Première incursion de Psygnosis dans un jeu de course qui ne s'apparente pas à un jeu de combat (Destruction Derby, wipEout), Formula 1 fut confié à un tout jeune studio anglais fraîchement renommé. << En 1994, l'équipe s'appelait Raising Hell  (jaillissement de l'enfer) [...] nous avions été forcés de rebaptiser la société différemment >> afin de finaliser son intégration au sein de l'éditeur anglais décrit Martyn Chudley, fondateur du studio au magazine PSM.
 
 
La toute petite équipe (cinq personnes) a passé l'oral avec succès : << il fallait soumettre une maquette à Psygnosis afin qu'ils puissent jauger de notre professionnalisme. >> Spécialisé dans la production de jeux sur Commodore Amiga et Megadrive depuis 1985, Bizarre Creations devait attester de son savoir-faire dans la maîtrise d'une technologie encore naissante, la troisième dimension. Satisfait de la démo présentée, l'éditeur confiait un projet de jeu d'une grande importance : << lorsque Psygnosis nous a offert l'opportunité de développer sur une licence aussi prestigieuse que la Formule 1, nous l'avions reçu comme un gage de confiance. >> La tentation de s'enflammer est grande, surtout lorsque l'on demande à un petit studio de réaliser une référence : << beaucoup de jeux commercialisés sous licences ont négligé le gameplay. Cela nous a servit de repoussoir. Nous avions l'ambition de réaliser un titre qui exploite consciencieusement une certification aussi respectable. Il fallait s'assurer de l'authenticité du produit aussi bien que de sa jouabilité >> , assurait Glen O'Connel de Psygnosis.
 
Il poursuit : << 14 mois ont été nécessaires pour assurer au jeu une finition et une profondeur qui ne puissent pas être prises en défaut. Nous avions toute latitude pour recruter du personnel, c'était un travail fantastique [...] F1 est une simulation comme vous n'en aviez jamais vu sur console de jeux. Après maintes conversations, nous avions récupéré toutes les informations nécessaires à l'élaboration précise des circuits en 3D. >> Des milliers de photos près de 100 heures de vidéo ont aussi été prises pour avoir un point de vue plus large des circuits. Une fois l'ensemble décortiqué et reproduit : << les modèles 3D ont été créés avec l'aide de Softimage tournant sur station de travail Silicon Graphics, comme les buildings, les stands. En revanche, les éléments secondaires ont été réalisés à la main. C'est très chronophage, mais leur rendu participe à la crédibilité du décor. >>  Avec la licence FIA chèrement acquise, les sponsors, records, voitures, circuits, écuries de la saison 1995 ont été exploités dans les moindres détails afin d'assurer une authenticité au jeu qui soit conforme à son réalisme visuel : << cela nous a donné une longueur d'avance sur tout ce qui avait été fait jusqu'à présent >> renchérit Martyn Chudley. Des adaptations ont toutefois été consenties afin de respecter les législations anti-tabac et alcools des divers pays.
 
Monstre technique avec ses 150 000 polygones texturés gérés à la seconde, Formula 1 a placé la barrière technique très haute : << je suis très fier des graphismes en 3D qui sont la réplique exacte de chacun des 17 circuits, de la vue intérieure qui propose un tableau de bord en 3D lui aussi, du design des véhicules et des moteurs à explosion. >> L'Intelligence Artificielle reflétait, sur le papier en tout cas, la personnalité des pilotes, des tactiques de conduite employées. En réalité, seule une poignée de compétiteurs (en premier lieu desquels Mikael Scumascher) a fait l'objet d'une réelle attention. << En nous penchant sur les titres concurrents, nous avions remarqué que les voitures se suivaient en file indienne. Nous avions déployé beaucoup d'efforts pour nuancer le comportement routier en nous inspirant des plus grands pilotes de F1. >> Ce qui le détache toutefois des autres jeux de course c'est la modération de l'infaillibilité des concurrents : << dans wipEout, aucun adversaire n'est admissible à la faute ce qui est inacceptable dans un jeu de F1 >> averti Chudley. C'est pour cette raison que les accidents de parcours (collision, sortie de route...) émaillent régulièrement la compétition virtuelle.
 
