Avril 1988, Île d'Ouvéa, Nouvelle-Calédonie.

30 gendarmes retenus en otage par un groupe d'indépendantistes kanak, 300 militaires envoyés depuis la France pour rétablir l'ordre. 2 hommes face à face: Philippe Legorjus, capitaine du GIGN et Alphonse Dianou, chef des preneurs d'otages.

À travers des valeurs communes, ils vont tenter de faire triompher le dialogue. Mais en pleine période d'éléction présidentielle, lorsque les enjeux sont politiques, l'ordre n'est pas toujours dicté par la morale...

 

Mathieu Kassovitz nous offre d'entrée des images magnifiques avec pour cadre un décor paradisiaque... un décor dans lequel se joue malheureusement un terrible drame.

Le film, poignant, bénéficie d'une mise en scène magistrale renforcée par une ambiance sonore prenante. Malheureusement, un jeu d'acteur inégal et une diction imparfaite viennent parfois légèrement ternir ce chef d'oeuvre qui fait honneur au Cinéma.

 L'ordre et la morale n'est pas seulement un film mais aussi une aventure humaine et un devoir de mémoire... un devoir moral. On le comprend d'autant plus en regardant le making of de Sylvain Pioutaz : Le dernier assaut et le documentaire d'Olivier Rousset: Le temps kanak qui viennent compléter l'édition Blu-ray.

Au rang des défauts, on pourrait également signaler des problèmes de bruit d'image sur certains plans mais quand il nous est donné la chance de voir un film d'une telle qualité, d'une telle beauté, d'une telle émotion, à une époque où les étrons de Michael Bay cartonnent dans les salles, il serait vraiment dommage de faire le tatillon.

L'Ordre et la Morale est à voir absolument et à ranger aux côtés des autres chef d'oeuvres du 7ème art de votre DVDthèque!

 

Entretien avec Mathieu Kassovitz

Comment avez-vous été amené à vous intéresser aux
événements d'Ouvéa et au personnage de Philippe Legorjus ?
Il y a treize ans, mon père m'a donné à lire le livre
« Enquête sur Ouvéa », qui racontait, minute par minute, les
événements d'Ouvéa. J'avais bien sûr quelques souvenirs -
j'avais 18 ans à l'époque. Je me souvenais de ce que l'on avait
dit à la télé, que les Kanaks avaient massacré des gendarmes à
la machette avant d'en prendre d'autres en otage, qu'il y avait
eu des décapitations, des viols... Je me rappelais de ce qu'avait
dit Chirac, premier ministre à l'époque, que c'étaient des êtres
humains qui ne méritaient pas d'être traités comme tels...
Dans ce livre, j'ai découvert une toute autre histoire. C'était
le compte rendu d'une enquête qui affirmait qu'il y avait eu
maltraitance, que des exactions avaient été commises qui avaient
conduit à la mort de dix-neuf Kanaks. Ce livre qui racontait ces
dix jours d'avril/mai 1988 était un véritable scénario. Tout au
long de cette incroyable histoire, un personnage revenait sans
cesse, était présent à tous les niveaux : le capitaine Philippe
Legorjus, officier du GIGN envoyé sur place pour négocier avec
les preneurs d'otage et qui s'est retrouvé pris dans les filets
des militaires et des politiques.
C'était entre les deux tours de l'élection présidentielle qui
opposait François Mitterrand et son Premier ministre, Jacques
Chirac, donc en pleine cohabitation... Quelque temps plus tard,
sur le tournage des RIVIERES POURPRES, l'un des acteurs,
Olivier Rousset m'explique qu'il a vécu six mois en Nouvelle-
Calédonie, en 89. Il me raconte comment il a été accepté là-bas,
comment il s'est pris d'une grande passion pour ce pays et
pour ses habitants. Il a séjourné là-bas en contact direct avec
les gens qui ont vécu les événements d'Ouvéa. Depuis, il y est
retourné plusieurs fois. Je lui ai alors demandé de m'organiser
un voyage et de me faire rencontrer des Kanaks.

