A partir de sa prise de fonction en 2005, l’état de grâce de la présidence d’Iwata aura duré sept ans. Chouchou des analystes et observateurs industriels pendant la bulle “grand public” incarnée par la Wii, en un peu plus de deux ans cependant, la belle mécanique s’est fortement enrayée. Le voici confronté à une tempête financière sans précédent (chute de 60% de l’action en trois ans) ainsi qu’à la réalité assassine des chiffres de ventes de la Wii U (en baisse de 80% par rapport aux estimations officielles). Désormais, les apologistes financiers d’hier retournent leur veste et se focalisent avec délice sur la descente en flèche du président de Nintendo. Privé d’air, la légitimité de la gouvernance d’Iwata s’effrite. Pire, les appels à la démission ne sont plus le fait d’analystes isolés, ils se multiplient jusqu’à faire consensus. Dans leur grande confusion, ces derniers portent les difficultés structurelles que traversent le fabricant sur le compte de la croissance exceptionnelle du marché ludique des smartphones et tablettes. L’homme fort de Nintendo leur oppose un tout autre diagnostic, dépassionné mais in fine destiné à sauvé sa tête...
 
L’expertise faussée de la stratégie de Nintendo
 
Dans une catégorie reine à l’intérieur de laquelle les critères technologiques guident voire orientent les opinions, Nintendo fait figure de véritable artisan sinon de moins disant. Or les nouvelles consoles font désormais appel à des technologies de pointe que la taille du marché vidéoludique ne suffit plus à rentabiliser. Ce sont grâce à leurs activités industrielles connexes couplées à une anticipation extrême des tendances de marché que les géants de l’informatique et de l’électronique grand public comptent renflouer leur lourd investissement respectif. L’ultra-spécialisation et le désengagement partiel de la course à l’armement technique choisi par Nintendo représente par un contraste saisissant, un désavantage compétitif pour les ayatollahs du déterminisme technologique. Le constructeur avancerait à reculons au coeur d’un secteur marchand dynamisé par le progrès technique. En optant de facto en faveur d’une neutralité technique, Nintendo s’exclurait elle-même du jeu concurrentiel pour évoluer hors champ. Vers le statut d’éditeur-accessoiriste ?
 
Océan rouge, la stratégie de développement de Sony et Microsoft
 
En dépit des amabilités médiatiques répétées des cadres de Sony et Microsoft, l’affrontement entre la Xbox One et la PlayStation 4 ne s’embarrasse d’aucun coup bas. La victoire d’une console sur une autre ne peut venir que de la destruction de la capacité de nuisance concurrentielle de l’adversaire. Les deux belligérants se disputent un même marché, peinent à se différencier dans un champ de bataille couleur rouge sang. Du sang des fermetures de studios internes, de restructurations infinissables, d’abandon de projets, d’abdication de constructeurs... Supporter une telle pression concurrentielle n’est pas envisageable pour Nintendo. Capteur de tendance, le fabricant scrute, épie, prospecte de nouveaux marchés afin de s’arracher temporairement aux lois implacables du marché.
 
 
Océan bleu, une sortie par le haut ?
 
Chacune des interventions d’Iwata livre les pièces éparses d’un puzzle qui nécessite d’être recomposé afin de saisir toute la portée de la stratégie de Nintendo. Développeur de formation et dauphin de Hiroshi Yamauchi, l’homme a appris sur le tard les codes de gouvernance d’entreprise. Sa communication de crise est encore maladroite, mais il a su casser le rapport distancié que le défunt président entretenait avec les fans en imposant sa personne, en gagnant en visibilité dans les nouveaux moyens de diffusion promotionnels (Nintendo Direct, Iwata Asks) mis en place à son initiative. Au risque de devenir la cible de choix de vociférateurs. Dans ses discours, une constante : stratégie de l’océan bleu. Cet axe de développement économique n’appartient pas à Nintendo. Le fabricant ne fait qu’adopter une recette éprouvée depuis des décennies par de puissantes firmes occidentales (Apple...). Ce concept d’entreprise a pour but de se soustraire momentanément à la concurrence en partant à la conquête de marchés naissants. Il ne s’agit pas d’optimiser la puissance d’une console ou de partir la fleur au fusil à la découverte d’un segment encore vierge de concurrents. Nintendo s’évertue à créer un produit inédit à forte valeur ajoutée (Gamepad) en menant de front la réduction des coûts de production par un lissage technologique (puissance modérée de la Wii U). A la condition express que le joueur perçoive de manière limpide l’utilité du concept divertissant de sa nouvelle console (gameplay asymétrique, interactivité sans contact...). Autant de paramètres qui si ils restent encore à être adoptés par le public, marquent la stratégie d’un constructeur qui se rêve moins en suiveur ( Xbox1/PS4, des soeurs jumelles séparées à la naissance) qu’en créateur.
 
