Depuis plus de trente ans, de son premier titre, Donkey Kong (1981) à son dernier jeu Wii U (Pikmin 3), Shigeru Miyamoto (qui fête ses 60 ans) est resté fidèle à une même idée du jeu vidéo. Celui d'un média qui se construit par des décisions qui sans cessent le rapporte à la vie, d'un art voué à une certaine rigueur initiatique de la découverte et de l'expérimentation interactive.
 
Passé fabriqué de toute pièce ou simple exagération procédé par le puissant cabinet marketing de Nintendo, le jeune Shigeru Miyamoto développe un sens aigu de l'observation et un goût du secret pendant ses nombreuses escapades dans la campagne du Kensai, sa province natale. Ce milieu florale dense et sauvage, presque hostile, suscite sa curiosité et le pousse à chercher, explorer des chemins escarpés, grottes enfouies. Cet environnement riche en surprises façonnera définitivement son profil créatif davantage stimulé par ses propres constructions imaginaires que par le leurre des images cinématographiques. La majorité de ses titres présente des mondes qui refusent de se laisser saisir dès les premiers instants de découverte de leurs univers. Ainsi, dans les différents épisodes de Zelda, il n'est pas rare que le joueur fasse l'acquisition de la carte des lieux qu'après en avoir exploré une bonne partie.
 
 
Privilégiant l'action à la contemplation, la différenciation par l'innovation, il cherche constamment à pousser le jeu vidéo hors de son enclos. Au début des années 80, l'industrie de l'arcade entre en phase de récession. Ce secteur était dominé par des représentations virtuelles récurrentes et limitées (alien, vaisseaux...) et Nintendo avait besoin d'un hit pour se relancer sur ce marché autrefois florissant. Après une collaboration infructueuse avec Gunpei Yokoi, Miyamoto décida de mettre en avant sa propose vision du média. En présentant Donkey Kong à son état-major, il innove en créant le premier jeu de plate-forme qui plus est, introduit le concept des personnages dans le jeu vidéo jusqu'alors dominés par des avatars impersonnels. Si bien que le jeu vidéo s'inspire pour la première fois des bandes dessinées pour se forger une identité plus forte, plus chaleureuse.
 
A travers ses personnages, Miyamoto s'exprime autant qu'eux. Surgissant d'un coup, bondissant aux quatre coins de l'écran, les héros virtuels possèdent une extériorité étrangère à la bande dessinée. La consistance des avatars ne vient pas de l'histoire, de la finesse du trait de crayon, des cadrages précis - image par image - des planches de bande-dessinée mais de l'interactivité du média. Le tracé grossier de leur mise en image, fait de pixels aux contours sommaires (Mario comme d'autres personnages ont fait l'objet de maintes retouches et ruses esthétiques dues aux limitations technologiques de l'époque), offre une place à une matérialité inédite et inventive propre au média. Miyamoto, avec une certaine science de l'illusion, offre au joueur la sensation de maîtriser le destin du personnage qu'il contrôle dans un espace dynamique et palpable.
 
 
La lecture et la compréhension du dispositif mis en place par Miyamoto à chacun de ses jeux est difficilement réinscriptible dans les mains d'autres créatifs : "Souvent nos concurrents se contentent d'imiter en surface nos jeux, et ils finissent par obtenir des programmes mal équilibrés et peu intéressants. En fait, ils n'ont jamais compris ce que nous avons fait exactement et pourquoi nous l'avons fait" entonne le créatif. Cette difficile retranscription du talent de Miyamoto resterait ainsi un mystère pour ses disciples. Alors que d'autres cherchent à créer des icônes éphémères répondant à des impératifs marketing et technologiques, ce sont les mêmes costumes, les accessoires et habilités d'époque des personnages joués depuis plus de 30 ans qui rythment les productions de Miyamoto. C'est la singularité de ses jeux qui s'inscrit dans un mode de pensée symbolique, plutôt que de tradition hollywoodienne éphémère, qui fait que son catalogue traverse le temps avec autant d'aisance et d'inaltérabilité.
 
L'avènement de la 3D ayant révélé de faibles opportunités, c'est avec la Wii U et sa manette polyvalente que Miyamoto s'autorisera désormais davantage de souplesse dans la composition de ses jeux sans renoncer pour autant à la même interrogation essentielle sur son rapport au monde comme construction de ses jeux et de la position du joueur à l'intérieur de ce dernier. Si auparavant le joueur et l'univers virtuel étaient condamnés au face à face, avec la Wii U Miyamoto créera de nouveaux arbitrages de conception pour décider des futures potentialités interactives du joueur.
 
 
En dépit des innombrables décorations reçues de ses pairs, le mythe est resté modeste. Sa générosité se devine dans l'excès d'inventivité qu'il insuffle à ses jeux. Il incarne un métier. A sa manière, il l'a inventé et valorisé. Il est l'homme des concepts, a grand besoin de liberté de travail, n'agit jamais sous un pesant protocole hiérarchique. Figure emblématique du secteur, il n'est pas devenu victime de son statut. Ses inoubliables prestations à l'E3 nous rappelle qu'il est resté un grand enfant. Une autre manière de se vouer aux joueurs...