Y êtes-vous allé avec déjà l'idée d'en faire un film ?
Oui, je savais qu'il y avait une matière formidable et que
le scénario était virtuellement écrit : dans le compte-rendu de
ces dix jours, il y avait assurément l'architecture d'un film
dramatique. Lors de ce premier voyage, en 2001, nous n'avons
pas parlé du film, nous y sommes allés juste pour voir. Je
voulais savoir à qui j'avais affaire. Je me demandais comment
monter un tel film et s'il était possible de le faire là-bas.
A l'époque, dix ans s'étaient écoulés depuis les événements
mais les gens étaient toujours renfermés sur leur propre
douleur. C'était un sujet tabou. Le travail de deuil n'avait pas
eu lieu. Il y avait beaucoup de conflits à l'intérieur même
de la communauté kanak, des conflits religieux, des conflits
politiques... 19 morts, cela touche des tribus, des familles qui
sont toutes reliées entre elles d'une manière ou d'une autre...
Olivier m'a fait rencontrer Mathias Waneux (figure importante
de l'île d'Ouvéa, chef coutumier, élu de la Province des Îles et
chef d'entreprise), qui joue d'ailleurs dans le film. C'est chez
lui que nous avons vécu quand nous étions sur place. Il nous
a guidés dans la coutume et il a plaidé notre cause auprès des
différents camps. Mathias nous a prévenus que c'était peutêtre
trop tôt et qu'il faudrait probablement attendre encore dix
ans avant de pouvoir en faire un film. J'ai passé dix jours à
découvrir le pays et ses habitants, et en rentrant, j'ai commencé
à travailler sur un scénario. Les cinq années qui ont suivi, j'ai
fait plusieurs voyages à la fois pour me documenter et pour
mesurer les possibilités que nous avions de pouvoir faire le
film. A chaque fois, nous avons dû faire ce qui est au coeur de
la culture kanak et qui s'appelle la « coutume ».

Comment définiriez-vous la « coutume » ?
La « coutume » est une discussion qui se termine par
un accord tacite qui doit être tenu car il se fait les yeux dans
les yeux. La société kanak est fondée sur l'échange de la
parole. Celle-ci a une très grande valeur, elle engage ceux qui
l'échangent et donne à chaque chose une dimension sacrée. En
Nouvelle-Calédonie, tout est régi par la « coutume ». Ce sont
des discussions très intéressantes - je n'en ai jamais eu de
pareilles ailleurs - elles peuvent durer des heures, voire des
jours entiers... Il y a un temps pour la parole, un temps pour
l'écoute, un temps pour la décision. Nous avons fait tout ce
travail avec Olivier. On nous a dit : «Vous pouvez faire le film si
tout le monde est d'accord. - Qu'est-ce que ça veut dire, tout le
monde ? - Déjà toutes les familles des victimes, et puis tous les
gens qui sont dans la « coutume » et qui ont leur mot à dire...»
Nous nous sommes ainsi retrouvés plusieurs fois devant
quarante personnes à expliquer ce que nous voulions faire et
pourquoi nous voulions le faire. Ce qui ne me facilitait pas la
tâche, c'est que dès le début, j'ai voulu raconter cette histoire
du point de vue de Philippe Legorjus que beaucoup de Kanaks
considèrent comme un traître puisque, justement, il n'a pas
tenu - ou pas pu tenir - sa parole.