Nouveau marché signifie généralement extrême profitabilité. A l’opposée de l’activité mobile hyper concurrentielle en faveur duquel les analystes les plus remuants pressent Nintendo d’y plonger tête baissée, Iwata parle QOL. Certainement contraint par l’obligation de transparence que toute société cotée en bourse doit observer, Iwata a dévoilé l’existence d’un nouveau produit centré sur le bien-être, la santé et l’éducation (Quality of Life). Bien qu’avare en détails, ce dispositif expliqué brièvement par le pdg repose sur une tendance très en vogue au Japon. Konami y est d’ailleurs très impliqué, la part de son chiffre d’affaires consacré ne cesse de croître d’année en année. Cette politique de développement repose sur un constat sociétal. Fermée à l’immigration, la population japonaise vieillie dramatiquement. La natalité n’est pas suffisamment dynamique pour contrebalancer la courbe démographique . Le succès foudroyant de Wii Fit est en partie lié à l’appropriation par les doyens de ces exercices physiques ludiques. Les maisons de retraite l’ont d’ailleurs fortement plébiscité, dans l’archipel comme en France. En s’adressant spécifiquement au troisième âge ainsi qu’aux adeptes des jeux éducatifs, Nintendo défriche une activité balbutiante néanmoins commercialement porteuse à court/moyen terme.
 
Le double jeu des analystes et spéculateurs
 
Iwata ne désarme pas. Le Japon a beau décrocher la première place mondial du segment des jeux sur téléphones mobiles, la promesse de dégager un chiffre d’affaires annuel de 3 milliards de dollars n’y feront rien. Pas même son bilan désastreux : « La fabrication de consoles de jeux vidéo reste au coeur de notre projet industriel » a-t-il rappelé récemment. Le haut responsable sait pertinemment qu’il est engagé dans une partie de poker menteur avec une frange belliqueuse de la communauté financière. Car cette dernière est juge et partie. Selon Iwata, le marché iOS/Android est un piège sinon une chimère alimentée par ­les commentaires d’analystes accroîssant la réalité médiatique construite depuis une bulle spéculative. Ces derniers privilégient une vision comptable et financière plutôt qu’industrielle. Ce faisant, le PDG fait du segment iOS/Android un obstacle comme un autre et non pas le changement politique majeur qu’appellent de leur voeu les analystes.
 
Actionnaires opportunistes de Nintendo dont la seule religion est le conflit d’intérêt permanent, ils ne se privent pas de jouer l’action à la baisse afin d’engranger de confortables dividendes au moindre signe de fléchissement du fabricant. Ils élaborent de véritables cabales où la désinformation le dispute avec la mauvaise foi des spéculateurs. Toutefois, le versement repoussé des dividendes aux actionnaires à l’origine de leur offensive a été tempérée par le lancement salutaire d’un programme de rachat d’action avec pour effet immédiat une hausse mécanique de la valeur boursière du japonais. Une trêve tacite s’est ainsi installée entre les frondeurs et le conseil de direction de Nintendo. Celle-ci sera reconduite par l’effet conjugué du bon comportement des ventes de Mario Kart 8 (2 millions d’exemplaires dans le monde) et de l’hospitalisation de Satoru Iwata, soigné pour une tumeur bénigne. Une convalescence qui consolide la relative adhésion des actionnaires historiques (prorogation de son mandat de président) dont la hausse de la côte de confiance (une première après quatre ans de baisse) peut s’interpréter comme l’expression de sagesse face à un homme que tout accable.
 
Se dessine ainsi le portrait d’un capitaine d’industrie en sursis. L’opacité de la gouvernance de Nintendo à l’intérieur de laquelle les jeux de pouvoir sont difficilement lisibles n’aident pas à identifier un successeur solide. Alors des noms circulent dans la presse en ligne japonaise (le premier fils d’Hiroshi Yamauchi), quand d’autre s’écarte de facto de la course à la présidentielle tel que Shigeru Miyamoto donnant une fois de plus le sentiment de se dérober face à une écrasante responsabilité pour une personnalité décrite par ses paires comme dilettante. Ce n’est pas la première fois que les dirigeants du fabricant sont discrédités, que l’évocation d’un marché du jeu vidéo sans sa présence historique n’est plus tabou. Non, ce qui est inédit, c’est que toutes ces failles s’ouvrent en même temps. En pleine tempête, Satoru Iwata cherche à maintenir le cap sans amener Nintendo à réviser ses dogmes hérités de l’inflexibilité maladive de son prédécesseur. Jusqu’à l’entraîner dans sa chute ?
 
Auteur Nintenboy