Shenmue est un paradoxe. Ce titre concentre tous les superlatifs (magnifique, immersif, dispendieux...), mais polarise aussi les excès de l'état intérieur de tous joueurs (impatience, conjectures folles...). Il est également le dernier représentant d'une ambition technico-artistique brillante faite d'une histoire de rencontres, de flâneries au hasard d'une ville ouverte sur elle-même, avant-goût d'un basculement vers une postmodernité du genre bac à sable. Il incarne enfin l'oeuvre testamentaire de la défunte Dreamcast.
 
 
Yu Suzuki est homme de grands projets. De ceux qui ont construit pas à pas la solide réputation de Sega aussi bien en arcade que sur consoles de la marque. Amorcé sur Saturn, c'est tout naturellement vers son successeur que les aspirations démesurées du créatif pouvaient être raisonnablement comblées. Avec toutefois une conséquence presque intenable, l'explosion de l'enveloppe budgétaire allouée à la réalisation du jeu. Et ce n'est pas Tak Hirai, alors responsable principal du pôle programmation qui soutiendra le contraire : "je devais encadrer une équipe composée de 87 programmeurs. J'étais aussi en charge du contrôle de l'ensemble des données informatiques de Shenmue. Diriger ce conséquent effectif tournait au cauchemar, pensez qu'il me fallait jusqu'à 14 heures et demie par jour rien que pour les briefings individuels" souffle-t-il au magazine Retrogamer (n°78).
 
'Attention to details', c'était l'obsession quasi maladive de Yu Suzuki. Les généreuses capacités techniques de la Dreamcast allaient permettre à ce bouillonnant créatif de passer du fidèle portage arcade/console ('arcade perfect') à l'incroyable précision chirurgicale des graphismes ainsi que la gestion de la physique : "j'avais pour tâche d'affiner le langage de programmation du processeur SH4 afin d'optimiser ses performances. Programmer des lignes de codes principales et secondaires pour la gestion physique des cordons téléphoniques, des chaînes des menottes pendant les scènes cinématiques transitoires" confirme Tak Hirai. Sa ferveur l'a même amené à travailler sur son temps libre afin de "créer des effets de trainée lumineuse des phares de voitures". Il y avait en outre, ces ombres portées si gourmandes en ressource épousant pour la première fois dans un jeu sur console de salon, l'ondulation des rideaux de fer des magasins. Ou encore cette idée frappée du bon sens de stopper la course du héros lorsqu'il est face à un mur. Chose élémentaire que certaines superproductions sur formats HD n'intègrent toujours pas (FFXIII pour ne pas le nommer). 
 
Le pôle technique était tellement imposant qu'il a fallu le scinder en deux dans le but de mieux répartir les tâches de programmation : "l'une était dédiée à la programmation système tandis que l'autre était affectée à la planification des événements du jeu" afin d'assurer à Shenmue l'authenticité de son univers. Pas celle qui saute aux yeux tient à alerter Hirai "nous avons déployé d'immenses efforts pour intégrer des éléments qui ne sont pas palpables. Si l'authenticité du jeu vous semble si naturelle [...], c'est parce que nous avons passé beaucoup de temps à parfaire des détails presque insignifiants en dépit d'une puissance limitée". Des astuces de programmation ont permis à ces programmeurs chevronnés d'économiser de la puissance de calcul de la Dreamcast : "prenez par exemple les 300 personnages non jouables, nous les avions placés dans l'espace 3D de manière parfaitement synchronisés afin de nous épargner les calculs de collision".
 
 
À mesure que l'élaboration du jeu progressait, une infinité d'idées fantaisistes avait été écartée, car jugée non essentielle au bon déroulement de l'histoire : "on avait imaginé laisser la possibilité au joueur de soulever puis de jeter des objets comme une maison. Mais aussi d'accélérer et d'inverser le cours du temps". Hirai voulait les associer à des facéties de programmeurs, ces fameux Ester Eggs dont les joueurs raffolent. Cependant, faute de temps, elles passeront à la trappe.
 
En dehors de sa plastique, la force de Shenmue c'est son sens du récit. Il y a l'obéissance au dispositif narratif, mais aussi sa fragmentation matérialisée par les déambulations, le désoeuvrement auxquels le joueur peut librement se livrer. Qui n'a jamais passé des heures durant à jouer dans la salle d'arcade, glisser des pièces de monnaie dans la "tirette à 100 balles" dans le but de collectionner des figurines en plastique ou se surprendre à téléphoner plusieurs fois dans la même journée à Ine-san ? "Nous avions proposé des tonnes d'innovations jamais expérimentées ailleurs, s'honore Tak Hirai. Le chapitre le plus difficile à mettre en place avait été de donner le sentiment de pouvoir tout faire".
 
En effet, la proposition de Shenmue a fait école parmi les développeurs : "le succès de Gran Theft Auto tient pour beaucoup de Shenmue, même dans sa formulation 3D". Un concept était né, laissant tout de même une ardoise salée à Sega. Le jeu coûta la bagatelle de 70 millions de $, un budget que les jeux HD triple A atteignent avec peine. D'après des analystes, le parc mondial de Dreamcast était insuffisant pour résorber le budget colossal de cette production atypique. Le million d'exemplaires écoulés était louable, toute proportion gardée.
 
 
Malgré l'instance des fans à travers le monde, Sega reste de marbre. Cette licence semble belle et bien enterrée : "à ma connaissance, il n'existe aucun projet pour un troisième épisode" avance Tak Hirai. La série Yakuza, émanation de Shenmue, a pris désormais le flambeau.