 
La certification FIA imposait une réplique exacte de la physionomie des circuits, ce qui a compliqué leur modélisation, notamment dans la maîtrise du clipping. Plusieurs astuces de programmation ont habilité Bizzare Creations à atténuer l'affichage tardif du décor par exemple en affichant deux niveaux de détails des voitures en premier (constitué de 450 polygones texturés) et second plan (juste 100 polygones faiblement texturés) : << à une certaine distance, nous avions découvert que nous ne pouvions faire la différence entre les deux styles d'affichage. Cela n'a en rien gêné la reconnaissance des modèles de voitures de compétition. >>  Comme pour montrer la puissance de leur moteur 3D, l'équipe s'est passée de séquences Full Motion Vidéo en proposant ses propres séquences vidéos du jeu. Déformation visuelle liée à la lentille de la caméra virtuelle, angles de capture inédits et audacieux ont tout aussi fait de valoriser le travail de modélisation qu'une réelle séquence vidéo prise d'un Grand Prix. << Nous devons quand même rendre hommage à la PlayStation, sa formidable puissance nous a rendu beaucoup de service, concède Chudley. Elle est très à l'aise avec la possibilité de représenter un grand nombre de bolides simultanément, plus que toute autre plate-forme sur le marché. Vous pouvez exiger d'elle d'afficher les 26 monocoques sur l'écran de jeu avec une grande distance de vue. >>
 
Lors de sa commercialisation en 1996, aucun titre d'éditeurs-tiers n'était en mesure de tenir la pole position avec Formula 1 (Sega avait bien tenté de couper l'herbe sous le pied de Sony en sortant F1 Live Information sur Saturn, mais trois circuits officiels et une réalisation technique surannée l'ont condamné). En dehors peut être de la simulation absolue sur PC : << Geoff Crammond GP a fait l'objet d'un travail pointu depuis au moins six ans. A contrario, Formula 1 est un jeu qui se destine à une plus large audience >> se défend Chudley.  Le succès a été immédiat (1 million d'exemplaires en Europe) ce qui encourageait naturellement Bizarre Creations à travailler sur une suite qui a malheureusement échoué sur le plan commercial (alors que cette seconde itération a corrigé sur bien des points - tel un véritable mode deux joueurs en écran partagé - les carences de Formula 1 96). La prouesse technologique mise au point par le studio anglais a été réutilisée par diverses éditeurs dont l'ambition était de donner une envergure identique à leurs titres. La reconnaissance professionnelle a même été plus loin. Le fondeur 3DFX avait commandé une démo technique dans le but d'exposer les capacités techniques de leur nouvelle carte accélératrice 3D pour PC. Psygnosis dissous, Bizarre Creations a volé de ses propres ailes, trainant une réputation d'opportuniste, se vendant au plus offrant.
 
Mais sous le vernis toujours plus clinquant de ses titres multiformats (MSR, PGR, The Club, Geometry Wars, Blur...), Bizarre Creations a toujours su démontrer une compréhension fondamentale des mécanismes de jeu ainsi qu'une juste appréciation de l'équilibre délicat à construire une expérience de jeu agréable accessible à tous publics. À la question jusqu'ou situez-vous le niveau de compétence de Bizzare Creations, son fondateur répond sans ménagement << on a certainement du vous dire que nous étions plus forts que nos concurrents, il y a en a d'autres, cependant nous avons constamment cherché à préserver l'aspect humain et chaleureux propre aux petites structures >> alors que l'effectif du studio avait atteint les 120 employés. Cette stratégie d'entreprise se dessine plus particulièrement dans le mode de recrutement : << nos critères d'embauche se concentrent sur la personnalité et la motivation des candidats plus que l'expérience professionnelle ou les qualifications >> prévient Chudley.
 
 
Racheté par Activision, le studio n'est plus que l'ombre de lui-même et subit de surcroît les restructurations imposées par son nouveau propriétaire. Son avenir vacillait un temps entre revente et disparition pure et simple. Le numéro un mondial de l'édition ne s'éternisa pas longuement sur cette figure historique de l'industrie du jeu vidéo (17 années d'existence). Sa liquidation fut prononcée en un temps record, aucun acheteur potentiel ne s'est manifesté après trois mois de consultation tous azimuts. Dans un hommage poignant, le studio a mis en ligne une vidéo relatant son historique imagé : << nous sommes très fiers de ce qui a été accompli >> déclarait étranglé par l'émotion, Gareth Wilson, ex-design manager au sein de Bizarre Creations, au magazine en ligne Eurogamer. Fin de parcours.