Avant de nous lancer, dès la semaine prochaine, dans l'anti-thèse du détail qu'est l'E3, au cours duquel la logorrhée de trailers, d'images, d'annonces, et d'impressions souvent fugaces de nombreux jeux ne laisse que peu de place à l'observation à la loupe de ce qu'on y voit, je me suis dit que j'allais revenir sur l'importance des détails de cohérence dans le game design.

Car il en va de même pour cette discipline que pour tout autre "design", à commencer par le design industriel. Récemment, Phil Fish, le créateur de Fez, louait la philosophie du designer allemand Dieter Rams lors de la convention Nordic Game à Malmö, en Suède. Pour résumer grossièrement, Rams fut un promoteur de plusieurs principes essentiels du "bon design", aboutissant à dix règles. Parmi elles, on trouve en particulier que le bon design "est discret", "conçoit chaque détail avec une précision exhaustive", et "fournit à chaque produit une utilité". Si on les réunit, c'est à peu près ce qui donne ce que j'appelais les "détails de cohérence". Prenons quelques exemples appliqués au jeu vidéo.

Dans Fez, puisque nous parlions de son créateur, tous les mécanismes que Gomez actionne sont rotatifs : des valves, des pivots divers, tous sont cohérents avec l'action principale que le game design exige du joueur : faire pivoter le décor. Dans une autre série récemment élargie d'un troisième épisode, on retrouve aussi une cohérence dans certains détails : Max Payne. En effet, le héros doit gober des antalgiques pour espérer survivre. Il renforce donc ainsi sa propre dépendance tout en suggérant qu'il ne peut pas survivre sans ses drogues : gameplay et histoire s'entretiennent ainsi l'un l'autre, tout en plaçant le joueur au coeur de cette mécanique à la fois narrative et ludique. On pourrait aussi citer, dans une moindre mesure, la couleur dans les noms des butins et ceux des mobs dans Diablo III : le violet indique un objet magique, et un mob élite, tandis que le jaune n'est utilisé que pour les butins rares et les mobs "nommés", c'est à dire uniques. La gradation chromatique est cohérente dans deux aspects centraux du jeu. Dans Journey, ce qui vit et est inoffensif est en étoffe, qu'il s'agisse du personnage du joueur, des créatures ou des plantes qu'il rencontre. Et tout contact avec de l'étoffe "recharge" sa capacité à planer. Il sait donc ce qu'il peut toucher, car il doit toucher pour planer, et en sus, cela participe à la description silencieuse de l'univers. Dans Braid, l'histoire évoque la linéarité du temps, celle qui met sur un pied d'égalité le choix de vie entrepris et le renoncement à toutes les autres possibilités que ce choix "tue". Or la mécanique centrale du gameplay, c'est précisément la possibilité de revenir dans le temps pour choisir un chemin différent, un autre présent, et par conséquent un autre avenir. Et pour donner un contre exemple, parlons de Sonic, qui promeut la traversée à toute vitesse de ses niveaux, mais pousse aussi le joueur à collecter des anneaux ; comme dans tous les jeux de plate-forme de l'époque, on a donc envie de tout ramasser, ce qui est contradictoire avec le plaisir induit par la vitesse à laquelle on franchit le panneau signalant la fin du niveau.

Bien entendu, ce genre de "détails de cohérence" est souvent ce qui sépare un jeu relativement classique d'un autre, qui sera pensé plus profondément. Ce sont ces détails qui rendent le tout logique, et permettent à nombre d'excellents jeux de faire comprendre au joueur, souvent inconsciemment, les règles de l'environnement dans lequel il se trouve, des mécaniques qu'il doit domestiquer, ou des raisons pour lesquelles l'histoire qui se déroule devant ses yeux suit tel chemin plutôt qu'un autre. A l'inverse, l'absence de détails de cohérence peut gêner, voire briser l'immersion, en tout cas indiquer un déficit de design dans un ou plusieurs aspects d'un jeu.

Et je crois qu'un jeu ne peut probablement réussir à se faire une place parmi les meilleures oeuvres que lorsqu'il n'a rien laissé au hasard, et qu'il a pris soin de tisser des liens cohérents entre son game design, son monde, son histoire, ses personnages. Plus ces liens sont nombreux, plus on gagne en efficacité. Plus ils sont subtils, et plus l'immersion du joueur sera à la fois fine et forte. Plus ils sont multidimentionnels, et plus l'ensemble s'approche d'une forme de perfection.

N.B. : Les éditos feront une petite pause pour cause d'E3. Mais gageons que malgré la frénésie de l'événement, celui-ci inspirera probablement le (ou les) prochain(s) !