Pourquoi cette volonté de passer par le regard de Legorjus ?
Parce qu'il est le fil rouge de toute cette affaire. Parce qu'il
a vécu humainement quelque chose de difficile, de surprenant,
d'intense. À l'époque, je ne l'avais pas encore rencontré mais
j'avais lu son livre, "La morale et l'action" qui montre tellement
bien tout ce qu'il a vécu, tout ce qu'il a traversé; comment
une véritable confiance s'est nouée entre lui et le leader des
preneurs d'otages, Alphonse Dianou, et comment il a dû la
trahir, malgré lui... C'est du Shakespeare !
En plus, cette vision était pour moi assez facile sinon à défendre
en tout cas à expliquer : je ne suis pas kanak, je ne suis pas
là pour défendre la cause kanak mais pour exprimer cette
vision compréhensible par un grand nombre de spectateurs.
L'histoire d'un homme blanc qui pourrait être notre voisin qui
découvre d'autres individus d'une autre culture et vit quelque
chose de fort. C'est à travers les yeux de Legorjus que nous
allions découvrir le problème politique et humain.
Je l'expliquais aux Kanaks pendant la coutume et ils me disaient :
« Oui, mais c'est un traître.» Je leur répondais que le but du film
n'était pas d'en faire un héros, ni un traître d'ailleurs, mais
simplement de raconter ce qu'il avait vécu... Au cours de ces
coutumes, nous nous sommes retrouvés dans des situations
assez extrêmes mais qui se sont toujours bien finies puisque
nous étions dans le dialogue. On avait souvent affaire à des
gens très méfiants envers les blancs, envers les métropolitains.
Des jeunes de 25 ans, qui avaient 5 ans quand leur père ou
leur oncle ont été tués, qui vivent avec ce souvenir-là, avec
cette image de ce père ou de cet oncle couché à terre, une balle
dans le corps. Et c'est d'autant plus terrible que personne n'en
parle, qu'il y a un énorme point d'interrogation sur ce qui
s'est réellement passé - ce qui, du coup, déclenche tous les
fantasmes. Certains nous reprochaient de vouloir rouvrir les
plaies, et nous, on essayait de leur expliquer que c'était peutêtre
au contraire une manière de les cicatriser.

Pouvez-vous nous dire ce qui vous touche le plus dans cette
histoire ?
Les relations qui se nouent entre cet officier du GIGN
et ce jeune leader indépendantiste. La rencontre de deux
personnalités qui se comprennent tout de suite. Ils ont tous les
deux les mêmes ambitions et les mêmes besoins de justice. Le
GIGN, ce n'est pas n'importe quel corps d'armée. Ce sont des
hommes qui ont une philosophie, une éthique. S'il y a un mort dans
une opération, dans un assaut, ils considèrent que c'est un échec.
Legorjus a voulu être moine, il s'est battu en mai 68 contre des
unités CRS auxquelles il a ensuite appartenu. Alphonse Dianou a
lui aussi voulu être prêtre, il a fait sept ans d'études théologiques,
et ensuite, il s'est investi dans un combat qu'il ne voulait pas
forcément mais qu'il a embrassé complètement, jusqu'au sacrifice.
C'est passionnant d'avoir affaire à des personnages à la fois
aussi contradictoires et aussi proches. J'ai demandé à Philippe :
«Etes-vous devenus amis ?» et il m'a répondu : «Ce n'était pas de
l'amitié, mais de la fraternité...» Ce qui me touche en premier,
c'est l'aventure humaine. Et immédiatement après, la terrible
injustice de toute cette histoire.
Dans un monde non pas parfait mais juste normal, on aurait
laissé le temps à Legorjus de trouver des solutions et personne ne
serait mort. Toute la problématique politique qui s'est révélée au
fur et à mesure que j'avançais dans l'histoire est passionnante.
Comment des politiques sont prêts, pour servir leurs intérêts, à
sacrifier des otages ? Comment aussi il y a un manque évident
de respect, de dialogue, bref d'intelligence... C'est quelque chose
qui me parle, parce que dans une moindre mesure, c'est ce qui se
passe en banlieue...
Et puis, il y a dans cette histoire une universalité qui me subjugue.
La façon dont on pille les richesses d'une population en leur
imposant des règles, des lois qui ne peuvent pas fonctionner chez
eux. Avec, par-dessus tout cela, la pression, l'enjeu du deuxième
tour d'une élection présidentielle !

