C'est incontestable : l'avènement de la distribution dématérialisée et de la numérisation a changé la donne.

Nous l'avons abordé brièvement la semaine dernière : le nombre de parutions de jeux a récemment augmenté, même si le constat est entendu et répété d'une manière trop grossière et globale. Car en vérité, c'est surtout sur PC récemment, et à la génération précédente sur consoles, que cette croissance a eu lieu.

Pour autant, s'il est contestable d'affirmer que "de plus en plus de jeux sortent chaque année", on ne peut pas dire qu'il n'y en ait pas assez. Ni que le volume annuel des sorties déjà atteint n'est pas titanesque, eu égards au temps dont nous disposons pour en profiter. C'est bien une des raisons pour lesquelles des sites spécialisés comme Gameblog existent : une part de la responsabilité de la critique est d'aider ses lecteurs à faire leurs choix. Mais qu'il s'agisse de l'AppStore, de Steam, ou même d'autres catalogues dématérialisés emblématiques dans leur domaine (coucou Netflix, Spotify, iTunes), le problème de la "découvrabilité" reste épineux, et difficile à résoudre.

Un événement entièrement consacré à ce problème s'est même tenu à Toronto en mai 2016 : le Sommet de la Découvrabilité. Pendant deux jours, des spécialistes de tous bords s'y sont retrouvés pour parler de ces défis et des solutions envisagées à l'avenir pour permettre de mieux servir les consommateurs noyés dans l'océan de l'offre moderne, comme aux créateurs de trouver leur public.

Un vieux problème, une nouvelle dimension

Attendu qu'il est impossible pour les utilisateurs de passer en revue l'ensemble de l'offre disponible pour formuler eux-mêmes leurs choix (et ce depuis longtemps), des processus simples se sont mis en place naturellement. La critique, on l'a dit, mais aussi et surtout des mécaniques sociales simples de curation. Pour commencer, les vendeurs, chargés (dans un monde idéal) de trouver le bon produit pour les besoins d'un client lui demandant conseil. Les publications et individus dits prescripteurs, journalistes, YouTubers, curateurs Steam, etc. Puis notre cercle personnel ; si je t'aime bien, que tu me ressembles, et que tu aimes bien quelque chose, j'y accorderai sans doute plus d'attention lorsque tu me le feras découvrir. A l'inverse, si j'ai une légère envie de rouvrir ta fontanelle dès que tu parles, peu de chances pour que je m'intéresse à ce que tu consommes avec ouverture d'esprit.

D'un côté, l'idée de la personnalisation est donc aussi vieille que le commerce lui-même. De l'autre, presque paradoxalement, on considère facilement comme valide l'idée selon laquelle "si ça marche pour beaucoup de gens, ça devrait marcher pour moi". Ces deux logiques (personnalisation et globalisation) font donc naturellement partie des leviers qui ont toujours été utilisés pour aider à la "découvrabilité". Mais leur application traditionnelle pourtant largement traduite dans le monde numérique, peine aujourd'hui à garantir que les productions de qualité trouveront leur public, comme on dit. Ca ne suffit plus... parce qu'il n'y a jamais eu autant de producteurs de contenu, et d'outils simples pour se mettre à produire du contenu.

Même en matière de jeu vidéo, produire son jeu n'a jamais été aussi facile, avec des moteurs fiables, puissants et quasiment gratuits, divers outils à l'avenant, et une distribution digitale accessible. Bien entendu, ce n'est pas parce que ça n'a jamais été aussi facile que c'est facile dans l'absolu... mais la friction entre idée, volonté et implémentation, sortie, continue petit à petit de diminuer. Il y a donc de plus en plus de producteurs de contenus. Mais rares sont les nouveaux entrants qui parviennent à émerger - qu'on parle de musique, de jeu vidéo, de livres... ceux qui surnagent sont ceux déjà établis, ou disposant de gros moyens pour faire le plus de bruit.

Les publications spécialisées ont tout autant de mal à suivre que tout le monde, et des sous-spécialistes encore plus pointus émergent donc. Si vous voulez vraiment suivre en particulier ce qui se passe dans le monde du jeu indie, il serait probablement plus avisé d'ajouter à vos lectures des sites comme indiegames.com, indiegamemag.com et indiedb.com, de suivre des trucs comme warpdoor.com ou killscreen.com, et/ou de lurker r/indieGaming, que de vous contenter des "gros" sites comme Gameblog, JV.com ou Gamekult. Seulement voilà : ça va vite finir par être ingérable également, parce que la responsabilité et l'effort placés sur vous-mêmes restent énormes.

C'est donc aux plates-formes elles-mêmes de récupérer une grosse partie du boulot.

Deep Learning, Sreaming, nouveaux modèles économiques

Les problèmes de découvrabilité au sein d'un flux de contenu massif, ce sont les Facebook et autres Google/YouTube qui y réfléchissent sans doute depuis le plus longtemps. A l'avant-front des initiatives, leurs méthodes algorithmiquement soutenues sont de plus en plus reprises et appliquées ailleurs.

