On l'accusa (injustement) d'être responsable d'une pénurie de pièces de 100 yens immédiatement après son lancement au Japon. On dit également de lui qu'il a dépassé le seuil d'un milliard de dollars de chiffre d'affaires en 2011. Mais c'est aussi et surtout le titre fondateur d'un genre, le shoot'em up. Tomohiro Nishikado, le créateur de Space Invaders devrait donc être un homme comblé par le succès planétaire de son jeu. Il l'est et profite du haut de ses 69 ans d'une retraite heureuse. À l'occasion d'un entretien accordé au journal en ligne The New Yorker, Nishikado se laisse aller à quelques croustillantes confidences...
 
Et il commence fort en déclarant tout de go : "je suis nul aux jeux vidéo. Je me bats comme un diable pour terminer le premier niveau de Space Invaders". Voilà un secret qu'il a soigneusement évité d'ébruiter depuis ces trente-cinq dernières années. Un comble pour un développeur qui a, selon les propres termes de Shigeru Miyamoto "révolutionné l'industrie du jeu vidéo". Son âge avancé n'est pas en cause, car sans les vives recommandations de ses collègues de travail "mon jeu aurait été beaucoup plus facile", glisse-t-il.
 
Après que Pong ait jeté les bases du divertissement interactif en 1972, Space Invaders s'affranchit six ans plus tard de l'identité de prototype de laboratoire en proposant des avatars emblématiques. Nishikado a su moderniser grâce aux vertus d'une économie de moyens, l'uniformité des graphismes qui avait cour dans l'industrie. Encore aujourd'hui, ses représentations d'aliens restent des icônes à la popularité intacte. Son succès colossal a fait la bonne fortune de beaucoup de sociétés au Japon comme en Occident. Space Invaders a aussi défrayé la chronique dans les pages "faits divers" des tabloïds du monde entier dénonçant une dangereuse addiction. Ainsi dans l'archipel, un jeu garçon âgé d'à peine douze ans s'était présenté muni d'un fusil de chasse à une banque, exigeant des pièces de monnaie pour étancher sa soif d'aliens. Dans le sud de l'Angleterre, la police affirmait que la création de Nishikado était responsable d'une hausse spectaculaire de cambriolages.
 
 
Le créatif n'a pourtant rien du criminel par procuration. À part qu'il maniait l'explosif... pour des expérimentations scientifiques : "j'invitais souvent des amis chez moi pour leur montrer mes travaux en recherche expérimentale. À plus d'une occasion, il y a eu des fuites de chlore gazeux entraînant de nombreuses plaintes de voisins." C'est toutefois l'électronique qui envoutera Nishikado. Après un début de carrière réussit dans une société spécialisée dans l'audio, une rencontre fortuite bascula le destin de ce brillant électronicien. Cet ami d'enfance qu'il avait perdu de vue l'incite à se rapprocher de Taito dans laquelle il travaille. Le créatif se passionne pour les jeux Atari puis décide de se lancer à son tour. Breakout (Atari 2600) représente pour lui une référence qu'il est déterminé à dépasser : "je sentais au fond de moi que je pouvais améliorer le concept en assignant des objectifs plus valorisants et de le transformer en jeu de tir".
 
Les premiers prototypes présentaient des avions à abattre, cependant les contraintes technologiques ont orienté le game designer en direction d'autres reproductions graphiques. L'idée d'opposer des adversaires humains étant écartée par ses supérieurs, il surfa sur l'engouement Star Wars : "j'ai décidé de réaliser des cibles martiennes afin de capitaliser sur la popularité du film". L'élaboration du jeu s'étale sur un an : "ce fut le premier titre japonais à utiliser des microprocesseurs" tient-il à souligner. Ses camarades de travail sont conquis par sa création, mais ses supérieurs sont dubitatifs : "lorsque j'ai présenté une préversion au département Vente, l'accueil a été glacial". Ce sentiment de défiance s'était par la suite renforcé "quand nous avions dévoilé le jeu aux opérateurs de salle d'arcade, leurs réactions ont été majoritairement négatives. Très peu de commandes ont été enregistrées."
 
La frilosité des propriétaires des salles s'expliquait par la violente crise que subissait le marché arcade en 1977 aux États-Unis. Space Invaders fut malgré tout testé dans plusieurs enceintes : "les joueurs ont été rapidement séduits. La nouvelle se répandait comme une traînée de poudre". L'emballement était tel que plusieurs salles s'étaient renommées Space Invaders. Nishikado n'a pas profité de la célébrité soudaine de son jeu en raison d'une clause contractuelle lui interdisant d'en réclamer la paternité. C'est dans le plus parfait des anonymats que ce dernier se déplaça dans les salles d'arcade pour prendre le pouls de cette incroyable ferveur : "ce fut un véritable choc de voir tous ces gens assis en face de ma création. Ma plus grosse crainte était qu'un bug critique apparaisse".
 
 
Nishikado fait contre mauvaise fortune bon coeur l'absence de reconnaissance du public. Ses supérieurs hiérarchiques le propulsent à un poste de direction "j'ai été promu chef de section. Je passais la plupart de mon temps à gérer d'autres employés." Bien qu'il fut honoré de cette gratification, celle-ci l'éloigna de son coeur de métier : "je ne pouvais plus me consacrer à la conception de jeux. J'ai regretté d'avoir accepté cette promotion" souffle-t-il. Cette prison dorée a privé Taito de la clairvoyance nécessaire dans la gestion de l'après Space Invaders : "Je voulais créer une nouvelle carte d'arcade, mais on demandait sans cesse à Taito des jeux inédits exploitant la technologie sur laquelle reposait Space Invaders. Nos concurrents nous ont très vite rattrapés".
 
En plus d'être un véritable phénomène de société, ce hit est devenu "au fil des années un formidable levier de croissance qui a bénéficié à l'industrie dans son ensemble, mais aussi une source d'inspiration intarissable pour les jeunes game designers". Il se dit volontiers fier de "son énorme impact" quand bien même "je n'arrive toujours pas à franchir le premier niveau".