Qu'est-ce qui était le plus difficile dans l'écriture du scénario ?
Vous avez deux heures pour raconter dix jours d'une
histoire extrêmement complexe aussi bien au niveau historique,
culturel, social, militaire, politique... Chaque scène doit avoir son
importance, tout doit être parfaitement compris et rien ne doit
être réducteur. Comment faire sans trop romancer, sans s'éloigner
de la réalité, tout en étant dans un rythme de cinéma ? Comment
réduire ces dix jours en deux heures tout en les sublimant
cinématographiquement ? C'était cela le vrai challenge et ça nous
a pris beaucoup de temps pour y parvenir... Je pense qu'au bout
du compte, j'aurai fait vingt cinq versions du scénario ! Après mon
premier voyage, j'ai écrit une première mouture avec un scénariste
mais je me suis vite aperçu que nous n'étions pas partis dans la
bonne direction. J'ai tout repris à zéro, en n'oubliant jamais que
l'on devait être en permanence avec Legorjus puisque tout est
vu à travers lui. Ensuite, j'ai ressenti le besoin de demander à
Benoît Jaubert dont le père était militaire, de m'aider - justement
pour clarifier les rapports des militaires entre eux. Enfin, Serge
Frydman nous a donné un petit coup de main sur les dernières
versions.

Vous n'avez pas impliqué Philippe Legorjus dans le processus
d'écriture ?
Non, je ne l'ai même rencontré qu'une fois le projet bien
enclenché mais ensuite je lui ai fait lire assez vite toutes les
premières versions du scénario. J'avais besoin qu'il me donne son
avis sur la direction que nous avions prise, qu'il me corrige, qu'il
rectifie des erreurs d'appréciation possibles. Je savais à quel point
cette histoire est importante pour lui. Ces dix jours ont marqué
son existence à jamais. Depuis, il a complètement changé de vie.
Peu de temps après, il s'est mis en réserve de la gendarmerie puis
il a quitté l'armée. S'il y était toujours, cela m'aurait d'ailleurs
posé quelques problèmes. Mais là, on ne peut mettre en doute
une seule seconde sa sincérité, son honnêteté, son intégrité. Il est
très respectueux de son arme mais il a aujourd'hui encore une
véritable aversion pour la lâcheté des hommes politiques. Ça m'a
surpris et aussi... rassuré sur le personnage !

Et vous avez fait lire le scénario aux Kanaks aussi ?
Oui, nous avons fait le même travail avec les Kanaks.
Mais quand vous arrivez dans un village où tous les gens qui
n'en ont jamais lu veulent lire le script et que dès la page 2 qui
commence par «Legorjus se réveille chez lui», on vous dit : «Mais
qu'est-ce qu'on fait chez Legorjus ? », vous vous dîtes que vous
n'êtes pas au bout de vos peines ! En même temps, ce qui a été
important pendant toute cette période-là, c'est que cela a permis
des retrouvailles.
De nombreux Kanaks, dont Mathias Waneux qui était un peu
le porte-parole, ont eu besoin d'expier ce qui s'est passé et de
rencontrer les familles de gendarmes. C'est un travail qu'eux
seuls pouvaient faire et ils ont vu à travers ce projet l'opportunité
de les rencontrer et de rencontrer Legorjus. Pour lui aussi, c'était
important de les retrouver, de leur expliquer son comportement.
C'était essentiel - y compris pour que le film puisse se faire - que
ces gens-là arrivent à communiquer pour essayer de faire la paix
avec leurs propres angoisses et leurs fantômes. Pendant cinq ans,
nous avons effectué un travail de fou. A tous les niveaux.

Avez-vous dès le départ envisagé de jouer vous-même Philippe
Legorjus ?
Non, j'ai d'abord cherché des acteurs mais je me suis vite
rendu compte que cela allait être long et compliqué de faire le film.
On ne cessait de passer du « Oui on peut le faire» au «Non, on ne
peut pas le faire ». Je ne pouvais donc pas bloquer un acteur sans
être sûr de tourner au final et du coup remettre en jeu à chaque
fois le financement du film. Mais surtout, très rapidement, j'ai
réalisé que, vis-à-vis de mes interlocuteurs, c'était la meilleure
preuve de mon implication totale dans le projet.
D'un côté, je n'avais pas trop envie parce que c'était un film
difficile à faire et que j'aurais été plus à l'aise juste derrière la
caméra. De l'autre, j'ai compris que le film ne se ferait, y compris
au niveau du financement, que si je le portais de A à Z. C'était
important pour toutes les personnes impliquées que ce soit moi
qui joue Legorjus. Cela authentifiait totalement ma démarche.

