et/ou de violence. Instinctivement, il semble que beaucoup s'expliquent ce mécanisme comme celui de l'accoutumance : il faut donc des doses plus fortes pour obtenir un même résultat. Alors on améliore les graphismes, on renforce le son, et on rajoute du sang ou élabore des situations toujours plus spectaculaires pour faire réagir le public et lui arracher les émotions qu'on recherche (qui sont les mêmes qu'avant, ce qui mériterait un débat en soi, mais ce n'est pas celui qui m'intéresse aujourd'hui).

Malheureusement, faire toujours plus n'est que le secret de l'échec programmé. La recette d'une expérience qui ne marquera pas - ou plus - les mémoires. Si on veut établir un souvenir durable, une émotion forte autour d'un événement virtuel dans un jeu vidéo, qu'il s'agisse d'ailleurs de violence ou d'autre chose, l'important n'est pas l'événement en lui-même, mais ce qu'il y a autour. L'important, c'est le contraste. Le rythme. Le différentiel normé qu'il y a entre l'état émotionnel précédent l'événement, et celui déclenché par l'événement lui-même.

De l'importance de la comparaison (par le vide)

Beaucoup de créateurs, de psychologues, d'auteurs, d'économistes comportementaux l'ont compris depuis longtemps. Hitchcock disait "Il n'y a pas de terreur dans le coup de fusil, seulement dans son anticipation". C'est une manière de le dire ; l'important n'est pas l'événement, mais ce qui y conduit. Ou plutôt, ce qu'il y a autour, qui s'y compare ; pour transposer cette situation dans un cas tout à fait différent, très concret, mais qui procède du même mécanisme, lorsque dans une vitrine de caviste, il y a trois bouteilles dont une à 10 euros, une à 20 euros, et une à 30 euros, la majeure partie des acheteurs aura tendance à opter pour celle à 20 euros. Mais lorsqu'il y a une quatrième bouteille outrageusement plus chère que ces trois autres, disons 60 euros, soudainement, il devient plus difficile de percevoir la différence entre les trois premières bouteilles, et celle à 30 euros parait finalement plus méritante. Ainsi fonctionne, en partie, le processus décisionnel ; par comparaisons (et non par évaluation). Et il en va de même pour une bonne partie des comportements humains, qu'il s'agisse du choix d'une bouteille de vin, ou des réactions à un événement particulier, que l'on parle d'une explosion spectaculaire dans un jeu vidéo ou d'autre chose. Plus nous sommes exposés à un événement, plus il paraît courant, probable, et ordinaire. Même s'il ne l'est statistiquement pas. Typiquement, les gens surestiment grandement le nombre de morts causées par les tornades chaque année aux Etats-Unis et sous-estiment grandement celles dues à l'asthme ; c'est parce qu'ils entendent parler et voient bien plus souvent des tornades à la télé que des gens qui meurent d'une crise d'asthme. Mais nous nous éloignons un peu*.

Pour revenir au jeu vidéo, la nécessité que force un E3 sur les designers, à impressionner en quelques minutes, à laisser une marque forte, les pousse sans aucun doute à l'erreur : faire toujours plus en toujours aussi peu de temps. Et bien sûr, si tous les designers font ça, alors ce qu'ils montrent ne sort plus du lot. Ce sont bien les interstices, les moments de vide, qui donnent le relief nécessaire à ce qui les sépare, qu'on compare deux moments dans un jeu ou deux présentations à un E3. Sans ces vides, la violence, ou tout autre émotion d'ailleurs, n'est rien. C'est la comparaison entre le vide et l'événement, qui donne son intensité à ce dernier, de la même manière pourrait-on dire, que la souffrance donne sa valeur au bien-être.

Seulement dans le jeu vidéo, on a une sainte horreur du vide. On l'assimile à l'ennui. Pour tous ceux qui ont aimé profondément Shadow of the Colossus, le vide des plaines traversées entre chaque Colosse illustre pourtant ce rôle fondamental du vide. Le dosage de ce vide était peut-être imparfait, mais il n'en demeurait pas moins pleinement constitutif de l'anticipation de la découverte d'un nouvel adversaire géant, du calme avant une nouvelle tempête. Ce n'est évidemment pas le seul exemple, on pourrait aussi citer le trekking en montagne aux côtés de Shenhua à la fin de Shenmue II, l'échelle interminable de Metal Gear Solid 3, la séquence aux côtés de la copine de Jackie dans The Darkness, ou encore les passages dans les nuages avec pour seule activité des bouquins à lire dans Braid.

Le contraste, donc, est essentiel, et c'est aussi pourquoi la présentation de Watch Dogs chez Ubisoft a tant marqué. Bien sûr, c'était visuellement au-dessus du lot (encore une affaire de comparaison), mais surtout, il y a eu une longue période de pas grand chose, avec un type en imperméable marchant dans les rues puis dans une boîte de nuit, une discussion, encore un peu de pas grand chose, trois coups de matraque pour sortir de la boîte, encore quelques pas dans la rue sous la pluie, avant un court moment d'action intense sous la forme d'un carambolage et d'une fusillade de quelques balles. Au final, on aura passé beaucoup plus de temps à suivre le type en trenchcoat en train de marcher, papoter, ou ne rien faire de très spectaculaire, qu'à le voir tirer des coups de feu. Et ces quelques coups de feu, bien moins nombreux que les tirs dans la démo de Dead Space 3 par exemple, auront eu un impact d'autant plus fort qu'il n'étaient pas la seule chose qu'on a vue.

Tout ça pour dire qu'il est fondamental que d'une part, l'E3 laisse plus de place au rythme et au contraste, autant dans les catalogues de jeux présentés que dans les présentations elles-mêmes, et que d'autre part, les game designers pensent avec autant d'attention aux moments de vide qu'aux moments de plein dans les aventures qu'ils nous proposent. N'ayez pas peur du vide, n'ayez pas peur du rien. Cessez de chasser la chimère du toujours à fond, l'intensité d'une séquence ne se mesure pas au nombre d'explosions et de tirs qu'on peut y caser, mais à l'anticipation qui les précédera ou au calme qui les séparera. Et la durabilité du souvenir de toute émotion ainsi provoquée n'en sera que meilleure.

* si cela vous intéresse de continuer à vous éloigner un peu du sujet jeu vidéo pour plonger plus profondément dans les mécanismes cognitifs humains qui nous conduisent chaque jour à commettre de nombreuses erreurs dans notre processus décisionnel, et notre perception de la réalité, je ne saurais trop vous conseiller de vous intéresser aux travaux du psychologue Dan Gilbert sur le sujet. Vous pouvez par exemple commencer à regarder cette vidéo sur les "attentes erronées".