"Les dinosaures peuvent-ils sauver Acclaim ?" La question posée par la presse économique anglo-saxonne était légitime. Un avant la présentation en catimini de Turok Dinosaur Hunter lors de l'E3 1997, l'éditeur nord-américain était dans l'oeil du cyclone. Son action avait été massacrée par les milieux financiers (moins 76% !). Ils sanctionnaient à juste titre une stratégie éditoriale hasardeuse et coûteuse sur PlayStation. Derrière le vernis des licences sportives et cinématographiques chèrement acquises, Acclaim développait des jeux médiocres généreusement démolis par la presse spécialisée.
 
 
Il lui fallait d'urgence rebondir, à commencer par abandonner cette politique de développement opportuniste. L'arrivée de la Nintendo 64 allait lui donner les moyens de se refaire une santé. Depuis un stand coincé dans une allée désertée du public, une démo tournait sur un cathodique de taille modeste. David Dienstbier était le chef de projet d'un petit studio texan appelé Iguana Entertainement. Ce dernier s'égosillait pour attirer l'attention des badauds arrivés là par hasard. En début de journée, ils n'étaient que quelques uns. En fin de journée, c'était une foule où chacun jouait des coudes pour apercevoir un petit bout d'écran du téléviseur crachant les visuels enchanteurs de Turok Dinosaur Hunter.
 
Dienstbier avait de sacrés arguments pour capter l'attention des joueurs : "j'ai sorti une arme à projection nucléaire pour abattre une demi-douzaine de palmiers [...] ce genre de gros calibre est familier des joueurs, mais ils n'avaient jamais vu ce genre d'effet" s'enflamme le chef de projet dans les colonnes du mensuel Edge. Les dirigeants d'Acclaim, intrigués par ce mouvement de foule, se pressent sur le stand d'Iguana : "tous les grands ponts étaient présents", se souvient Dave Dienstbier. Acculés à la faillite, ils voient dans ce soudain engouement une sortie de crise : "Turok c'est de l'argent... Dave, mon garçon ! Voici en cadeau un Havane".
 
Au sortir de l'E3, la presse spécialisée réserve une large couverture à Turok. Les journalistes sont emballés par le charme visuel et le gameplay semi-ouvert du jeu d'Iguana. Les joueurs lui réserveront un accueil à la hauteur de ses promesses ludiques. 1,4 million d'exemplaires s'arrachèrent des mains des vendeurs et gonflera les caisses désespérément vides d'Acclaim à hauteur de 60 millions de dollars. Les investisseurs saluent par une hausse exceptionnelle de l'action de l'éditeur ces bonnes nouvelles qui dissipent peu à peu les sombres perspectives anticipées par les analystes financiers.
 
 
Le développement de Turok commença en 1996. L'éditeur américain cherchait à se diversifier en faisant l'acquisition de Valiant Comics. Cette société spécialisée dans la bande dessinée était détentrice des droits d'exploitation exclusifs de Turok. Lorsque Nintendo se tourna vers Acclaim afin de réaliser en exclusivité un jeu en vue subjective pour accompagner le lancement de la N64, la licence fraîchement acquise s'imposait d'elle-même. Les dirigeants confièrent le projet au studio interne Iguana qui s'était brillamment distingué en adaptant le hit des salles d'arcade NBA Jam sur toutes les consoles du moment. Pour autant, Turok ne jouissait pas d'un grand intérêt aux yeux des responsables du studio texan. Aussi, fut-il confié à une petite équipe inexpérimentée dirigée par un jeune programmeur, Dave Dienstbier. "Lorsqu'ils m'ont convoqué dans leur bureau, je leur ai lancé cet avertissement 'vous rendez-vous compte que je ne sais même pas où je mets les pieds ?', je viens tout juste de débuter dans ce métier" s'angoissait Dave. Droit dans leurs bottes, les dirigeants d'Acclaim rétorquèrent : "vous êtes un garçon intelligent, vous allez très vite comprendre".
 
L'éditeur nord-américain avait fait bonne fortune pendant l'ère 16bits avec en tête d'affiche le controversé Mortal Kombat. Comme pour beaucoup de ses contemporains, le passage à la 3D avait été insuffisamment préparé. Les équipes de développement manquaient d'expérience professionnelle consécutive d'une gestion défaillante de la montée en compétence des programmeurs. L'expertise de Remington Scott joua pour beaucoup dans l'apprentissage de la 3D : "Acclaim dépensa environ 10 millions de dollars pour la construction d'un studio dédié à la capture de mouvements [...] nous étions alors en plein apprentissage".
 
L'équipe d'Iguana bénéficia copieusement de cette technologie avancée, alors que l'effectif mobilisé pour la réalisation de Turok était réduit à peau de chagrin. De plus, le faible nombre de kits de développement mis à leur disposition (Nintendo avait du mal à assurer leur diffusion) ajouté à un calendrier de production restreint (17 mois seulement) compliqua d'autant leur travail. Cependant, l'apport du studio mocap faisait souffler un vent nouvelle génération à l'animation des personnages grossièrement modélisés en 3D (le contraste avec les combattants digitalisés de MK sur consoles 16bits était frappant). La digitalisation du comportement des dinosaures était rendue possible en trichant un peu : "nous avions fait quelques tests avec de grands oiseaux. L'autruche était trop grande, c'était difficile de la contrôler. Il existait des problèmes dans le marquage de l'animal qui était impossible à amadouer. En conséquence, nous n'avions pas pu récolter beaucoup de données utilisables", glisse Scott.
 
 
En fin de compte, seuls les ennemis humains de Turok bénéficièrent de la mocap : "notre jeu était devenu une référence dans ce domaine, explique Dienstbier. Nous voulions faire événement." Seul Doom trustait en tête des expériences en vue subjective dans l'esprit des joueurs : "mais il était extraordinairement limité et confiné dans des espaces intérieurs rectangulaires. Notre intention était de faire voler en éclat ces restrictions". La puissance de la Nintendo 64 autorisa Iguana à s'offrir quelques délices techniques : "les effets de particules étaient très, très avancés pour l'époque. Nous voulions que les joueurs PC s'écrient 'Bon sang, ça tourne sur une console Nintendo !' ". La violence prononcée de Turok faisait craindre une volée de bois vert de la part du géant japonais "toutefois nos craintes étaient injustifiées [...] ils ont saisi le potentiel de notre titre et ont redoublé d'effort pour nous aider". En effet, les échos favorables du public après une prestation E3 très positive ont résonné jusqu'aux oreilles des responsables du fabricant nippon :  "les kits de développement ont commencé à arriver en grand nombre".
 
 
L'éditeur fut sauvé d'une faillite certaine et la franchise connut une carrière commerciale en dent de scie. Son passage sur console PlayStation 2/Xbox avait été calamiteux, poussant Acclaim à fermer définitivement ses portes en 2004. Cette licence fut ensuite rachetée par Disney Interactive qui après un épisode moyennement apprécié ajourna une suite pourtant bien entamée.