C'était fin mars 1994. Comme chaque mois, j'attendais fiévreusement la sortie en kiosque du nouveau numéro de Joypad. Après le fantastique compte rendu du salon du CES de Las Vegas de février qui me gava jusqu'à la lie en infos next gen, et la non moins sensationnelle Une de couverture consacrée à la Jaguar, j'osais espérer que la rédaction allait rester sur cette incroyable dynamique.
 
Pensez donc, nous vivions une folle période de transition technologique dans laquelle les constructeurs chaussaient leurs bottes de sept lieux pour nous offrir sur un plateau d'argent un futur immédiat. Les 32 bits pointent le bout du nez ? Des bondissants monstres de puissance - supposés 64 bits - les rendaient déjà obsolètes sur le papier. Ce contexte de folie qui succédait à deux décennies ronflantes sur le plan technique était inévitablement source d'erreurs et de confusions savamment entretenues par les déclarations évasives des branches marketing des fabricants. La 3D et son cortège d'innovations exigeaient des rédacteurs professionnels la maîtrise d'un vocabulaire technique inédit. Toute approche comparative censée entre machines nouvelle génération était faussée, le désordre était roi. Ainsi, il n'était pas rare de lire qu'une Jaguar était quatre fois plus puissantes qu'une SNES/MD avant de tomber sur une déraisonnable rectification le mois suivant : "non, c'est 100 fois !" (Trazom, j'exige la vérité !).
 
Moi, je n'avais d'yeux que pour Nintendo. Retrouver les joyaux de la SNES dans des suites sublimées par une console 64bits outillée par Silicon Graphics, s'il vous plaît. L'association de deux signatures ne pouvait que produire un standard dominant, comme l'ont été les deux précédents formats du fabricant. Et dire que les analystes parlaient déjà en 1995 d'une bataille de géants où seuls Sony et Nintendo triompheraient tandis que Sega, 3DO, Atari déposeraient les armes avant la fin de la décennie 90. Patcher, tu aurais tant à apprendre...
 
 
La troisième visite matinale du bureau-tabac de mon quartier fut la bonne. Je tenais enfin le numéro d'avril entre mes mains. La lecture s'accompagna de l'inévitable bol de chocolat et des savoureux croissants fraîchement sortis des fours du boulanger du coin. Peu importe si les tâches de lait chocolaté constellaient les pages de papier brillant de Joypad, il m'arrivait souvent de les racheter en double. La passion n'avait pas de prix. Après un rapide scan de la couverture, je fonçais sur l'édito. L'auteur s'excusa presque du volume d'infos bien en deçà d'un mois de décembre surchargé en jeux. Il est vrai que la saisonnalité des ventes était beaucoup plus marquée qu'aujourd'hui. Après la fanfare des mois de novembre/décembre, il fallait supporter bon an mal an, le désert ludique des premiers mois de la nouvelle année. Dans cette édition, la rédaction compensait le relâchement des éditeurs par des dossiers à vertu pédagogique (les 32/64bits explicitées, Vortex de la SNES décortiqué), mais aussi un dossier-bilan des salons arcade qui avaient entamé bien avant les consoles de salon leur mue technologique.
 
Je croyais tout savoir, avoir tout lu des projets des constructeurs. La relève était au coin de la rue, les acteurs bien identifiés. Sauf qu'en fin d'éditorial, traîtreusement glissée entre l'annonce de la Super Game Boy et de Virtua Racing sur MD, une info de premier ordre allait de nouveau provoquer une violente surcharge d'adrénaline : "... la venue de cette étrange Entreprise de Sharp...". Pas de répit dans le petit monde du jeu vidéo qui connaissait une poussée de croissance exceptionnelle, faisant taire les détracteurs de tous poils fustigeant "un loisir infantilisant". Je ne me souviens plus si c'était par deux ou par trois que je tournais fiévreusement les pages pour connaître ce nouvel acteur de poids issu comme Sony de l'électronique grand public. En tout cas, j'avais fait de nombreux allers et retours pour tomber enfin sur cette fameuse page.
 
 
C'était presque irréel. Un croquis de la console, les promesses technologiques en encadrés et des photos de jeux hypothétiques de Namco, Konami. L'organisation des infos faisait écho au sérieux des multiples dossiers sur les consoles de prochaine génération que je dévorais sans cesse. Et le coup de grâce : "un processeur 128bits ultrapuissant". À la surenchère de 3DO, Atari et Nintendo répondait par un multiple de deux le groupe Sharp. "Jusqu'où s'arrêteront-ils ?" me lançais-je à moi-même... Conditionnés, nous l'étions tous par des mois et des mois d'accroches éditoriales toutes plus affolantes les unes que les autres. Ce canular avait donc toutes les chances de passer comme une lettre à la poste. L'article - non signé - avait astucieusement repris tous les éléments (extension réalité virtuelle) et péripéties industrielles (alliance avortée Nintendo/Sony...) pour épaissir la véracité de son fallacieux propos.
 
Les discussions avaient été houleuses au lycée. L'info nous avait partagés entre sceptiques (c'est un probable poisson d'avril !) et enthousiastes dont je faisais partie. Pour me laisser convaincre, j'avais même étalé sur mon lit les numéros précédents de Joypad pour y déceler une continuité éditoriale cohérente avec cette soudaine révélation. Quels mondes merveilleux allaient pouvoir nous offrir cette console Entreprise damant le pion à ses compétiteurs ?
 
Nouveau rituel. Attendre plus d'une vingtaine de jours le prochain numéro afin d'en apprendre davantage sur cette nouvelle console. Mai et ses jours fériés approchent. Mais coup de théâtre ! Je n'attendais pas d'arriver à la maison pour le feuilleter amoureusement. Rien, pas une image, pas un gros titre en couverture ne mentionnaient l'Entreprise ! Que s'était-il donc passé ? Bouclage ? Abandon du projet ? J'avais beau chercher dans le mag, rien. Un rapide coup de fil au voisin qui me file le tuyau : "regarde à la rubrique courrier"...
 
 
Je ne vous détaillerai pas la suite, j'en suis pas très fière...
 
(crédit images : abandonware-magazines)