Qu'est-ce qui était le plus compliqué pour vous comme acteur ?
Le vrai Legorjus est un professionnel qui ne se laisse pas aller
aux émotions car elles pourraient obstruer son jugement. Avant
de le rencontrer j'avais imaginé un personnage beaucoup plus
romantique et cinématographique, mais son professionnalisme
est en fait devenu l'axe central du film, tant du point de vue de
la réalisation que de celui du jeu et me permettait d'effacer son
jugement personnel de l'histoire que je racontais pour laisser
l'Histoire avec un grand H prendre le dessus.
Ce n'est pas SON histoire, il est juste notre guide. Savoir que
Legorjus n'avait pas pleuré ou n'élève pratiquement jamais la
voix m'a donné le rythme du film et son point de vue. En fait,
j'avais le même souci comme acteur et comme réalisateur, c'était
de garder la tête froide. Je savais que je ne devais pas céder à
la panique et, en cas de galère, à garder les troupes concentrées
aussi bien que ma ligne directrice.

En dehors de vous, Sylvie Testud, Philippe Torreton et Malik
Zidi, il y a peu de visages connus parmi les acteurs.
Mon problème, c'était de trouver qui allait jouer Alphonse
Dianou. En métropole, il y a, je crois, cinq acteurs kanaks
répertoriés dont quatre étaient impossibles à envisager à cause de
leur âge... On s'est posé la question de tourner avec des Africains,
avec des Antillais mais très vite, on s'est dit que ce n'était pas
possible. Nous pouvions changer d'endroit mais on ne pouvait
pas ne pas le faire avec des Kanaks. Pour le rôle d'Alphonse, je
cherchais dans les villages, je cherchais à Nouméa, je cherchais
partout. En même temps, je réalisais qu'une fois trouvé, ce
Kanak allait se retrouver dans une situation périlleuse. Auraitil
le droit légitime de jouer Alphonse s'il ne faisait pas partie
de la famille ? Est-ce que sa tribu accepterait ? Est-ce que sa
famille accepterait ? Ce n'était pas juste trouver un bon acteur...
Et puis, mon directeur de casting est tombé sur Iabe Lapacas,
un Kanak qui vit aujourd'hui en métropole et qui fait des études
d'avocat. Il se trouve qu'en plus c'est un cousin d'Alphonse Dianou...
Il a accepté après avoir demandé l'autorisation à sa famille et il
a assumé son choix. L'unique travail que j'ai fait avec Iabe, c'est
de lui apprendre les bases du travail d'acteur : la respiration, le
placement de la voix, le rythme... Le reste s'est fait tout seul. Et
cela a été la même chose avec Philippe de Jacquelin Dulphé qui joue
le Général Vidal qui est, lui, un vrai militaire, un ancien colonel.
Lui aussi est arrivé avec l'envie de raconter certaines choses
sur les militaires. Quand je réfléchissais au casting, je me disais :
« Il va y avoir un Kanak qui n'a jamais fait de cinéma pour jouer
Alphonse, il sera entouré d'une trentaine de gars qui n'auront
jamais fait de cinéma non plus, et en face d'eux qu'est-ce que je
mets ? Des comédiens connus, de vrais acteurs ? » Je suis plutôt
allé chercher du côté des anciens militaires, des légionnaires, des
hommes du GIGN, dont certains vivaient sur place, et puis je les
ai mélangés à de vrais comédiens. Cela mettait tout le monde un
peu en danger.

