Delphine Software, développeur évoqué dans mon dernier « J’ai lu » consacré à Eric Chahi, aura décidément marqué ma vie de joueur. Cette société surfant alors sur les succès des Voyageurs du temps (1990) et de Operation Stealth (1990), s’était lancé un nouveau défi, comme pour clore une trilogie de Point and Click en 2D. Mais le projet Croisière pour un cadavre (1991) connu de nombreux reports et retards qui, au final, eurent pour heureuses conséquences de nous offrir un jeu techniquement bluffant et impressionnant, mêlant décor 2D et animations époustouflantes pour 1991…  Le jeu devait sortir au préalable en début d’année mais ce fut finalement au mois de Septembre de cette même année, que Delphine Software nous offrit cette enquête captivante et inoubliable…

À la tête du projet, nous trouvions au autre grand nom du jeu vidéo : Paul Cuisset. Ce dernier était en charge du scénario, de la programmation et du système d’évolution des cinématiques… Paul Cuisset n’était pas, à l’instar d’Éric Chahi, tout seul à la tête de son projet. D’autres passionnés étaient de la partie. Denis Mercier et Philippe Chastel participaient également à l’écriture du scénario. La programmation cinématique quand à elle se trouvait confiée à Philippe Chastel, Benoist Aron et Paul Cuisset. Les graphismes et les animations étaient réalisés par un autre trio : Denis Mercier, Christian Robert (grand ami d'Eric Chahi) et Thierry Perreau. La musique était confiée à un seul homme, Jean Baudlot, qui fit des merveilles pour ce jeu. Et enfin, aux bruitages, nous retrouvions Benoist Aron. Une petite équipe de choc pour un jeu culte qui marqua plus d’un joueur…

Croisière pour un cadavre débutait par une sublime scène d’introduction qui plantait admirablement le décor : avril 1927, Paris par une froide matinée de printemps… Nous incarnons l’inspecteur de police Raoul Dusentier profitant tout juste de congés annuels bien mérités. En ce début de matinée, le facteur en déposant chez Dusentier une lettre inattendue allait offrir à l'inspecteur l'occasion unique de transformer ses banales vacances en un voyage inoubliable. En effet, le richissime armateur grec Niklos Karaboudjan, invitait le policier à bord de son somptueux et luxueux voilier, afin de lui faire profiter du calme reposant d’une longue croisière. 

Le manuel du jeu nous permettait d’en apprendre un peu plus grâce à la reproduction d’une lettre rédigée par Niklos Karaboudjan, adressée à Dusentier et datant du 25 mars 1927. Dans celle-ci nous pouvions lire que Niklos réclamait la présence de Dusentier à ses côtés afin de l’aider à écrire un livre policier. Mais pourquoi Dusentier?
Et bien plusieurs jours plus tôt, Dusentier fut responsable d’une descente de police dans un des restaurants les plus à la mode de Paris, et embarqua alors par erreur Monsieur Karaboudjan, ainsi que tous les clients dudit restaurant afin d’être sûr d’arrêter l’homme qu’il recherchait. Mais il fit chou blanc... L’armateur, peu rancunier, ne lui en tint alors pas rigueur, ce qui fit de la proposition écrite de Karaboudjan une offre difficile à refuser pour le policier…

Karaboudjan, Karaboudjan, Karaboudjan Ce nom vous dit sans doute quelque chose si vous avez été comme moi bercé par les BD d’Hergé et par Les Aventures de Tintin… Un hommage certain aux exploits du petit reporter voulu par Christian Robert et le reste de l'équipe, tous fans de bandes dessinées… Le nom du voilier fait référence au navire Karaboudjan vu dans l'album Le Crabe aux pinces d'or. L'autre référence à ce même album apparaitra plus tard dans le jeu lorsque Raoul Dusentier découvrira un indice dans... une boîte de crabe...  Classe! Le nom à consonance grecque de l'armateur fait évidemment référence au personnage Rastapopoulos découvert dans l'album Les Cigares du Pharaon. Trois beaux hommages aux enquêtes du célèbre Tintin.