Steam, notamment, annonçait lors du Unite Europe 2017 (salon professionnel organisé par Unity pour ses développeurs, majoritairement indies et donc confrontés à ces problèmes) être au travail sur une refonte totale de son système de recommandation automatique. Tout en améliorant les outils offerts à la communauté pour assumer une partie de ce travail, VALVe prévoit ainsi d'introduire dans son système de nouveaux processus prenant par exemple en compte les temps de jeux d'un utilisateur et de ses amis, afin d'affiner la modélisation des goûts pour permettre de meilleures recommandations automatiques.

D'autres examinent le modèle économique majoritaire actuel, et lancent leurs propres plates-formes sur de nouveaux. C'est le cas de Jump, qui propose un abonnement "à la Netflix" sur un catalogue volontairement restreint de titres indie - une approche à laquelle, malheureusement, je crois peu personnellement, tant qu'elle n'inclut pas des titres plus convoités et mainstream pour attirer tout de même le chalant. Pour autant, l'idée de rémunérer les développeurs selon le temps que les joueurs auront passé sur leur jeu reste intéressante... même si elle induit sournoisement un avantage pour les titres multijoueurs ou très rejouables.


Le client Jump permet d'accéder relativement rapidement à n'importe quel jeu de son catalogue, sans véritable installation du jeu, moyennant un abonnement de 9,99 $US, tout en gardant ce catalogue entre 60 et 100 jeux d'un mois sur l'autre.

Les constructeurs et acteurs majeurs conçoivent également des programmes similaires, contournant le problème de la découvrabilité en fournissant, moyennant abonnement, l'accès à l'entièreté d'une ludothèque dont par conséquent, l'exploration profonde ne coûte pas plus cher à l'utilisateur (toujours le modèle Netflix) ; PlayStation Now, EA Access et autres Xbox Game Pass par exemple. Mais cette alternative, quoique constructive, ne résoud pas le problème de fond : comment s'assurer que tous les jeux qui sortent capturent l'audience qui les appréciera ? Ce problème est-il seulement soluble ?

Comme en témoignent des développeurs français interrogés par William Andureau dans son article publié sur Le Monde, "Jeu vidéo : face au marché saturé, les indés se tournent vers la Switch et la Chine", certains envisagent tout simplement de fuir les plates-formes surchargées pour profiter d'une fenêtre de découvrabilité accrue sur celles qui n'ont pas encore ce problème. Un pari un peu risqué, mais surtout aux fruits intrinsèquement temporaires. Car s'il fonctionne, la ruée aura tôt fait de le rendre improductif, et seuls ceux qui l'auront pris tôt en tireront les bénéfices... pour un temps.

Si, en outre, on pousse la logique de la multiplication des plates-formes, le problème ne fait que se décaler : après les contenus eux-mêmes, ce seront les plates-formes qui auront du mal à émerger et à capter les audiences si elles se multiplient.

Des élus de plus en plus rares, une consolidation systémique des tendances

En vérité, ce problème épineux a pour conséquence semble-t-il inévitable de creuser le fossé entre les gros et les petits, entre les déjà connus et les nouveaux, et ce, à tous les niveaux du "système". De même, il conforte les goûts et les opinions de chacun, plutôt que de les élargir. Sans compter que plus le temps passe, plus la capacité d'attention moyenne s'effondre. Les gros pourvoyeurs de contenu sont devenus des machines à recommandations à cause de ce problème. Mais si la population débordée ne fait plus que consommer ce que leurs algorithmes lui disent qu'elle va aimer à coup sûr (déduit de ce qu'elle connaît et apprécie déjà), on s'achemine vers un nivellement dangereux de la culture et de l'information.

Même si on lit beaucoup, qu'on reste ouvert, qu'on explore un peu plus que la moyenne, on reste bien souvent prisonniers des bulles sociales renforcées par les réseaux sociaux, et ce ne sont donc pas les règles adoptées par les algorithmes, aussi pointus soient-ils, qui vont amoindrir ce phénomène, puisqu'elles sont elles-mêmes en grande partie basées sur les mêmes biais sociaux ou cognitifs auxquels nous sommes tous plus ou moins soumis, y compris, donc, ceux qui conçoivent ces algorithmes. Pour n'en aborder qu'une infime partie, si cela vous intéresse, cliquez sur le bouton ci-dessous.

Bref, "c'est pas gagné", comme dirait l'autre. Pour les joueurs souhaitant élargir leurs horizons comme pour les créateurs qui cherchent à les fournir.

Si j'avais la solution miracle à ce problème, je serais probablement déjà milliardaire. Mais sans pour autant la détenir, il me paraît évident que sans une participation active de la part d'un public dont on excitera la curiosité et l'appétit, comme des acteurs de ces industries, tant distributeurs que créateurs de contenu, le problème n'est pas près d'être endigué. Organiquement, toute une frange périra indépendamment de la qualité de sa production en échouant à se faire découvrir, solvant de fait une toute petite partie du problème en n'étant plus capable de proposer ses contenus. On peut le regretter, bien sûr, mais c'est ce que d'aucuns résumeraient le plus simplement du monde : la Loi du Marché Saturé.