Nous avions été, si ma mémoire est bonne, jusqu'à envisager il y a déjà pas mal d'années que la génération actuelle de machines serait la dernière sous cette forme ; c'est à dire un hardware cher pour des capacités centralisées localement chez l'utilisateur. On s'est un peu plantés. La dématérialisation des supports de jeu, on en parle depuis dix ans... et forcément, on mésestime facilement le temps qu'il faudra pour une idée en apparence évidente à se voir finalement efficacement implémentée et adoptée.

Après tant d'années, donc, la dématérialisation totale n'a toujours pas eu lieu. Mais si cette latence nous a probablement fait mentir quant à sa chronologie, tout le reste continue d'évoluer comme prévu vers cet horizon qui semble plus que jamais inéluctable.

Une existence discrète chez les acteurs traditionnels

Techniquement, les services "à la Netflix" de jeu vidéo sur demande, sans grosses consoles ou PC de jeu, existent déjà. Mais le "spectre" qu'ils représentaient il y a 5 ans vis à vis du jeu traditionnel semble loin désormais, avec les échecs d'OnLive, la non-participation de Microsoft qui lui privilégie le jeune Xbox Game Pass, et la farouche volonté de Sony de ne pas développer son PS Now trop fort et trop vite, afin de privilégier avant tout le modèle physique et les ventes de jeu en digital. Même si ce dernier service a commencé à héberger du jeu PS4, Eric Lempel, le patron du PlayStation Network, déclarait ainsi en Juillet dernier que Sony "ne souhaitait pas lancer des nouveautés sur le service" préférant "continuer de promouvoir le sorties de première ligne et le cycle de vie traditionnel des titres". Un peu comme si un Blockbuster Vidéo possédait Netflix et disait la même chose.

Sony se garde bien de diffuser des statistiques sur le nombre de joueurs profitant du PlayStation Now, impossible donc de savoir à quel point le service se montre populaire avec son catalogue actuel ; pour autant, on devine qu'il ne l'est pas en comparaison des autres modes de consommation disponibles aujourd'hui sur le marché, tant il reste discret dans la communication d'un Sony qui n'a pas encore intérêt à saboter son business principal avec ce nouveau modèle économique. Les seuls chiffres communiqués font état d'une progression de 63% des sessions de jeu entre 2015 et 2016, avec 40% de croissance des abonnariats sur la même période. Mais sans base chiffrée, ces pourcentages ne nous indiquent en vérité qu'une seule chose : ça croît.


Des acteurs traditionnels, Sony reste de loin le mieux placé, avec son PSNow, pour s'en sortir admirablement dans le cas d'une telle transition.

Beaucoup l'ignorent encore, mais le PlayStation Now est disponible sur PC, et Sony envisage bien sûr de sortir un client étendant cette accessibilité à d'autres machines, comme le Mac. Bref, chez le japonais, on pose tranquillement les jalons pour être prêts, le moment venu... mais ce moment viendra peut-être plus tôt que prévu, et surtout d'ailleurs.

Pourquoi s'attendre à un tournant majeur

Les facteurs limitant l'arrivée d'un vrai bon Netflix du jeu vidéo sont donc assez simples ; les acteurs institutionnels actuels protègent leur business traditionnel aussi longtemps que possible, et même si certains ne sont pas dupes, préparant l'avenir d'une transition vers ce nouveau modèle, ils restent, de part leur histoire et leur taille, très susceptibles à l'arrivée de disrupteurs extérieurs à leur industrie.

Avant de rentrer dans le détail de ceux, qui, je crois, réaliseront cette transition au nez et à la barbe des grands acteurs traditionnels, revenons sur les autres facteurs limitants, à commencer par le réseau internet.

Si on en croit les études de Cisco Systems, grand acteur du domaine, la progression de la qualité des connexions internet dans les quatre ans à venir est à la fois globale, et importante.

Les deux graphes ci-dessus reprennent ces chiffres pour montrer la progression projetée de deux indicateurs clefs : la vitesse des connexions, et le pourcentage de connexions dépassant le minimum des 10 Mbps (ce qui représente le palier minimal pour pouvoir profiter d'un streaming de qualité suffisante). Grosso modo, les spécialistes s'attendent à ce que le haut-débit s'installe fermement presque partout, d'ici à 2021, pour atteindre une moyenne mondiale de 53 Mbps. Cette croissance soutient avant tout la consommation sans cesse grandissante de vidéo sur des plates-formes comme YouTube ou Netflix, mais bénéficiera bien entendu également à la qualité d'une offre éventuelle de jeu vidéo totalement dématérialisée.

En plus de la vitesse des connexions, il y a la démocratisation prévue d'un nouveau standard de codec vidéo plus efficace. D'ores et déjà finalisé, ce codec, le HEVC (ou H.265) est amené à se populariser rapidement, remplaçant son prédécesseur encore dominant, le H.264. Le HEVC est prêt pour streamer de la vidéo en 4k en bonne qualité, sur les connexions haut-débit actuelles. Autant dire qu'avec la montée des débits et la baisse des latences, les principales briques techniques nécessaires à des services de qualité sont donc bel et bien disponibles.

