Si elles ne manquent pas de défis à relever, ces deux réussites de Nintendo représentent d'une certaine manière le parangon du plaisir des années 2010 (et probablement 2020). Un plaisir né du ravissement enfantin de la découverte, faite d'exploration, de puzzles rapides mais futés, de situations inattendues et conquises avec un large sourire aux lèvres.

Alors que la tradition si longtemps honorée des niveaux de plus en plus difficiles à surmonter, des Boss de plus en plus difficiles à vaincre, des temps de plus en plus difficiles à battre se trouve encore des représentants conservateurs dont les plus récents ambassadeurs comme Dark Souls III ou Cuphead restent l'objet de louanges, il semble que l'époque, et la démocratisation du jeu vidéo, ont permis la découverte de plaisirs plus sereins et plus universellement consommables.

Nous avons déjà parlé dans cette colonne de l'épineux problème de design que représente l'équilibrage d'une difficulté. Certains ont donc adopté une solution aussi radicale que porteuse d'innovation : retirer la notion de challenge de la formule du plaisir procuré par un jeu. Ou, du moins, ne plus en faire un pilier d'importance, mais un élément secondaire.

Se concentrer sur autre chose

Dès lors que la difficulté traditionnelle du jeu vidéo, étroitement liée à une forme de dextérité et d'habileté, sort du creuset créatif, c'est toute une autre manière de concevoir, de penser, et de travailler la notion de plaisir qui devient possible. C'est entre autres ainsi que le genre dit des "Walking Simulators" est né, pour donner naissance à des jeux comme What Remains of Edith Finch, ou que des Journey, des Firewatch et des Heavy Rain existent. En éliminant le challenge, l'agression passe souvent à l'as, puisqu'il n'y a plus besoin d'exprimer des conflits auxquels confronter directement le joueur.

A l'évidence, rien n'est binaire dans le design de jeux : ce n'est pas parce qu'on a éliminé ce pilier traditionnel du design haut-niveau d'un jeu qu'il ne peut pas coexister, dans une certaine mesure, avec ceux qui y figurent encore ou le remplacent. C'est d'ailleurs bien le cas dans un Super Mario Odyssey : tous ceux qui s'y sont frotté ont bien trouvé certaines lunes particulièrement difficiles à conquérir, parfois au prix d'exploits exclusivement centrés sur l'habileté (on pense notamment aux fameuses secondes lunes du saut à la corde ou du volleyball). Mais ce sont des cas particulièrement isolés.

À vrai dire, beaucoup pourraient même reprocher aux dernières aventures du plombier de ne pas se livrer sur ce front, spécialement lorsqu'il s'agit de "le finir". C'est évidemment volontaire de la part de ses concepteurs : "finir" Super Mario Odyssey, au sens traditionnel du terme (c'est-à-dire venir à bout du Boss de fin), n'a rien de compliqué, par conséquent, le sentiment d'accomplissement n'en est que plus éphémère, voire absent chez certains. Mais tous ceux qui sont passés par là savent également qu'en réalité, "finir" Super Mario Odyssey, ce n'est pas venir à bout de la dernière rencontre avec Bowser, c'est récupérer TOUTES les lunes - il y en a plus de 900.

En revanche, ne pas minimiser ou repenser la difficulté suffisamment peut aussi ruiner totalement l'expérience. Imaginez un Breath of the Wild difficile, aux mécaniques RPG absolument nécessaires à la progression, de sorte qu'il soit inenvisageable de se sortir de tel ou tel combat sans avoir auparavant trouvé telle arme ou de telle ou telle situation sans avoir monté telle statistique. Le jeu en deviendrait de suite beaucoup plus mécanique, focalisant ses pratiquants sur l'acquisition du nécessaire au lieu de leur ouvrir les portes d'un exploration organique, intrinsèquement porteuse de joie. Nous n'irions plus à tel ou tel endroit que dans le but d'y trouver ce qu'on cherche, et non plus simplement par curiosité. C'est là que la valeur de mettre la difficulté de côté s'exprime, en transformant les fondamentaux de l'expérience.

Mais un autre spectre rôde alors : celui de la cohérence de cette expérience, laquelle participe grandement à féliciter aussi un certain sentiment de satiété et de progression qui peut cruellement manquer à ces jeux excluant le challenge de leur formule.

Les racines du mal ?

Beaucoup de critiques de ce nouveau paradigme attribuent leur manque de plaisir précisément à l'absence de défis et de "difficulté" dans ces jeux "modernes". Mais dans certains cas, je crois que cette accusation rate la cible : le problème ne vient pas de l'absence de difficulté.