Avez-vous travaillé avec le GIGN ?
Non, le GIGN n'a pas pu s'impliquer directement dans le film
mais nous avons travaillé avec des personnes qui y ont travaillé,
qui sont aujourd'hui conseillers pour le cinéma et qui nous ont
fait faire un vrai stage d'entraînement pendant une semaine.
Cela a soudé le groupe tout en cassant un peu les égos. La plupart
ont vraiment joué le jeu. C'était difficile pour eux parce que le
tournage était quand même assez tendu. Il y avait d'un côté ceux
qui jouaient les types du GIGN et de l'autre des Kanaks dont les
parents avaient été tués par des militaires... Il y a eu quelques
explications, il fallait bien que chacun trouve ses marques mais
c'était une aventure géniale à vivre. 150 figurants qui dormaient
dans des tentes et venaient tous à vélo sur le plateau !

Il y a dans L'ORDRE ET LA MORALE un souffle, une puissance
dans la mise en scène, un sens du cinéma que l'on est content de
vous voir retrouver.
Le sens du cinéma va avec le sujet qui l'accompagne. Et
aussi la bonne production en l'occurrence Nord-Ouest, car ça influe
énormément sur la façon dont un film se fait. Tous les éléments
étaient réunis. J'ai surtout un sujet qui me permet d'exprimer ce
genre de choses.
Au départ, quand on devait tourner en Nouvelle-Calédonie et que
le budget du tournage se réduisait au fil de nos dépenses, j'ai
envisagé avec mon chef opérateur, Marc Koninckx, dont j'avais
beaucoup aimé le travail sur JOHNNY MAD DOG, de faire un film
plutôt tourné à l'épaule, assez guérilla et reportage, peu découpé
où la caméra est au coeur de l'action, un peu à la manière de
BLOODY SUNDAY de Paul Greengrass que j'adore. J'ai d'ailleurs
conservé ce principe pour l'attaque de la gendarmerie et pour
l'assaut de la grotte... Par la suite, lorsque nous avons délocalisé
le tournage, la donne a changé, on n'avait plus la même pression
puisque nous étions dans un lieu neutre. Je me suis alors dit
qu'on pouvait tourner un film plus installé, un peu plus posé, plus
structuré, plus mis en scène, ce qui me correspond davantage.
Nous avons décidé de tourner en Scope, c'est un format qui amène
à remplir le cadre, à composer l'image. Cela permettait aussi
d'avoir ces grandes envolées un peu lyriques, des respirations...
Parallèlement, ma préoccupation était de faire une mise en scène
qui soit la moins intrusive possible. Il n'y a pas beaucoup d'axes
différents et souvent des personnages de profil.

Il y a aussi des trouvailles purement cinématographiques. Vous
avez parlé de l'assaut de la grotte où, soudain, on est réellement
au coeur de l'action, du danger, du chaos. Mais il y a aussi ce flash
back qui démarre à l'intérieur d'une scène comme si Legorjus
était lui-même témoin de l'attaque de la gendarmerie qui s'est
déroulée quelques jours plus tôt...
Ce sont effectivement des trucs de cinéma que j'ai pu
apporter - mais je ne voulais pas qu'il y en ait trop, ce n'était
pas le propos... Ça rendait la scène plus forte, comme si Legorjus
vivait vraiment ce qu'on lui raconte. Nous avons tourné l'attaque
de la gendarmerie en un plan séquence assez sophistiqué. Et après
avoir cherché dans plusieurs directions pour l'assaut de la grotte
et avoir testé différents types de caméras et d'appareils photos
numériques pour être le plus mobile possible, le chef opérateur m'a
convaincu de le tourner aussi en un plan séquence, au moins pour
tout ce qui concernait l'avancée de notre groupe. On a effectué une
journée de répétition que nous avons tournée puis on a fait deux
jours de tournage à l'arrache, comme si c'était un véritable assaut.
De toute manière, je savais que je voulais ne montrer de cet assaut
que les moments où Legorjus était présent. Une fois encore, je
me devais de tenir ma ligne : tout voir à travers ses yeux. Je
ne pouvais pas montrer ce qui s'est passé dans la grotte à ce
moment-là, car Legorjus n'y était pas, et il y a beaucoup de versions
différentes. J'aurais été obligé de prendre parti et ce n'était pas
mon propos. Là, je filme simplement les hommes du GIGN qui
avancent et buttent sur les corps des Kanaks qui ont été tués par
les commandos militaires. Sauf dans la séquence d'ouverture qui
est un peu comme un rêve ou plutôt comme un cauchemar.