Ce n’est évidemment pas le seul hommage rendu ici tant l’ombre d’Agatha Christie plane sur ce jeu et l’enquête proposée. Dusentier fait immédiatement penser au très connu et cultissime Hercule Poirot.

Nous montons donc à bord du Karaboudjan et nos valises à peine posées dans notre cabine que le majordome de l’armateur réclame notre aide, ce dernier venant de découvrir son maître sauvagement assassiné dans sa cabine. Dusentier se retrouve sur les lieux du crime et se fait très rapidement et lâchement assommer…
Quand il reprend connaissance le lendemain matin, le corps de Niklos Karaboudjan a disparu… L’enquête à bord du voilier peut commencer…

 

Le lendemain matin, l’inspecteur Dusentier émerge doucement et débute immédiatement son enquête. Celle-ci commence à très exactement à huit heures du matin et se terminera en fin de journée avec l’arrestation du coupable.

 

À chaque fois que l’enquête avançait et progressait par la découverte d’un indice important ou par un interrogatoire nous apprenant de nouvelles choses, ladite horloge avançait de dix minutes. Une très bonne idée qui permettait au joueur de se voir confirmer son avancée dans l’enquête et qui l’amenait ainsi, concrètement, au dénouement final.

Pour accomplir une telle enquête dans les règles de l’art il fallait que Dusentier, vous donc, trouviez de très nombreux indices, par le biais d’objets découverts dans les cabines des passagers ou autres lieux qui composaient l’immense voilier. Afin de ne pas s’y perdre et d’éviter au joueur des heures d’errance, une très belle carte disponible dans la boîte du jeu nous permettait de savoir immédiatement où l’on se trouvait à bord du Karaboudjan.

 

Il était possible de se déplacer rapidement à bord du navire par l’intermédiaire d’une carte accessible par un menu qui offrait la possibilité de se déplacer automatiquement d’un endroit à l’autre du Karaboudjan, sans perdre trop de temps à errer sur les ponts du voilier.

 

Une bonne idée qui nous évitait de multiples allers retours, parfois, fastidieux. J’avoue m’être servi de cette fonction sur la fin du jeu mais absolument pas durant les premières heures de jeu. J’étais alors tellement ébloui et bluffé par les animations de Dusentier que c’était un incroyable régal jubilatoire de voir le personnage se mouvoir sur les ponts du voilier. Venant du fond de l’écran et grossissant à vue d’oeil en se dirigeant vers nous, Dusentier était saisissant de réalisme et la taille immense du personnage était incroyable… Il occupait alors près des ¾ de l’écran… C’était vraiment pour l’époque magique et du jamais vu. Je me rappelle avoir fantasmé sur les screens de Tilt et rester bouche bée lorsque j’assistais pour la première fois à cette merveille technologique...

Mais revenons-en à l’enquête. Car évidemment pour résoudre l’affaire et arrêter le meurtrier, qui se trouvait forcément à bord du Karaboudjan, il ne fallait pas uniquement rechercher des objets mais, comme dans tout bon "Agatha Christie", interroger sans relâche les convives, suspects et occupants présents à bord du voilier.