De manière anecdotique, bien souvent, les meilleurs jeux adoptant cette approche se dispensent au passage de tout tutorial, préférant faire de la découverte des mécaniques du jeu, de ses subtilités et de l'introduction de nouvelles idées une part intégrale du plaisir ressenti par les joueuses et joueurs qui partent à leur conquête.

C'est là un "démerde-toi" livré avec un respect de leur intelligence et de leur capacité à apprendre d'eux-mêmes, rendu célèbre par le tout premier Super Mario Bros. et son fameux niveau 1-1, dont le level design seul sert à enseigner au joueur à sauter, activer les cases en point d'interrogation, et à naviguer ses goombas.

Plus précisément, pour ceux qui l'ignorent, le tout premier champignon faisant grossir Mario est (presque) inévitable à dessein : alors qu'il est libéré par un saut du plombier, et fonce vers la droite de l'écran puis rebondit sur le tuyau vert, il continue sa course vers un joueur qui vient d'éviter un premier goomba en sautant quelques secondes auparavant. Tout naturellement, un profane aurait trouvé le dit champignon menaçant, mais en l'empêchant de sauter par-dessus grâce à la ligne de briques, les designers lui apprennent qu'il n'a pas à le craindre, sans user de texte et d'explications.

Maintenant, le premier Super Mario Bros. reste bien entendu un jeu à défis - mais il illustre historiquement le point développé ci-dessus. En revenant aux jeux minimisant ou supprimant la notion de défi de leur plaisir, et qui font donc souvent usage des mêmes techniques contournant les tutoriaux et explications traditionnels, ce n'est pas tant l'absence de défis suffisants aux yeux de leurs critiques qui sont à blâmer, mais plutôt un sens de la progression, de l'apprentissage continu, et une cohérence d'ensemble de l'expérience qui manquent, car rien ou trop peu n'a été substitué à cette difficulté. En d'autre termes, retirer ou minimiser la difficulté demande la mise en place d'un autre "liant", sans quoi l'expérience risque de lasser. C'est là que l'accusation rate sa cible : ce n'est pas tant l'absence de défi qui amoindrit l'expérience : c'est l'absence de ce qu'elle apportait de consistant. La nuance est fondamentale.

C'est notamment ce qui sépare, qualitativement, un chef-d'oeuvre comme The Legend of Zelda: Breath of the Wild d'un excellent jeu comme Super Mario Odyssey. Alors que dans le premier, l'histoire (aussi insignifiante soit-elle), le monde ouvert d'un seul tenant, et les mécaniques de progression RPG offrent un liant et une cohérence rendant l'expérience durable et sans cesse renouvelée par de nouvelles découvertes ayant un sens dans l'ensemble, dans le second, la segmentation en une succession de mondes, leur grande disparité visuelle et artistique, ainsi que, peut-être, la pléthore de lunes à découvrir, rendent l'expérience moins bien ficelée, moins cohérente, et fragmentée, sans véritable dimension "meta". Par analogie, on pourrait comparer Zelda à un seul chemin forestier semé de surprises et de découvertes savoureuses, mais menant toujours petit à petit "plus loin", alors que Odyssey propose une multitude de petits chemins ne menant jamais vraiment quelque part.

Ce besoin d'un liant, qui repose souvent sur une difficulté croissante dans les jeux traditionnels, reste à mon sens le véritable fondamental dans le maintien d'un engagement et d'un intérêt continus du joueur. Dans Journey, c'était le sommet de la montagne comme objectif singulier, qui suffisait à l'évoquer ; dans Heavy Rain, c'était purement le narratif (découvrir où nous menait l'histoire à l'issue des choix). Puis il y a le fait de "déplacer" la difficulté jusque dans des sphères qui n'ont plus rien de spécifiquement vidéoludiques, comme l'a brillamment fait The Witness (si on lui passe l'optionnel challenge en temps limité semi-caché), en rendant l'ensemble de ses défis absolument cérébraux, ne faisant jamais appel à la dextérité ou l'habileté ordinaires. Au point qu'ils auraient pu être présentés sous la forme d'un livre de puzzles, comme un vulgaire sudoku de vacances. Mais c'est encore une autre voie...

Tout ça pour dire que, souvent (pas tout le temps), retirer (de) la difficulté des jeux n'est pas en soi à blâmer : c'est ne pas soutenir autrement ce qu'elle apportait qui l'est. Il est toujours difficile de trouver quoi substituer à quelque chose qui a fait ses preuves et fonctionne, de manière à conserver le fondamental, tout en fournissant des expériences de qualité, différentes, innovantes. Mais c'est aussi là tout l'Art du Design : comprendre l'essence, se concentrer sur la fonction, afin d'ôter le superflu et de s'assurer que chaque élément du design contribue à les soutenir.