D'est en ouest, les condoléances ont été très nombreuses après l'annonce de la disparition d'Hiroshi Yamauchi. La réputation d'homme d'affaires intraitable (pour ne pas dire détestable) a laissé place à celle de "visionnaire", mais très peu d'entre eux pouvaient prétendre faire partie de la garde rapprochée du tout puissant PDG de Nintendo. Il fallait se montrer fin tacticien pour lui arracher une quelconque considération... Henk Rogers est l'une des rares personnes originaires des États-Unis à avoir gagné la confiance de ce roc. Il conte pour l'édition en ligne de Wired, la genèse de cette rare et précieuse amitié.
 
Bien que né en Europe (Pays-Bas), Henk Rogers part vivre en Amérique du Nord dès l'âge de 11 ans. Ce virtuose en programmation s'installe à la fin des années 70 au Japon. Il monte une société d'édition et lance son premier jeu, The Black Onyx, vendu à plus de 150 000 exemplaires. Ce titre jeta les bases du style RPG à partir duquel Dragon Quest puisa énormément de références. Entrepreneur prospère, c'est par le plus heureux des hasards que son destin dans cette industrie encore naissante va s'accélérer : "ma femme m'a montré un article publié dans un magazine japonais, il rapportait que le président de Nintendo jouait au jeu de Go, un jeu de plateau typique de ce pays."
 
En chef d'entreprise avisé, il adressa un fax à Hiroshi Yamauchi "lui précisant que j'étais en mesure de réaliser un jeu de Go à destination de la Famicom". C'est seulement un jour après sa demande aventureuse qu'il reçut une réponse de l'homme fort de Nintendo : "il disait vouloir me rencontrer". L'échange fut bref et direct. Yamauchi annonça tout de go refuser de lui fournir du personnel, ce à quoi Henk objecta : "je n'ai pas besoin de programmeurs, j'ai besoin d'argent". Après s'être rapidement entendu sur le montant de l'investissement (300 000 $, le plus haut de la fourchette), le PDG traversa la pièce pour sceller d'une main ferme cette collaboration si soudaine : "Yamauchi ne tourne jamais autour du pot", glisse-t-il.
 
Après neuf mois de programmation, le jeu est terminé. Henk embellira l'interface "de petits ninjas" afin de divertir le "joueur Nintendo" (merci pour eux !). Amateur de ce jeu d'esprit, Yamauchi testa le titre "ou plutôt son sous-fifre" rectifie lui-même, Henke. Le développeur assista alors à une scène surréaliste. Le subalterne exécuta les ordres de son supérieur avec zèle. Ce grand stratège eu facilement défait la difficulté du programme : "le défi n'est pas assez élevé pour Nintendo" lança d'un ton autoritaire Yamauchi. Avec la promesse de rectifier le challenge, Henk Rogers attendait fébrilement l'autorisation de publier le jeu sur la console vedette du fabricant. Là encore, l'arrangement se fit oralement, une fois la question du reversement de royalties fixée : "vous toucherez 100 yens pour chaque copie vendue".
 
 
Par la suite, les deux hommes se rencontrèrent souvent. Les réunions d'affaires se succédaient aux rendez-vous informels pendant lesquels ils jouaient ensemble : "juste lui et moi" précise-t-il. Henk se vante d'avoir entretenu des relations privilégiées avec le luciférien Yamauchi : "je l'aimais. Il m'aimait bien. Nous étions amis". Un attachement mutuel aux antipodes des contacts distants qu'Henk cultivait avec l'état-major "j'étais traité comme un simple partenaire étranger". Cette dévotion qu'il voue à cette fascinante personnalité, Henk Rogers l'exprima lors des négociations délicates qu'il mena pour le compte de Nintendo lorsqu'il s'agissait d'obtenir des Russes les droits d'exploitation exclusifs du jeu Tetris au nez et à la barbe d'Atari Tengen. Une victoire qui consolida l'affinité réciproque déjà vive entre les deux personnages.
 
Elle ne fut pas la seule. Au milieu des années 80, le responsable d'Epyx, éditeur touche-à-tout et fabricant à ses heures, appelle au téléphone Henk : "il était sur le point de vendre le prototype d'une console portable couleur à Sega, mais s'interrogeait sur l'opportunité de le présenter au préalable à Nintendo". Après trois nuits d'insomnie et plusieurs coups de téléphone plus tard, le développeur organise une rencontre entre le géant japonais, sa filiale américaine et Epyx. Il est d'usage de soumettre à son interlocuteur une déclaration de confidentialité afin d'éviter fuite et emprunt, surtout au plus haut niveau. L'orgueil mal placé de Yamauchi lui commanda de snober cette obligation qui lui était faite. Malgré l'incompréhension des responsables d'Epyx, ces derniers cédèrent à l'arbitraire du PDG. Au terme d'un briefing d'une trentaine de minutes, Horishi Yamauchi se prononça : "Non".
 
En dépit de l'insistance d'Henk, de la promesse de remédier aux principaux points d'achoppement (prix, batterie), le PDG resta droit dans ses bottes : "à partir du moment où Yamauchi dit non, c'est non". La technologie fut finalement vendue à Atari pour devenir la Lynx. Le développeur connu de tous pour ses accointances avec l'irascible Yamauchi fut dépêché par les dirigeants de Sony, sonnés d'avoir été écartés de la course à l'équipement de la SNES d'un périphérique CD-ROM : "entre deux parties de Go, je lui ai demandé pourquoi avoir fermé la porte à Sony. Il me répondit que la perspective de produire et vendre des jeux sans l'aval de Nintendo était irrecevable." Henk transmit le message à Sony : "je leur aie dit qu'il ne reviendra jamais sur sa décision".
 
Le développeur n'était pas surpris de l'entêtement du dirigeant, de son profil impitoyable en affaire comme en amitié : "j'ai réalisé que s'il était mon ami, il ne m'a jamais rien offert. Je devais lui prendre et ce faisant gagner son respect." Ces dix dernières années, le PDG s'est isolé du monde extérieur. Sa santé chancelante lui interdit tout déplacement extérieur tandis qu'Henk a cessé d'être éditeur lié à Nintendo. Les deux hommes se perdent de vue : "j'aurais voulu le voir une dernière fois. Il était mon mentor bien que je savais que je ne pourrais atteindre sa stature."
 
Au revoir M. Yamauchi. Tu seras éternellement mon ami.