Neuf personnages aux personnalités bien distinctes…
Nous trouvions Hector le majordome de Niklos, depuis longtemps au service de l’armateur. Il est timide, effacé et ne parle pas beaucoup durant l’enquête. Rebecca Karaboudjan, la femme du mort, quant à elle colérique et méprisante fera vite partie des suspects. Daphné Karaboudjan, la fille de Niklos, cache bien son jeu. À vous de découvrir sa vraie nature. Julio Esperanza est le gendre de Monsieur Karaboudjan. Sa beauté et sa richesse ne cacheraient-elles pas quelques secrets bien dissimulés ? Suzanne Plum, buveuse invétérée, s’est invitée à bord du voilier. Ses rapports avec Niklos sont tendus, ce dernier se moquant souvent d’elle et de son penchant pour la bouteille. Le Père Fabiani, ami de Suzanne Plum, semble ne pas être aussi honnête que son habit d’ecclésiastique voudrait bien nous le faire croire. Un penchant certain pour le jeu et l’argent vont faire peser sur lui de nombreux doutes. Ton Logan, coureur de jupons se trouve être le notaire de Niklos et semble avoir de gros problèmes d’argent. Rose Logan, épouse dudit notaire, dissimule comme elle peut un mariage sur le déclin. Elle semble en savoir beaucoup plus qu’elle ne veuille bien l’admettre à propos du meurtre. Et enfin Désiré Grosjean, ancien militaire n’a pas sa langue dans sa poche. Rebecca Karaboudjan le déteste…

Comme vous pouvez le voir, la galerie de personnages proposée promet de longues heures d’enquête, de discussions et d’interrogatoires riches en rebondissements tant les relations entre les convives et suspects semblent tendues, pleines de rancoeur, de jalousie et de secrets. Au fil de l’enquête vous vous rendrez vite compte que chacun d’eux a de bonnes raisons d’en vouloir à mort au pauvre Niklos… À vous d’être perspicace, observateur, minutieux, curieux et intelligent afin de réunir toutes les preuves qui vous permettront de comprendre ce qui s’est réellement passé à bord su Karaboudjan et de pouvoir ainsi trouver l’assassin.

Le jeu se dirigeant exclusivement à la souris, tous les ordres, combinaisons de verbe et d’objets se faisaient par le biais de menus et sous-menus gérés par la souris. Quand aux actions, nous nous trouvions ici face à un gameplay typique de tout bon Point and Click. Aller à, montrer tel objet à tel personnage, marcher vers, ouvrir valise, etc…
Les graphismes époustouflants réalisés sous Deluxe Paint 3 n’ont rien à envier aux jeux LucasFilm Games de l’époque, tant le niveau est haut. Les musiques jazzy de Jean Baudlot participent grandement à l'immersion dans cette ambiance feutrée des années 20. Les animations sont, comme je l’ai dit plus haut, sublimes. Un jeu qui, sur le fond et la forme, a sa place dans la cour des grands, sans aucun doute !

Je garde des souvenirs impérissables de Croisière pour un cadavre sur Amiga. Je ne compte plus les heures passées à bord de ce voilier de luxe. Combien de temps j’ai pu arpenter les ponts du Karaboudjan à essayer de réunir et récolter tous les indices nécessaires afin de découvrir le meurtrier… Je me rappelle très bien de la fin et du moment où je devais accuser le meurtrier présumé. Car c’était à vous, le joueur, de décider qui avait tué Niklos. Point de cinématique ou de dénouement automatique. Vous vous trouviez en fin de journée devant tous les convives et deviez alors choisir le personnage que vous pensiez être le coupable... puis valider votre choix…

Je me rappelle lors de mon premier run de m’être trompé de suspect. Je me souviens vaguement de la phrase accompagnant mon choix. C’était un truc du genre « vous avez rendu justice, mais le goût amer du doute vous hantera pour toujours »… Une phrase du genre… Cela m’avait alors vraiment marqué car je m’en souviens encore 23 ans plus tard. Je garde malgré cet échec de fin, un souvenir magique de ce jeu que je hisse dans mon Top 10 de mes jeux retros préférés.  Une valeur sûre pour tous ceux qui voudraient incarner Hercule Poirot le temps d’un voyage sur un voilier de luxe afin de vivre virtuellement son propre Mort sur le Nil ou son Crime de l’Orient-Express.

BONUS:
Manuel et boîtier du jeu, jaquette alternative et pub presse de 1991.