Avec ce film, vous renouez avec un certain cinéma engagé. Est-ce
que cela vous a manqué ces dernières années ?
Ce n'est pas que cela m'a manqué puisque ça fait dix ans
que je travaille sur ce projet ! Si tout s'était passé comme je le
voulais, j'aurais réalisé ce film en 2004 ! Mais quand le projet s'est
arrêté, il a fallu que je trouve un film à faire. Je suis d'abord tombé
sur GOTHIKA, puis sur BABYLON A.D. que j'ai mis cinq ans à
monter... Et puis, on m'a proposé de beaux rôles en tant qu'acteur,
dans AMEN ou dans MUNICH - qui sont d'ailleurs aussi des films
engagés.

Le livre de Philippe Legorjus s'appelle "La morale et l'action" et
votre film L'ORDRE ET LA MORALE ...
Pour Philippe, la morale et l'action résument sa vie, ce sont les
grands principes de son parcours. L'ordre et la morale, c'est vraiment
le sujet du film. Peut-on concilier les deux ? Et comment ? Ce titre
peut se lire à plusieurs niveaux. Cela va de la phrase du Général
Vidal qui dit : «Vous allez suivre les ordres même s'ils vont à
l'encontre de votre morale personnelle» à celle que je fais dire à
Bernard Pons : « On va rétablir l'ordre et la morale. » Comme si
c'était la même chose...

Il y a dans L'ORDRE ET LA MORALE une utilisation singulière de
la musique et notamment lors des séquences finales qui renforcent
l'aspect dramatique de l'assaut.
La musique dans les films m'a toujours posé des questions
particulières. J'ai tendance à me méfier des réalisateurs qui en
mettent trop. C'est tellement facile de manipuler les spectateurs
avec... Dans METISSE et dans LA HAINE, il y en a peu et pour
ASSASSIN(S), j'avais fait appel à Carter Burwell, le compositeur
des premiers films des frères Coen, qui avait écrit une musique
absolument superbe.
J'ai toujours pensé que s'il y avait de la musique à un endroit, il
fallait que ce soit justifié et qu'elle soit juste. Lorsque je pensais
filmer L'ORDRE ET LA MORALE à la manière d'un reportage,
j'avais même envisagé de ne pas en mettre du tout mais quand j'ai
décidé d'une mise en scène plus installée, plus composée, j'ai vite
compris que je ne pourrais pas m'en passer. Pas question pour
autant de mettre des violons sur les gros plans de Legorjus pour
forcer l'émotion.
Habituellement, je monte sans musique parce que ça impose un
rythme qui n'est pas forcément celui du film, d'autant qu'on s'y
habitue et que c'est très difficile ensuite de la remplacer. Pour
ce film, j'ai fait une exception et j'ai monté quelques scènes sur
la musique de LA LIGNE ROUGE et ça fonctionnait très bien. Je
suis donc allé chercher Klaus Badelt qui a notamment travaillé
avec Hanz Zimmer sur le film de Terrence Malick et je lui ai aussi
parlé d'une autre musique que j'aime beaucoup, celle de FULL
METAL JACKET, une musique militaire un peu dissonante. Je lui ai
également parlé de cet autre fantasme que j'ai, comme réalisateur,
et que j'essaie de concrétiser à chaque fois que je peux : celui
de mettre sur les cinq ou dix dernières minutes un thème qui
part doucement et monte en crescendo jusqu'à la fin du film, à la
manière du Boléro de Ravel ou de Carmina Burana. Pour que cette
montée en puissance soit encore plus forte, plus dramatique, je ne
voulais pas d'instruments classiques. Nous avons alors fait appel
aux Tambours du Bronx qui ont interprété cette musique à leur
manière.
C'est ce qui aboutit à ce son si particulier. Comme un roulement de
tambour militaire mais sur des caissons de métal, et qui, du coup,
ressemble à un bruit de char.