Il en va de même des briques psychologiques. Alors que Netflix démocratise son modèle dans plus de 190 pays, que les chiffres de vente n'en finissent plus, mondialement, de montrer que le modèle boîte perd de la vitesse et que les ventes dématérialisées explosent, l'idée d'une ludothèque physique achève de devenir désuète dans la tête du consommateur moyen qui a déjà pris l'habitude de consommer des biens en dématérialisé, et d'accéder à des catalogues entiers moyennant abonnement.

Mais à mon avis, ce qui va véritablement changer la donne, ce sont ces fameux disrupteurs dont je parlais plus haut...

Qui sont-ils ?

On arrête le suspense à deux balles ici ? Ce sont Google et Amazon. Ces deux géants d'Internet ont tous les deux déjà montré par le passé à quel point ils n'ignoraient pas le marché du jeu vidéo, même s'il n'a jamais fait partie de leurs priorités. Mais sans même aller jusque là, ils disposent tous deux de l'expertise technique, et des infrastructures permettant de mettre en place de tels services (le second est même un leader incontesté en matière de serveurs en fournissant à beaucoup d'autres gros acteurs). Par conséquent, ils n'ont besoin que d'un effort réduit pour se lancer dans la course. Pas folles, les deux guêpes ont déjà mis leur pied dans la porte, en passant ingénieusement par les communautés qui deviendront leurs futurs consommateurs s'ils lançaient de tels services : YouTube (et sa variante Gaming), et Twitch.


Outre leurs studios, leurs technologies, et la galaxie de structures rachetées ayant de près ou de loin de quoi contribuer à une conquête du jeu vidéo, les deux géant ont compris qu'attaquer une telle industrie passerait avant tout par l'acquisition de ses plus grands consommateurs. La bataille a déjà commencé entre Amazon et Google, via leurs services de streaming vidéo : tous deux sont en outre déjà devenus incontournables par ce biais.

Amazon continue de développer son moteur Lumberyard, dont la qualité élevée et l'accessibilité sans cesse améliorée n'ont rien à envier aux acteurs du middleware. Google dispose d'Android, et de Chromecast, Amazon du Fire TV Stick, pour attaquer la télé et faire le pont entre un service dématérialisé et le salon des consommateurs, tout en étant également présents tous les deux en supports tactiles. Mais ils n'en ont même pas besoin, tous autant qu'ils sont, puisqu'il suffit de diffuser une application sur la multitude d'appareils disponibles pour profiter du contenu, comme l'a fait Netflix.

Vous voyez les offres "triple play" des cable-opérateurs français ? Imaginez ça avec des catalogues de films, séries, ET jeu vidéo. Vous l'avez compris : le dernier rempart à l'annonce d'offre attractives de ces deux géants sur le marché jeu vidéo, c'est le contenu. "Content is King", dit l'adage. C'est pourquoi Sony reste malgré tout bien positionné pour passer une telle vague sans problème, avec ses jalons évoqués plus haut, mais il faut aussi et surtout se rendre à l'évidence : les jeux les plus vendus au monde, dans le domaine du AAA, sont largement issus d'éditeurs tiers qui ont depuis longtemps abandonné la poursuite d'exclusivités de plates-formes si prévalente dans les années 90. A part, toujours, le cas Nintendo... Mais si une plate-forme dématérialisée signait les Electronic Arts, Ubisoft, et autres Activision de ce monde, il ne faudrait pas longtemps pour qu'un consommateur fasse le grand saut vers l'abo. Et signer ces éditeurs quand on s'appelle Google ou Amazon, c'est une formalité. Le carnet de chèque est illimité, les reins évidemment bien plus solides que ceux d'un OnLive.

Il restera à l'évidence bien des problèmes à résoudre une fois un tel modèle adopté, à commencer par la découvrabilité, mais rien qui ne soit déjà présent sous une forme ou une autre dans l'industrie traditionnelle. On pourrait même aller jusqu'à imaginer des studios entiers développer exclusivement des séries de jeux pour des Amazon ou Google, lesquels ont les moyens d'introduire de nouveaux modèles de financement dans une industrie qui en aurait bien besoin, comme, encore une fois, l'ont fait Netflix, Amazon Video, Hulu, et consors.

Pour conclure, le raisonnement est simple : rien n'entrave la naissance de cette réalité. Pour reprendre une de mes citations favorites extraite du film Liberté, La nuit de Philippe Garrel (1984), reprise en introduction du superbe morceau "Get Misunderstood" des Troublemakers (2001) :

En 17, Lénine et ses camarades ne disaient pas : "Nous allons faire la révolution parce que nous voulons la révolution". Ils disaient "Toutes les conditions de la révolution sont réunies, la révolution est inéluctable !"

Accrochez-vous donc à vos slips, les amis, parce qu'à mon avis, on n'aura pas changé de décade que ça aura sérieusement bougé sur ce front. Il y aura des résistants, chez les consommateurs comme chez les fournisseurs, mais alors qu'on pensait que le train du dématérialisé total était passé sans embarquer quiconque, en vérité, il va repasser avant 2020, et cette fois-ci, il risque bien de s'arrêter dans une gare bourrée de voyageurs tentés d'y embarquer.