1983 est une année charnière pour l'ensemble de l'industrie vidéoludique. Un an plus tôt, le crash du marché nord-américain l'avait nettoyée de ses canards boiteux, favorisant l'émergence de nouvelles forces vives (constructeurs, éditeurs, jeux), appelées à revitaliser ce secteur moribond. Le studio Rareware fait partie de cette seconde vague de créateurs bien décidés à saisir cette seconde chance que l'arbitrage impitoyable du marché leur offre. Habitée par ce sentiment d'être les pionniers d'une nouvelle ère du jeu vidéo, la fratrie des Stampers jette les bases d'un modeste studio promis à une renommée internationale.
 
C'est dans une petite pièce d'une maison familiale perdue au beau milieu de la campagne anglaise que les deux frères Tim et Chris s'affairent à développer leurs propres jeux sur formats ZX Spectrum et BBC Micro, sous l'enseigne à consonance ronflante Ultimate Play the Game. La petite célébrité régionale gagnée grâce à certains de leurs titres les pousse à s'ouvrir à d'autres tendances. En effet, des articles élogieux relatant le succès de Nintendo sur son marché domestique inondent la presse spécialisée anglaise. Ce souffle nouveau attire leur attention et sans attendre ils se jettent tête baissée dans ce qui apparaît à leurs yeux comme une formidable aventure aux promesses alléchantes. Leur disposition intellectuelle et leur grande expérience dans l'expertise hardware & software des circuits électroniques arcade et ordinateurs, leur donne l'opportunité de franchir le pas avec un temps d'avance sur les développeurs européens.
 
Les Stampers font l'acquisition d'une Famicom, qu'ils démontent afin d'expertiser, éplucher, scruter le moindre composant de cette console de salon à la finition exemplaire. Leur conclusion valide les premières intuitions. Une révolution vidéoludique est en marche, elle vient du Japon. Les deux frères s'empressent alors d'organiser la réception officielle de la plate-forme de Nintendo en occident en se réorganisant. Nous sommes en 1985, l'ampoulé Ultimate Play The Game cède sa place à Rare Limited : "ce changement de désignation illustrait notre orientation en faveur des consoles étrangères et autres cartes d'arcade" explicite le responsable du pôle Test & User Research Paul Machacek, dans les colonnes du site RedBull.com.
 
Non contents de mettre sens dessus dessous les matériels électroniques des grands constructeurs, les frères Stampers ont développé leur propre système de jeu de poche. Architecturée à partir d'une carte d'arcade appelée RAZZ et portée par Chris, la console nomade aux performances modestes était montée sur batteries. Mais elle n'a pas dépassé le stade de prototype de laboratoire. Elle est du reste, fièrement exposée dans les locaux de Rare : "c'était un ensemble de puces soigneusement soudées entre elles et protégées par un boîtier afin de prévenir un court-circuit. Elle était alimentée par des piles AA, disposait d'un écran couleur LCD que Tim avait désossé d'une télévision portative achetée au Japon", précise Paul Machacek. Une Gameboy avant l'heure ? Assurément, du moins dans son appellation cousine : "nous l'avions dénommée Playboy".
 
Rare faisait peu de cas de ce projet. Il a été présenté sans grande prétention dans une foire commerciale avant d'être rangé dans un placard doré. Cet épisode dans l'histoire du studio est plus qu'anecdotique. Il annonce le haut degré de fascination qu'exerce la technologie sur la culture d'entreprise de cette pépite britannique : "Rare a déposé un nombre incroyable de brevets [...] les Stampers seraient mieux décrits comme des inventeurs spécialisés dans la création de jeux vidéo [...] j'ai toujours considéré Chris comme un savant fou, je l'ai vu maintes fois souder à pleines mains", déclare Chris Seavor, ex-membre du studio. Les années 90 signent une dévotion presque totale aux formats Nintendo même si en période de vache maigre, Rare répond sans se faire prier à des commandes que l'on peut qualifier d'alimentaires émanant d'éditeurs : "le studio avait besoin de gagner de l'argent", se justifie Machacek.
 
 
Rare se distingue dès leur premier titre sur NES. De retour d'une exposition commerciale organisée autour du jeu vidéo, le programmeur Mark Betteridge est enthousiaste. Une démo du hit Battletoads attise la curiosité : "tout le monde se demandait sur quelle console tournait notre jeu, se remémore Machacek sourire en coin. Ce n'était certainement pas la prochaine machine de Nintendo déguisée en NES, ou alors une puce glissée dans la cartouche du jeu ? En réalité, ce n'était juste que des astuces de programmation intelligemment planifiées développées sur une NES de ce qu'il y avait de plus commun". Les hits s'enchaînent (Snake Rattle 'n' Roll, Captain Skyhawk, Lunar Jetman...), le studio anglais attise la convoitise des plus grands. Toutefois l'idylle parfaite entre Nintendo et Rare jette tout naturellement le studio dans les bras du constructeur nippon. En 1994, les frères Stampers cèdent 49% du capital social de leur société. Avec cet argent frais et la bienveillance de leur nouvelle tutelle, Rare investit massivement dans les technologies de la troisième dimension sans se tromper d'objectif : "de grands éditeurs ont embauché à tour de bras des artistes 3D pour travailler sur les séquences cinématiques. Mais Rare a tout de suite saisi l'intérêt d'appliquer cette nouvelle dimension aux jeux" tient à préciser Seavor.
 
