Le souci de sa propre image, voilà l'incorrigible immaturité de l'homme.
- Milan Kundera

Pendant des années, le jeu vidéo n'a pas été considéré comme un média, ou une part de la culture matures (il ne l'est même pas tout à fait aujourd'hui). Alors que la moyenne d'âge du joueur actuel est bien plus proche qu'on ne le croit des 30 ans que des 10, et que ce sont des milliards de dollars qui font aujourd'hui du jeu vidéo une industrie très (trop) importante, n'importe quel observateur un tant soit peu sérieux sait que le jeu vidéo est déjà arrivé à maturité sur bien des aspects. Pourtant, une question revient souvent : que sont vraiment les jeux vidéo "matures" ? Si on en croit le PEGI, et les autres organismes de classification mondiaux, ce sont les titres qui parlent de drogue, de violence, ou de sexe. Mais entre vous et moi : on sait très bien que la maturité à laquelle il nous arrive si souvent de rêver, ce n'est pas tout à fait celle-là. Alors mettons un peu notre casquette d'intello-gauchisant 5 minutes, et intéressons-nous d'un peu plus près à cette question.

Faut-il être mature pour parler de [thème mature], ou parler de [thème mature] pour être mature ?

Comme je l'ai déjà écrit au détour d'une news sur Ken Levine et BioShock Infinite, j'ai une question fétiche qui revient souvent en interview : "le jeu vidéo doit-il devenir plus mature pour parler de sexe, ou doit-il parler de sexe pour devenir plus mature ?". Ouais. Une bonne question de salopard pour faire fumer des neurones et avoir l'air malin devant l'interviewé (ou lourd, c'est selon), puisqu'il semble assez évident que "ni l'un ni l'autre" ou bien "les deux". Néanmoins, moi qui ne suis plus guère un enfant (même si j'aime toujours me comporter comme tel), j'aspire comme bon nombre de mes amis joueurs invétérés, à une avancée des thèmes soulevés par les jeux vidéo, ou même, seulement, à une avancée dans leur manière de les traiter. Parce que si on se contentait de considérer qu'un jeu mature (i.e. pour adultes avec un cerveau normalement développé, ou plus ironiquement qui offre assez de matière à quelqu'un de mature pour qu'il s'en rende compte et l'apprécie), c'est un jeu avec du sang, du cul, du crime, etc., on serait satisfaits depuis longtemps.

Non : comme l'avancent, chacun à leur manière, des créateurs comme Jenova Chen, David Cage, Ken Levine ou encore Peter Molyneux, on a encore du chemin à faire pour pousser les choses un peu plus vers la subtilité, ou vers des émotions moins souvent abordées dans le jeu (d'autant plus que le spectre des émotions humaines semble infini). Peter Molyneux, d'ailleurs, qui fut l'un de ceux qui ont fait les frais de la fameuse question ci-dessus, expliquait dans notre interview que "historiquement, pour une majorité de jeux, il s'agit de mort, de destruction, de tuer, d'horreur, de zombies... ils parlent de ça, et se préoccupent avant tout de vous amener d'une scène d'action à la suivante". Entendons-nous bien, hein : je n'ai pas envie que tous les jeux deviennent "intellos" et qu'on nous prive de tuer des tas de trucs, oh ça non ! Mais j'avoue que quand je tombe nez-à-nez, dans un jeu cadrant parfaitement avec la description de Peter, sur une scène inattendue et brillante de narration mature, comme celle de The Darkness où la copine du héros incarné par le joueur se penche petit à petit sur ses genoux pour s'endormir devant une émission de télé quand il reste sur le canapé un certain temps, je jubile. C'est inhabituel, c'est malin, c'est frais, et c'est ce que j'appelle mature (dans la narration, la subtilité du traitement, en l'occurrence, mais ça peut survenir d'autres manières). Et surtout ça marque.

En sondant rapidement mes dits amis, d'autres titres évoquent des souvenirs de narration et de thèmes véritablement matures : The Longest Journey et son traitement sain d'un personnage secondaire gay (Fiona, lesbienne sortant avec une autre femme de deux fois son âge sans que cela ne dépasse le simple cadre de la caractérisation du personnage), ou encore Lost Odyssey et son traitement de la mort (ou plutôt des vicissitudes de l'immortalité), et, plus récemment, le thème de l'objectivisme dans BioShock, ou celui du transhumanisme dans Deus Ex : Human Revolution, et les problèmes philosophico-métaphysico-éthiques qu'ils soulèvent. Mais si nous trouvons bien des exemples représentatifs de ce que pourrait être une autre définition que celle du PEGI de la "maturité" du jeu vidéo, nous sommes encore loin de la cerner (Maturité du média ? Maturité de ses oeuvres ? Maturité de leur public ?). En même temps, si c'était si simple, je ne serais pas en train d'en disserter... Peut-être que la question se situe à l'extérieur du jeu vidéo lui-même, dans la perception qu'en a le public.

Le Grand Marketing

Pour l'instant encore, "le jeu vidéo" n'est pas la première chose qui vient à l'esprit des gens quand on leur demande quel est l'activité la plus enrichissante intellectuellement à laquelle ils peuvent se livrer. On sait que c'est aussi une question de génération, et que le jeu vidéo reste encore bien jeune (la jeunesse étant souvent en opposition avec la maturité). Mais c'est surtout la perception qu'ils en ont qui doit être prise en considération : et cette perception, c'est surtout celle (pour ceux qui ne jouent pas autant que nous), que leur prémâche le marketing. Pour l'instant, à part peut-être Deus Ex Human Revolution qui a su faire un excellent travail de ce point de vue pour se positionner comme un jeu abordant des thèmes intéressants, ou Heavy Rain qui a joué sur ses ficelles humaines, rares sont les campagnes marketing de jeu vidéo qui mettent en avant la maturité narrative ou thématique pour écouler leurs exemplaires. Normal : ce n'est pas ça qui fait vendre. Comment fait-on pour vendre un "jeu sur le voyage et la solitude" comme Journey ? Plus c'est compliqué, ou même inhabituel, moins il est facile de toucher beaucoup de monde. Mais ça ne veut pas dire que beaucoup de monde ne gagnerait pas à en faire l'expérience.

Il revient donc à chacun de nous de poursuivre l'exploration des détails et du grand tout, et de faire partager, en marge du circuit habituel, nos expériences les plus subtiles, inhabituelles, ou intéressantes avec les jeux, pour montrer qu'il y a de très nombreuses graines de maturité un peu partout, qui peuvent éveiller l'intérêt, puis la considération, de personnes qui se sont arrêtées au mot "jeu" dans "jeu vidéo". Non pas qu'il s'agisse d'un idéal vers lequel tendre, en soi (un bon gros shooter décérébré, c'est toujours très bien aussi), mais il ne fait aucun doute que plus le public et les créateurs s'intéresseront à une large palette d'émotions, de thèmes, et de méthodes de les aborder, plus nous aurons de diversité et de maturité à faire valoir en tant que média.