Une question de valeur, et non de prix

Bientôt, les gros AAA que nous aimons et qui méritent aujourd'hui 60 de nos euros chèrement gagnés pour rejoindre notre ludothèque du bon goût pourraient bien baisser de prix.

Alors que tout le monde s'alarme en disant que d'une part, le jeu vidéo, c'est trop cher (ce qui n'est que partiellement vrai, ou, disons, plus conjoncturel que propre au jeu vidéo lui-même), et d'autre part qu'avec la dynamique des coûts explosant un peu plus à chaque génération de machines, on n'est pas prêts de jouer pour moins cher, je pense moi qu'on se trompe de débat et de perspective.

En réalité, et pour que je puisse vous expliquer mon raisonnement sans m'empêtrer trop, considérons d'abord l'équation suivante :

Valeur = Prix / (Progrès du média x Attentes du Public)

En d'autres termes, en 1992, un jeu comme Joypack Joyride, s'il était sorti sur Super Nintendo, aurait été une cartouche plein pot à 69 euros (ou plutôt, 459 francs). Et on l'aurait sans doute très bien noté, vu la qualité de sa réalisation et le fun de son principe, aisément adaptable à un contrôle au bouton plutôt qu'au tactile. Aujourd'hui, il en vaut 0,79. Pourquoi ? D'abord parce qu'Apple force cette tarification, d'un certain point de vue, même si elle tue la rentabilité de beaucoup de projets, mais aussi parce que les progrès technologiques, comme de game design, et les attentes du public à l'égard du jeu vidéo ont été décuplés au fil des années. Pourtant, pas mal de gamers sont encore en mesure de s'éclater sur des jeux de cette époque, voire les considèrent comme supérieurs à leurs équivalents actuels, arguant sous forme de semi-plaisanterie que "c'était mieux avant" ; et au-delà de l'exemple de ce petit jeu d'action, on trouve aussi des expériences beaucoup plus complexes, type RPG, etc. qui illustrent encore mieux l'évolution de la valeur de ce genre de jeux (la série des Zenonia par exemple) aux yeux du public.

Or, au-delà du prix des jeux que nous achetons, nous devrions considérer leur valeur, car ce n'est pas synonyme. Si aujourd'hui, les animations d'un Uncharted, le monde ouvert d'un Red Dead Redemption, la créativité du monde d'un BioShock Infinite ou encore le gameplay exquis de précision d'un Batman Arkham City méritent nos 60 euros, il semble acquis que dans 15 ans, ce ne sera plus le cas. Ils seront probablement disponibles, ou des équivalents peut-être encore plus léchés et fouillés, à des prix dérisoires, voire gratuitement (ou plutôt en freemium), car ce qui constitue aujourd'hui leur qualité sera d'autant plus répandu et commun demain. Pas nécessairement sur smartphones ou tablettes, bien sûr, mais sans doute via la dématérialisation, le web, sur presque toutes les machines capables de proposer du jeu sous forme de service et non de produit.

Dès lors, la question est celle de la variable "Attentes du Public". La seule sur laquelle chaque joueur, individuellement, dispose d'une réelle influence, immédiate et entière, dans la mesure ou chacun peut prendre le temps de la réflexion et se demander s'il ne peut pas s'amuser tout autant, voire plus, sur d'autres choses que celles qu'on lui met sous le nez. Jusqu'à quel degré de profondeur du gameplay, quel degré de richesse visuelle, quelle précision de physique, pouvons-nous aller ? Le fun d'un jeu dépendra-t-il demain de ceux-ci autant qu'aujourd'hui ?

Jeu partout = valeur en baisse

Comme Ted Price (PDG d'Insomniac Games) le suggérait lors de son intéressante Keynote du Game::Business::Law 2012, il semble acquis que le jeu s'introduira demain dans presque dans tout ce que nous consommons et faisons, et que la frontière entre le monde du jeu et le monde réel continuera à s'atténuer. C'est à dire que certaines mécaniques ludiques qui étaient hier cantonnées aux jeux eux-mêmes (vidéo, de table, de cartes à collectionner, ou autre) se répandront un peu partout à des degrés divers. Qu'il s'agisse de Facebook, d'iOS, ou de la Playbox 420, certains principes restent immuables : une fois que tout le monde a capté et reproduit un concept ludique qui fonctionne, si on veut vendre plus cher pour marger plus, il faut ajouter quelque chose, offrir plus, pour se distinguer. Cela vaut autant sur le segment des jeux à 60 euros que sur celui des jeux à 0,79 euros. Sauf qu'il est beaucoup plus facile d'apporter quelque chose de nouveau ou de supplémentaire sur le second que sur le premier secteur. En effet, les jeux à 0,79 euros ont encore beaucoup de marge de progression en termes de complexité et de richesse ludique, simplement en copiant, à moindre frais, ce qu'ont inauguré, puis raffiné, les jeux à 60 euros. Tandis que ces derniers sont (encore) tributaires des hardware, de la technologie, des créateurs, et surtout d'un modèle économique particulièrement malmené par les évolutions actuelles du média.

Lorsque ce qui était cher à incorporer hier, se démocratise et voit son coût baisser aujourd'hui, le public intègre son existence comme un acquis parmi leurs attentes, et lui attribue une valeur moindre. Par exemple, on n'imagine plus un FPS contemporain sans mode multijoueurs (même si chacun peut comprendre qu'en développer un, ce n'est pas gratuit). Mais la nécessité de progrès, d'innovation, reste, bien entendu. Il faut toujours trouver des moyens de se différencier, d'apporter plus, pour moins cher, ou pour le même prix, et le fossé qui sépare encore aujourd'hui les jeux AAA des "copies" de jeux AAA d'hier se réduit. Plus les jeux font des progrès visuellement, en termes de physique, d'IA, raffinent leurs concepts, plus il est difficile de continuer à progresser suivant les mêmes méthodes. Cela coûte plus cher, pour un progrès dont la valeur absolue diminue. Il y a donc lieu de penser que petit à petit, la valeur effective des progrès, aux yeux de joueurs de plus en plus courtisés de toutes parts, est susceptible d'être moins apparente pour ceux-ci alors que leur coût pour les designers qui les inventeront et les implémenteront est susceptible, lui, d'augmenter. C'est comme les performances sportives : à très haut niveau, le moindre centième coûte très cher en entraînement, en implication (en dopage). La conséquence est simple : il ne sera bientôt plus "rentable" d'investir comme hier pour des progrès qui ne feront plus suffisamment de différence aux yeux de ceux à qui ils s'adressent.

Deux possibilités

Soit les jeux AAA parviennent à tenir la distance par rapport aux autres pour justifier leur prix, soit leur prix baisse.

Evidemment, nous avons le droit de croire en la capacité des Game Designers de AAA de trouver des moyens et des idées de conserver leur capacité d'innovation et d'avancée - et donc de quoi justifier le prix de ces jeux. Mais j'avoue qu'au train où vont les choses, qu'à la vitesse à laquelle la moindre idée est reproduite, voire améliorée, parfois pour moins cher, qu'à la force avec laquelle les pays émergeants et en particulier l'Inde (qui deviendra avec la Chine ou le Brésil un marché incontournable) préfigurent de la manière dont les jeux seront consommés demain, le défi n'est pas prêt d'être plus facile à relever.