La rigueur professionnelle et le talent artistique du studio impressionnent tellement Nintendo "que la lourde décision" de leur confier "Donkey Kong, une licence hautement stratégique du fabricant" est prise à l'unanimité au sein de l'état-major. Tout honoré de cette marque de confiance absolue, le studio réalise Donkey Kong Country, la seconde meilleure vente jamais réalisée par un jeu SNES (9 millions d'exemplaires écoulés). "Nous avons mutuellement bénéficié des qualités professionnelles de chacun [...], mais j'aime me laisser dire que nous avions impressionné Nintendo avec notre savoir-faire technologique" fait observer Gregg Mayles, concepteur de jeux chez l'actuel Rare. Phil Tossell, ex-programmeur du studio anglais partage cette opinion : "j'avais le sentiment que Nintendo considérait nos jeux comme techniquement et artistiquement supérieurs aux leurs. Myiamoto nous rendait fréquemment visite, j'ai ouï dire que son équipe avait retravaillé toutes les textures de Zelda après être tombée sur Banjo-Kazooie".
 
À leur décharge, la conception ludique de Zelda Ocarina of Time ainsi que celle de Super Mario 64 est infiniment plus élaborée que le défi technologique de Rare qui se contente d'aligner les niveaux sans réelle fluidité.
 
Les hits chassent les suivants sur Nintendo 64, Rare est rapidement grisée par le succès. Une lassitude larvée s'installe doucement, elle gagne les esprits des créatifs. Un besoin de respiration renouvelée, une volonté de froisser les conventions ronflantes de Nintendo se revendiquent dans le titre Conker's Bad Fur Day. C'est un véritable pamphlet que livre le studio au constructeur taxé de conservatisme : "je me rappelle avoir été accosté par un exécutif de NoA complètement ivre lors de l'E3. Ils détestaient de toute leur force notre jeu, il ne s'est pas privé pour me le signifier verbalement", confirme Chris Seavor, auteur et réalisateur de Conker. Contre toute attente, la démo de la réédition du jeu sur x360 présentée au PDG de Microsoft Steve Ballmer a provoqué une identique perplexité : "son commentaire a été << mais comment allons-nous marketer ce produit ? >> " réagit songeur Seavor.
 
zieutez le blog de Conk3r pour en savoir plus
 
La controverse soulevée par ce titre insultant pour l'académisme puritain de Nintendo constitue un point de rupture relationnel entre les deux partenaires. Le géant japonais s'est débarrassé de cet insolant studio, non sans en tirer un confortable profit : "c'était une vraie guerre de tranchées entre nous et Activision, acquiesce Ed Fries ancien vice-président de Games Publishing de Microsoft. Ils avaient gagné la première manche. Rare était plus intéressé par un partenariat avec eux. Je pense que c'est parce qu'ils ne souhaitaient plus être adossés à un constructeur". Le numéro un informatique a dès lors fait jouer toute sa puissance financière : "nous avions fait une contre-proposition" que Nintendo n'a pu refuser. Mais les choses n'étaient pas aussi simples. Le constructeur japonais possédait la moitié du capital de Rare et une option d'achat prioritaire sur la suivante, quel que soit le montant que Microsoft était disposé à mettre sur la table. Activision hors-jeux, Nintendo menaçait d'user de son avantage contractuel dans le but de soutirer le prix maximum à Microsoft : "le prix était très élevé, 375 millions de $", atteste Fries dans les colonnes du magazine Develop. À l'époque, cette emplette représentait la cinquième plus grosse acquisition de toute l'histoire de Microsoft...
 
Le constructeur impose désormais ses marques : "il y a un niveau de professionnalisme et de gestion de projet qui ne nous était pas familier", reconnaît Machacek. Le marché du jeu vidéo est devenu une industrie où le processus d'élaboration est rationalisé pour produire un hit : "ça ne part plus d'une idée griffonnée sur un coin de table que vous trouvez cool, je pense que nous avons grandi". Cette nouvelle appréhension du métier ne s'est pas fait sans casse. Les fondateurs historiques du studio ont claqué la porte, suivies de plusieurs éminents créatifs partis voler de leurs propres ailes. Rare a néanmoins résisté. Sauvé maintes fois de la dissolution, son changement de paradigme en faveur de Kinect lui ouvre d'autres perspectives promptes à l'expérimentation, sa raison d'être depuis 30 ans.
 
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